L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 4/Chapitre 4

CHAPITRE IV

LES TRAITS COMMUNS
À TOUTES LES CARICATURES


Et d’ailleurs, qui ne la désire pas, s’il fallait en croire toutes ces images, — alliées, allemandes ou neutres ; — qui ne l’a pas toujours désirée ? Quel est le peuple qui se vante ou seulement avoue avoir rêvé d’agression, de domination ou d’hégémonie ? Aucun. Vainement chercherait-on, parmi tous ces dessins et ces légendes, l’éloge ou seulement l’apologie de la guerre de conquête : on ne la trouverait pas. Toutes exaltent les mêmes vertus : la liberté des peuples, la fidélité à la parole donnée, la fraternité ; toutes flétrissent ceux qui, selon leurs auteurs, y ont manqué. Il n’y a pas, sur les principes, de divergence : tel est le premier point à noter. Que les chefs actuels de l’Allemagne tiennent pour nulle leur signature au bas d’un traité lorsqu’il les gêne, et pour moins encore le droit à la vie des petites nations, c’est ce qui est discernable dans leurs écrits et manifeste dans leurs actes. Que le peuple allemand soit entré, tout entier, dans cette voie avec une discipline impeccable, c’est ce que les faits ont surabondamment démontré. Mais il est curieux d’observer que, dans leurs images populaires, ils continuent à faire appel à des sentiments tout différents, à ceux qui ont cours chez les Alliés : la justice, l’humanité, la franchise, la liberté. Une image assez récente du Simplicissimus est significative à cet égard : elle figure Neptune galopant sur son cheval marin, lequel a des pattes de canard, le trident en bandoulière. Ce vieux Dieu aquatique accueille avec des transports de joie une sorte de Naïade, et cette Naïade élève au ciel ses deux bras chargés de chaînes brisées… Cela s’appelle la Libération du Danube et on lit : « Ainsi, ma petite fille, la liberté des fleuves sera suivie bientôt, nous l’espérons, par la liberté des mers… »

Voilà pour la Liberté. Quant à la Vérité, l’Allemand ne la chérit pas, en apparence, moins tendrement. La Jugend nous fait assister à une scène digne de Shakspeare : dans un cimetière « survolé » par une bande de corbeaux, un fossoyeur, sinistre, sorte de Caliban habillé aux couleurs de l’Angleterre, est en train de creuser des tombes. Il a, déjà, enterré l’Honnêteté, l’Humanité, et quelques autres vertus sociales ; mais du fond d’une fosse nouvellement ouverte une figure de femme se redresse, auréolée de feu, et lui présente un miroir. Et la légende dit : « L’Anglais voulait aussi enterrer la Vérité, mais elle s’est redressée chaque fois et l’a confondu avec son miroir ».

Que dire de la fidélité aux engagements ? Elle ne tient pas moins de place dans la caricature allemande. Le Kladderadatsch a trouvé, pour l’exalter, une image apocalyptique. Le roi d’Italie, sur son trône, est assailli par les objurgations d’un immonde gnome, qui est John Bull, et d’une sorcière coiffée de couleuvres, vêtue de plumes de coq, qui est la France ; et il va les écouter, lorsque, dans l’ombre, une main gigantesque et lumineuse paraît, et cette main ouvre trois doigts de feu, formidable rappel d’une trinité sainte, et la France s’écrie : « Viens avec nous. » Le mot « loyauté » est une pure invention des barbares allemands. » On ne croirait pas possible, après tant de « chiffons de papier » déchirés, la prétention que cette image suggère et encore moins celle qu’affiche plus récemment le Simplicissimus, en figurant le voyage du cardinal Mercier. Celui-ci est représenté causant avec des catholiques et leur disant : « Les Allemands m’ont donné un sauf-conduit, et comme je sais qu’ils tiennent toujours leur parole, je peux les calomnier avec assurance ». Qu’ils tiennent toujours leur parole ! est une telle trouvaille, qu’on se demande à qui les ironistes de Munich en veulent parfois…

Enfin, l’humanité est pareillement invoquée, contre toute attente, par l’humoriste allemand. Le Simplicissimus montre toute une famille anglaise, femmes et enfants, rassemblée autour d’une table couverte de cartouches, en train de confectionner des balles dum-dum. Cela s’appelle : « L’aide aux soldats anglais en Angleterre ». Pour lui, la barbarie est de l’autre côté de la Manche.

