Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



II

El Abiod Sidi Cheikh. — Passage de caravanes. — Les oasis sahariennes


De Brézina jusqu’à El Abiod, la distance n’est pas excessive. Nous l’avons parcourue sans nous hâter, en flânant.

Deux haltes obligatoires nous ont arrêtés.

D’abord aux « gour », ces étranges hauteurs qui profilent sur l’horizon leurs arêtes perpendiculaires, plus droites que les murs des habitations dans les ksour, et dont l’origine est encore peu expliquée : sables amassés par les vents, ou témoins d’un niveau des terres autrefois plus élevées.

Au travers des touffes de « senngha » et de « drinn » qui parsemaient la plaine environnante, nous nous sommes laissé tenter par la chasse, si bien que, le 18, nous n’avons pas poussé plus loin.

Pour des raisons analogues, nous ne dépassâmes pas Si el Hadj ed Dine, le lendemain.

C’était autrefois l’emplacement d’une florissante zaouïa de Cheikhiia que l’on avait dressée contre le tombeau d’un successeur de Sidi Cheikh, du nom de Si el Hadj ed Dine. Un village s’était groupé autour. Le général de Sonis le détruisit en 1869, après en avoir chassé Si Kaddour qui s’y était réfugié avec ses partisans.

Il ne subsiste plus à présent que les ruines du ksar, le tombeau toujours vénéré du marabout et, à côté, celui de son fils Si ben ed Dine, dans une immense cuvette dont les sables jaunes s’égayent de la verdure de superbes tamarins.

Le 20, nous atteignions enfin la ville sainte des Cheikhiia, El Abiod, — ce qui veut dire : « La Blanche ».

Sidi Cheikh s’y était fixé, à cause de la réunion de puits où les caravanes s’arrêtaient pour s’approvisionner d’eau avant de prendre la route de l’Erg.

Il y avait élevé une zaouïa où il accueillait les voyageurs et hospitalisait les malades, en même temps qu’il y fondait son ordre religieux des Cheikhiia.

On l’enterra tout auprès des murs du village, non qu’il eût désigné cet endroit pour sa dernière demeure, mais parce que « telle fut la volonté d’Allah ».

Avant de mourir (à Stittenne), il avait demandé à ses fils d’attacher, dès qu’il aurait rendu le dernier soupir, son corps sur une chamelle blanche, la laissant vaguer à sa guise : où elle s’arrêterait une première fois, ils procéderaient aux ablutions rituelles ; la seconde halte marquerait le lieu de sa sépulture.

Ainsi fut fait. Et la chamelle vint jusqu’à El Abiod, après s’être arrêtée une seule fois auparavant. Elle refusa de marcher plus longtemps.

La légende dit que, arrivée très tard dans la nuit, elle avait été déchargée aussitôt de son précieux fardeau et le corps de Sidi Cheikh fut laissé sur le sol, en attendant le retour du jour. À cette même place, le lendemain, une koubba s’élevait toute blanche, une koubba miraculeuse, dressée pendant la nuit pour abriter la dépouille abandonnée.

Ce tombeau devint un but de pèlerinage. La richesse du ksar s’en accrut et sa popularité aussi. Peu à peu, quatre autres ksour se construisirent et deux zaouïas nouvelles.

Pendant l’insurrection de 1881, le général de Négrier rasa le tout, après avoir fait porter les cendres du marabout à Géryville.

Depuis, les deux ou trois villages se sont relevés de leurs ruines ; le tombeau a été réédifié ; on y a replacé les ossements vénérés, vers lesquels, de nouveau, les pèlerins affluent. Puis, on y a construit un fortin, demeure d’un officier des Affaires indigènes, élevé un hôpital tenu par des Pères Blancs, et même — ô dérision ! — créé un poste de douaniers qui passent leur temps à pêcher des barbillons dans l’oued Gouléïta.

21 novembre. — Pan ! pan ! pan ! pan !

Ce n’est, pas encore le jour lorsque déjà des détonations nous font tressauter sur nos lits : le passage va commencer.

« Debout ! » commande M. Naimon.

Et, quelques moments plus tard, placés de façon à dominer entièrement la cuvette au fond de laquelle se dresse la koubba, nous voici prêts à jouir du spectacle.

Si el Hadj ed Dine. (Cliché de M. Letort.)

Sur le plateau qui nous fait face, des chameaux garnissent la crête. Des cavaliers, qui les précèdent, se lancent soudain au galop et dévalent à fond de train ; brusquement, devant le monument sacré, ils s’arrêtent, déchargent leurs fusils, se retournent et attendent.

Cependant la première caravane s’ébranle ; lentement elle descend, formée en demi-cercle, le centre en arrière. Isolés au milieu de ce croissant, marchent les deux chameaux de Ziarra[1]. À cent mètres environ du tombeau, halte générale ; agenouillement, sous les coups de matraque généreusement distribués, des pauvres bêtes destinées à être offertes en présent. Au même instant, nouveau départ des cavaliers, qui, cette fois, galopent sur la caravane elle-même et la pénètrent. À leurs coups de fusil répondent les décharges des chameliers ; à leurs vociférations, les cris des hommes à pied, les you-you aigus des femmes et, dans les tons bas, les lugubres meuglements des chameaux effarés. C’est un tumulte, une mêlée, un désordre indescriptibles, étourdissants.