En regard de toutes les hypocrisies et de toutes les lâchetés qu’il attribue à ses adversaires, l’imagier teuton dresse la figure idéale de l’Allemagne : une Allemagne unie, forte, disciplinée, mais pacifique, uniquement appliquée à se défendre, un roc compact et formidable que tous les flots du monde, déchaînés, viennent battre, sans l’entamer. L’écume de ces flots prend vaguement, sous la lune, une ressemblance avec des formes fantastiques de John Bull, de Marianne et d’un moujik. Le bloc, lui, ressemble à la Tour de Bismarck, blasonnée aux armes des villes de l’Empire. « Il nous a construit une forte demeure, un asile sûr en Dieu, contre toutes les tempêtes ». Ainsi, l’idée du peuple allemand, réduit par la conjuration de ses ennemis à défendre sa propre existence, est sensible dans beaucoup de ces images : l’idée de ce même peuple entreprenant la conquête du globe ne l’est nulle part.

Est-ce pour les Neutres que l’humoriste allemand donne cette note extraordinaire ? Est-ce pour la masse de son peuple ? Est-ce, là, un sentiment tout personnel ? En tout cas, dans ces myriades d’images destinées au grand public, rien n’a passé des idées de Bernhardi et de Treitschke sur les beautés de la guerre de conquête, ou sur la légitimité de la terreur. Elles procèdent toutes de ce postulat que l’Allemagne ne fait que se défendre contre une coalition formidable d’envieux voisins. Que ce soit par un hypocrite accord entre les auteurs et leurs lecteurs, ou que le public allemand soit encore abusé par la plus gigantesque mystification et la plus fatale dont l’Histoire nous offre l’exemple, les humoristes d’outre-Rhin ne cessent d’invoquer les mêmes principes que les autres. C’est pour les mêmes idées qu’ils prétendent faire la guerre et y avoir été contraints par les mêmes nécessités.

Pour la terminer, ils comptent également sur la même chose : les dissensions intestines. C’est le second caractère commun aux caricatures. Tout le monde est aux écoutes pour surprendre, chez l’ennemi, les premiers travaux d’approche de la Révolution. Anglais et Français l’attendent du socialisme allemand : les Austro-Allemands, des révolutionnaires russes[1] et de l’esprit de fronde qui soufflait, d’habitude, en France. Ils l’attendent aussi non pas du peuple anglais, — ils sont trop au fait pour l’espérer de cette nation librement disciplinée qu’est la Grande-Bretagne, — mais du moins de ses colonies, de l’Inde, de l’Égypte, du Cap. Ils l’attendent, enfin, de la Tripolitaine contre l’Italie. Jusqu’ici, les postes d’écoute en sont pour leurs frais. Si fine que soit leur ouïe, nul bruit de sape ne vient la frapper. La guerre, qui devait, selon les sociologues, dissocier les nationalités arbitrairement réunies, les a resserrées, au contraire, et les plus artificielles tiennent comme les autres. Mais, quels que soient les faits, le sentiment demeure, et l’image satirique montre, par tous les pays, la foi profonde ou l’espoir qu’on a dans la Révolution chez le voisin.

Un troisième point, sur lequel il semble bien que tous les humoristes soient d’accord, c’est l’énorme fardeau financier de la guerre. « Tout cela finira par deux emprunts ! » disait déjà M. Forain, lors de la première guerre gréco-turque, en figurant des veuves désolées sur des ruines. Par combien d’emprunts l’actuelle tragédie va-t-elle finir ? Par une telle quantité, estime la San Francisco Chronicle, que l’Europe entière est submergée et se noie. Quelle sera « la place de la nation allemande au soleil ? » se demande la Kansas City Post. Et elle répond en montrant le Michel allemand suant à grosses gouttes sous le fardeau énorme de la Dette de guerre, intérêts et pensions, un sac si gros qu’il le couvre entièrement de son ombre. Le même Michel se serre furieusement le ventre, d’après Braakensiek, dans l’Amsterdammer, à mesure que les impôts vont croissant. « La Paix, vite, ou nous sommes ruinés ! » crie, par la fenêtre, le banquier allemand, dans le Star, de Montréal. Et l’Inquirer, de Philadelphie, prévoit comment finira le globe terrestre : il le représente envahi, peu à peu, par une calotte de glace, qui détruit toute vie sur la surface, et cette glace s’appelle : la Dette de guerre. Cette universelle ruine des pays combattants, profitera-t-elle du moins aux neutres ? Ce n’est pas l’avis du Social Democrat, de Copenhague. Il figure, en effet, la Suède sous les traits d’un homme qui n’a plus que la peau sur les os, assis sur son rivage et mourant de faim. À la vérité, il est entouré de richesses, de sacs et de lingots d’or ; mais ce nouveau Midas meurt de faim, tout de même, s’usant les dents à cette indigeste nourriture. La morale de cette caricature est que gagner de l’or, ce n’est pas produire des aliments, ni des objets utiles à la vie, et que ces objets qui n’auront pas été produits, pendant des années, par les millions de bras occupés à tuer ou à fabriquer des obus, manqueront à tout le monde. Ainsi, l’image, en tout pays, mais surtout chez les Neutres, s’accorde à déplorer les suites de la guerre, comme elle déplore son principe et ses moyens.

Cette communauté qu’on observe dans les sentiments, vrais ou feints, des divers peuples, se retrouve dans les moyens employés par les artistes pour les exprimer. Et, d’abord, il est bon de l’observer, ces moyens sont exactement les mêmes qu’autrefois. Il serait intéressant de noter les formes et les idées nouvelles que la nouveauté prodigieuse des événements apporta jusqu’ici dans les arts du dessin et notamment dans la caricature. Et nous les noterions, en effet, s’il y en avait. Mais il n’y en a pas. La guerre va tout renouveler en nous et autour de nous, dit-on : il est douteux qu’elle renouvelle la vision de l’artiste. L’artiste est comme l’oiseau qui vole au-dessus des ruines, pépie, fait entendre ses trilles et ses roulades dans les courts silences du canon : ce sont les coups d’aile et les chansons appris aux jours de paix.

A priori, rien ne peut faire supposer que l’art va être transformé par la guerre. L’histoire n’offre pas d’exemple de ces subites transformations. Sans doute, la tragique raideur des héros de David s’apparente bien aux principes et aux gestes de la Révolution ; mais les héros de David n’ont pas suivi la Révolution : ils l’ont précédée. Ils sont tout entiers contenus, et à leur paroxysme, dans les Horaces, qui ont paru au Salon de 1785. Sans doute encore, Watteau et l’Embarquement pour Cythère nous semblent bien refléter l’idéal galant et la société de Mme de Pompadour ; mais c’est bien plutôt cette société qui a reflété l’Embarquement, comme en un « tableau vivant », car Watteau est mort l’année où est née Mme de Pompadour : il a peint surtout au plus sombre et au plus austère du règne de Louis XIV. Enfin, si le goût du Moyen âge sentimental et le style « troubadour » paraissent une suite assez logique aux événements de la Restauration, il ne faut pas oublier qu’ils étaient déjà en honneur, sous le Consulat, dans le salon d’Hortense de Beauharnais.

Si l’on remonte plus haut dans l’Histoire, on ne voit point que, dans les arts plastiques, une esthétique nouvelle ait jamais suivi une transformation sociale, dans des conditions telles qu’on puisse y voir un rapport de cause à effet, ou bien elle l’a suivie de si loin que, pratiquement, l’effet n’a pu toucher les contemporains. Le christianisme a bien fait surgir un art nouveau, mais après combien de siècles ! Presque toujours, les formes d’art et de vie esthétique répandues après une grande commotion sociale préexistaient à cette commotion. Elle les a parfois fait adopter : elle ne les a pas fait naître.

En fait, rien n’est venu renouveler l’art depuis la guerre, — pas même celui de la caricature ! Aucune forme inédite n’a, jusqu’ici, enrichi la raillerie, ni magnifié l’indignation. C’est dans des moules anciens qu’on a coulé toutes les idées nouvelles, moules qui datent de cent ans parfois, et parfois de bien davantage. Ainsi, le Napoléon de la Mucha, de Varsovie, examine, à la loupe, un lilliputien Guillaume II qu’il tient dans le creux de sa main, mais, ce faisant, il répète exactement le geste, inventé par Gillray pour son George III, considérant, avec la plus extrême curiosité, les rodomontades d’un minuscule Bonaparte. La seule différence est qu’il tient une loupe au lieu d’une lorgnette. L’idée de montrer les belligérants autour d’une table de jeu, qui est continuellement reprise de nos jours, date, nous l’avons vu, de 1499. Celle de symboliser les nations par des animaux : l’ours russe, l’aigle allemand, le kangourou australien, le lion britannique, le dindon turc, est vieille comme le monde, puisque les vignettes du fameux papyrus de Turin : le lion pinçant de la cythare, le marsouin soufflant dans une flûte, le crocodile portant un théorbe, l’âne jouant de la harpe, passent pour figurer l’Éthiopie, l’Égypte et d’autres pays soumis à Ramsès. Le coq, qui joue un si grand rôle aujourd’hui chez Hansi et les autres, figure déjà la France, vers 1707, dans une caricature où l’on voit la reine Anne qui lui rogne les ailes.

Les formules d’exécration, non plus, ne sont guère nouvelles : il en est peu d’employées contre Guillaume II, qui n’aient déjà servi contre Napoléon. Les artistes ne se sont pas même mis en frais de nouveaux traits pour ridiculiser la soldatesque ennemie. Les Anglais et les Français n’ont eu qu’à feuilleter la collection du Simplicissimus, pour trouver les types les plus grotesques et les plus réjouissants de « Boches », depuis le général ventripotent et circonspect jusqu’au lymphatique étudiant fourvoyé à la caserne, et depuis le lieutenant aristocrate et penseur jusqu’à la sombre brute. Les Allemands, Bruno Paul et Thony, les avaient tous étudiés et rassemblés depuis longtemps dans leur petit album Der Soldat. De même, les Allemands n’ont pas pris la peine d’inventer un type nouveau d’officier anglais : ils ont tout bonnement pris celui de Caran d’Ache et, par exemple, le général du Simplicissimus, qui donne commission à la Mort d’aller visiter les cours de Sofia et d’Athènes, paru à la fin de 1915, sort tout droit du Rire, du 17 novembre 1900. Pareillement, les innombrables Sphinx, qui s’ébattent dans les feuilles de Berlin, sont la lignée d’une figure de Caran d’Ache, parue dans le Figaro du 12 février 1900 et intitulée : le Sphinx bouge… C’est en temps de guerre, surtout, qu’on prend son bien où on le trouve.

Ce goût du pastiche a conduit les artistes à user d’un procédé comique, déjà connu, mais peu employé jusqu’ici : l’adaptation de quelque œuvre d’art célèbre à des idées nouvelles. Nous avons vu la Parabole des aveugles, de Breughel, exploitée par le Simplicissimus pour railler les chefs d’État alliés conduits à l’abîme par sir Edward Grey, et la Harpie de Hans Thoma, détournée de son sens primitif pour incarner le même Edward Grey. Pareillement, un tableau célèbre de Bœcklin, les Sirènes, a servi à la Muskete, de Vienne, pour symboliser la Russie, la France et l’Angleterre tâchant d’attirer les navigateurs neutres de leur côté. Bœcklin a, d’ailleurs, donné tous les modèles des Neptunes britanniques ridiculisés par l’humour allemand. Un symbole fameux de Sascha Schneider, la Fatalité qui guette l’homme nu et désarmé, a été imité par la même Muskete, pour figurer le blocus guettant John Bull sur son île, et par le Kladderadatsch, pour montrer Hindenburg, guettant le grand-duc Nicolas. Le Punch, de Melbourne, a eu recours au groupe fameux de Frémiet, Gorille enlevant une femme, pour stigmatiser l’attitude de l’Allemagne envers la civilisation. Et, chose inattendue, les Lustige Blaetter ont réquisitionné le même gorille pour lui faire soutenir la thèse contraire : elles l’ont coiffé d’un béret écossais, par quoi elles donnent à entendre que c’est l’Angleterre, et que la femme désespérée que ce monstre enlève, c’est la Grèce ! David Wilson, dans le Graphic, a repris un dessin célèbre de Joseph Sattler, la Mort des livres. Mais, à la place du squelette qui passait sur les vieux missels, avec des échasses, en y laissant ses traces, on voit le Kaiser, qui souille les précieux vélins, et sur ces vélins on lit : « Histoire de la Civilisation… La Belgique… »

Enfin, Albert Durer lui-même a été requis d’apporter le concours de sa symbolique à l’imagination un peu courte de ses successeurs. Les Lustige Blaetter ont reproduit sa planche fameuse : Le Chevalier, la Mort et le Démon, en l’accommodant aux idées de M. Maximilien Harden. Le chevalier, c’est Bismarck, qui passe grave, impavide, tout en fer, sur ce fameux cheval, ce cheval de profil, au pas, qui est devenu, depuis Dürer, le thème où s’essaient tous les artistes allemands. La Mort est à pied ; elle a revêtu le kilt et coiffé le béret écossais : elle menace, de sa masse d’armes, le chevalier qui n’en a cure. Le même Démon a, pour figurer la Russie, accentué la ressemblance qu’il avait, déjà, chez Dürer, avec un ours, mais un ours de carnaval et il lève sa griffe en vain. Une foule de bêtes rampantes, sifflantes, scorpions, serpents, araignées géantes, crapauds, — ce sont vraisemblablement les Neutres, — embarrassent la route : le chevalier chemine toujours du même pas, sans voir, sans entendre ce vain bruit de quolibets, et son cheval placide ne sent même pas les facéties d’un singe coiffé du képi français, une sorte de Bandar-Log qui gambade et lui tire la queue. À l’arrière-plan, la forêt et la montagne mystérieuses se sont abaissées, et l’on voit, dans la lumière, un ange déployant des inscriptions sacrées. « Bismarck, 1815-1915. Nous craignons Dieu et nul autre. » La España, de Madrid, a fait une adaptation semblable, mais sans modifier, autant, l’idée primitive de Dürer. Chez elle, c’est le Kaiser qui est entré dans l’armure du chevalier et, à travers la forêt, on voit brûler la cathédrale de Reims. Ainsi, pour donner une image saisissante de l’Allemagne contemporaine, il a fallu adapter un dessin vieux de quatre cents ans.

Toutefois, il y a là un signe que la caricature élargit ses moyens d’expression. Ce recours à des formes nobles et à de graves symboles doit retenir notre attention. Certes, l’évolution symboliste de la caricature est un phénomène bien antérieur à la guerre. Elle était nettement perceptible, déjà, chez les maîtres, il y a une vingtaine d’années. Mais la guerre l’a précipitée peut-être et, en tout cas, l’a fait mieux voir. Ce qu’on appelait autrefois, et ce qu’on appelle encore, par habitude et faute d’un mot plus précis, une « caricature », dans l’imagerie politique, n’a souvent rien de la « charge » et ne déforme plus du tout les proportions. Il n’y a pas plus de déformations dans les dessins de Bernard Partridge, du Punch, qui sont qualifiés « caricatures », que dans les planches de l’Illustration, signées de M. Jonas, qui ne le sont pas. Si l’on désigne encore de ce nom les dessins de Raemaekers et de M. Forain, où les figures ne sont point davantage déformées, c’est que ce terme ne désigne plus expressément le grotesque ou la « charge », mais qu’il s’étend à quelque autre chose, dont on n’a pas encore trouvé la définition. Cette autre chose, c’est toute image qui caractérise fortement un état moral ou une attitude politique, sous une forme brève et intelligible à première vue.

Ainsi, le même terme sert aujourd’hui à qualifier trois sortes d’images, tout à fait différentes d’art et d’intention et parfois contradictoires. On appelle « caricatures » les formes exagérées et grotesques, sans légende ni intention morale : c’est la caricature de Léonard de Vinci. On appelle aussi « caricatures » les scènes ironiques par leur intention, sans aucune forme grotesque : c’est la caricature de Gavarni. Mais l’on est encore contraint de donner ce nom, faute d’un autre plus adéquat, à des images où il n’y a plus ni formes grotesques, ni intention ironique, — mais des symboles de gloire, ou des spectacles d’horreur. Quand Raemaekers montre une femme en deuil et ses deux enfants agenouillés dans un coin d’église et récitant : « Notre Père qui êtes aux cieux… », il n’y a pas plus d’ironie dans la pensée que dans la forme. Quand les Lustige Blaetter dressent le lumineux fantôme d’Andréas Hofer parmi les neiges des Alpes, au-dessus d’un chasseur tyrolien et dit : « Confiez-lui votre Tyrol bien-aimé… », l’ironie n’est ni dans la forme, ni dans la pensée. Si M. Forain dessine une paysanne qui guide la charrue, tandis que sa petite gamine tire le cheval en avant et appelle cela : l’Autre Tranchée, où est l’ironie ? Si le Life fait défiler devant le général Joffre les ombres de tous les grands capitaines français qui l’acclament, et si le Punch montre la déesse de la guerre veillant sur le tombeau de lord Roberts, avec ces mots : « Celui-là fut le guerrier heureux. Il fut ce que tout homme sous les armes doit désirer être… » où est, je ne dis pas seulement l’ironie, mais même l’humour ? Dans toutes ces images, qui ont pourtant paru dans des feuilles caricaturales, la pensée est admirative ou douloureuse, la forme est réaliste ou académique. C’est la forme habituelle aux peintres de genre ou de scènes « vécues ». La seule différence, — ce qui distingue nettement l’œuvre du caricaturiste de l’autre, — c’est qu’au lieu de chercher simplement à faire « voir », il vise à faire « penser ».

Voilà pourquoi, en dernière analyse, les mythes les plus anciens, les légendes les moins scientifiques, ont subitement réapparu dans ces petits miroirs de la mentalité contemporaine. C’est, là, un phénomène constant. Tant qu’il s’agit de petits ridicules, d’ambitions médiocres, ou même de crimes mesquins, l’ironie trouve, pour les flétrir, des formules dans l’immédiate réalité. Mais quand les événements dépassent le train ordinaire de la vie, lorsqu’il faut évoquer quelque chose de grand, d’impressionner vivement les âmes, l’artiste est obligé de faire appel aux souvenirs bibliques, aux histoires traditionnelles qui nous arrivent toutes chargées d’images et de rêves, du fond d’un lointain Passé.

Pour figurer le cataclysme mondial nié, jusqu’ici, par la raison humaine, et les forces secrètes et incoercibles qui l’ont déchaîné, il retourne, d’instinct, aux conceptions épouvantées de l’An mil, aux images du xiiie et du xive siècle. Le Prince des Démons, avec ses cornes, ses griffes et ses ailes de chauve-souris, quitte le tympan des vieilles cathédrales, la « pesée des âmes », les chaudières où « damnés sont boullus », et opère une rentrée triomphale aux kiosques des boulevards et dans les bibliothèques de chemins de fer, partout où l’on débite l’ironie vengeresse et le symbole à bon marché. Raemaekers, Edmund Sullivan, Will Dyson, la plupart des caricaturistes américains et allemands l’enrôlent dans leur troupe et en tirent des services éminents. Circé a quitté son rivage antique pour venir, chez Dyson et Sullivan, verser son breuvage maléfique aux « Boches» de 1914. La vieille Mort d’Holbein est rentrée dans le cycle habituel des figures qu’on voit dans les journaux.

Il ne faut pas trop nous en étonner. L’imagination plastique de l’homme est beaucoup moins étendue qu’on ne le croit et surtout moins variée. C’est la Nature qui est variée infiniment. Un seul coup de sonde, au fond de la mer, ramène plus de monstres que n’en ont jamais enfanté, dans les bestiaires, les volucraires ou les cathédrales, tous les cerveaux du xiiie siècle, appliqués à s’évader de la Nature et à découvrir de l’irréel. On vit, dès qu’on touche au symbole, sur les formes du Passé. Et ce sont les êtres surnaturels rêvés par Orcagna, pour le Campo Santo de Pise, qui reviennent, aujourd’hui encore, incarner les Puissances du Mal dans le Life de New York, ou la Ulk de Berlin.

Et aussi les Puissances du Bien. On ne s’expliquerait pas, autrement, la présence du Christ dans ces petits dessins autrefois qualifiés de « caricatures ». Or cette présence est fréquente. Il apparaît chez Raemaekers ; il est visible dans le Bulletin de Sydney, en France, dans les estampes, jusque dans des cartes postales populaires, toutes les fois que la prétention des Allemands d’être le « fléau de Dieu » provoque chez nous un sursaut d’indignation. Le contraste entre l’esprit de l’Évangile et leurs actes est si flagrant, que les peuples le moins habitués à transposer leurs idéals en des symboles bibliques et religieux ont senti le besoin de protester. En entendant les faussaires et les assassins dire : Gott mit uns ! les gens mêmes qui n’avaient nullement l’habitude de faire intervenir l’idée de la divinité dans leurs spéculations théoriques se sont révoltés, leur ont dénié le droit d’invoquer cette idéale figure de la Justice et l’ont revendiquée pour eux-mêmes. D’ailleurs, il n’y a pas, là, contradiction. L’esprit moderne et le Christianisme se rejoignent pour condamner l’un le but, l’autre les moyens du Pangermanisme. Il est donc naturel que la figure de la Civilisation et la figure du Christ apparaissent toutes les deux, trahies et bafouées par ces prétendus civilisés et ces pseudochrétiens, pour les désavouer et pour les maudire.

Seulement, ces deux principes ne sont pas de la même ressource pour l’artiste. Civilisation, Humanité, Charité, Justice : ce sont, là, des termes abstraits, froids, impossibles à figurer en des images, sinon par des allégories féminines, qui voudraient aussi bien dire : Hygiène, Poésie, Assistance Publique, Hiver ou Été. La figure du Christ apparaissant, les résume, les incarne, leur prête la vie, — sa vie, qui fut tout ce qu’on attend d’elles, qui les mit en action et, pour ainsi dire, en tableaux sensibles à tous les yeux. C’est pourquoi sans le vouloir, sans le dire et presque à leur insu, les nouveaux symbolistes l’ont évoquée. Ils ont montré le Christ enfant se détournant à la vue des monstrueux présents des nouveaux rois : l’obus du Kaiser, le 305 de François-Joseph, le cimeterre du Sultan ; ils l’ont figuré sur sa croix, barrant le chemin au militarisme bardé de fer et abattu par lui à coups de hache ; ils l’ont dressé, lumineux fantôme, comme un remords vivant, devant l’Empereur épouvanté.

Il n’est même pas besoin qu’il parle. Sa seule présence est une condamnation. Toute la dialectique des théologiens d’outre-Rhin ne prévaut pas contre la vue des cadavres, des femmes en pleurs, des enfants mourant de faim, des noyés, des ruines. « Vous jugerez l’arbre à ses fruits », dit l’Évangile. L’artiste fait de même : il montre ce qui est arrivé. Les causes échappent à son crayon, mais l’effet est de son domaine et l’effet n’est pas beau, il n’est pas souhaitable, il n’est pas excusable. L’image qu’il en donne, soit qu’il reproduise les réalités, soit qu’il s’élève jusqu’aux symboles, inspire l’horreur de ce qui a pu produire de tels fruits. La caricature, dans son ensemble et par ses maîtres les plus incisifs, s’est déclarée contre la guerre.

Mai 1916.

  1. Il est bon de le rappeler : tandis que la Révolution russe a été d’abord acclamée, en France, comme un événement favorable à l’Entente, elle était attendue et prophétisée en Allemagne, depuis longtemps, comme devant affaiblir la force militaire russe.