Le calme enfin repris, marche de tous vers le monument ; remise de la ziarra aux Abid[2] ; défilé, sous les murs de la koubba, de la caravane, dont les hommes se détachent pour pénétrer auprès du tombeau et y appeler, sur leurs biens, la protection de Sidi Cheikh.

De la même façon toutes les tribus se succèdent et sans cesse la « poudre parle ». Seul, varie le nombre des chameaux offerts.

En vue de ce jour, chaque tente a « voué », dès le printemps, un certain nombre d’agneaux au saint d’El Abiod. Le produit de leur vente, faite un peu avant le départ au Gourara, a été réuni, par fraction de tribu, pour l’achat de l’offrande annuelle.

Dans quel but ces caravanes ?

Afin de porter au Gourara, où la destination reste toujours la même pour chaque groupe, des produits divers : laines brutes, laines travaillées, grains, sucre, café, bougie, allumettes, que sais-je encore ? et les échanger contre des dattes et des ouvrages de vannerie en fibres de palmier tressées, autrefois même contre des esclaves nègres amenés du Soudan.

À El Abiod se fait la concentration des Trafis[3] ; à Brézina celle des Oulad Sidi Cheikh Cheraga et des Laghouat du Ksell[4] ; à Moghar se réunissent les Hamyane[5].

Toutes ces tribus suivent, pour traverser le Sahara, le lit des rivières : oued Gharbi pour les premières ; pour les Hamyane, l’oued Namouss. Des puits, creusés à des distances parfois très grandes les uns des autres, leur donnent de l’eau en quantité suffisante. Il se développe également, l’hiver, dans ces directions, une végétation assez abondante pour nourrir les chameaux[6], qui, malgré leur proverbiale sobriété, ne sauraient, pendant les 500 à 600 kilomètres de leur voyage, se passer complètement de boire et de manger.

« Mais, ce Gourara que vous venez de me nommer, qu’est-il donc ? J’en ai entendu, je l’avoue, parler plus d’une fois, sans m’en avoir pu, jusqu’à présent, faire une idée exacte. Où le placez-vous au juste ? Quels pays traverse-t-on pour y aller ?…

— Le versant méridional de la chaîne saharienne se compose d’une succession de pentes, d’aspect très varié.

Vous en avez vu la partie supérieure. Vous vous rappelez ces falaises rocheuses, ces descentes rapides et abruptes coupées de ravins sauvages, de lits de torrents profonds, infranchissables en de certains points ; toute cette nature rude et tourmentée enfin, qui s’étend depuis la ligne de partage des eaux jusqu’à Tadjerouna, Brézina, El Abiod ?

Eh bien, plus bas, ces pentes s’adoucissent, se transforment en une série de plateaux qui s’abaissent insensiblement vers le sud. Tantôt une végétation maigre et rare y est clairsemée ; tantôt ce sont de vastes étendues couvertes de pierres, de galets noirs serrés, que l’on appelle Hamada.

Là, les torrents, les oueds se rapprochent, se rejoignent, se groupent en quelques larges artères au lit de sable. Ce sont, en allant de l’est à l’ouest : l’oued Zergoun, que vous avez longé près de Tadjerouna ; l’oued Seggueur, de Brézina ; l’oued Gharbi, qui prend naissance aux Arbaouat et passe ici même ; l’oued Namouss, lequel, venu de Moghar, coule droit au sud.

Dans ces rivières, à sec une grande partie de l’année, roulent, pendant la saison des pluies, des eaux très abondantes, qui vont se perdre sous les sables, laissant derrière elles, dans les dayas successives, des « ghedirs », qui en gardent une petite partie pendant l’hiver, et parfois même jusqu’à la fin du printemps.

Au sud de ces plateaux pierreux ou dénudés s’étend une bande de sables, de largeur variable, que l’on appelle l’Erg[7]. Sa vue seule impressionne tellement que les Arabes eux-mêmes le surnomment le « Pays de la Peur », le « Pays du Fusil ». Les Européens qui l’ont traversé n’ont su mieux en rendre l’aspect qu’en le comparant à une mer démontée soudainement figée.

Dans l’Erg, les rivières conservent un cours souterrain ; c’est ce qui explique la végétation relativement puissante de leur lit pendant l’hiver, et la facilité, relative aussi, avec laquelle on y atteint la nappe d’eau dans les puits creusés.

D’après les vieilles légendes sahariennes, il n’en aurait pas été toujours ainsi ; les eaux y devaient couler à découvert et rendre le pays très fertile. Sans doute les rivières furent-elles comblées peu à peu par les sables, les cailloux et les alluvions entraînés.

De l’autre côté de ce désert inhabité, de ces sables mouvants, de ces dunes arides, elles se réunissent tout à fait, en se déversant dans la Sebka du Gourara, grande dépression analogue aux chott, à sec en été, recouverte par places, en hiver, d’une légère couche d’eau salée. Sur les bords de ce lac s’échelonnent les oasis du Gourara.

Ainsi, au sortir d’une nature effrayante, épouvantable, on entre sans transition dans une région fertile, où s’élèvent de verdoyantes oasis, où de riants jardins entourent des villages populeux. Mais les eaux souterraines de la Sebka ont pour déversoir commun l’oued Messaoura[8] qui, après avoir contourné l’Erg à l’ouest, vient longer le sud de la région gourarienne.

Avant que ce large fleuve aille se perdre dans le grand Sahara, il fertilise, sur sa rive gauche, au sud du Gourara, un second groupe d’oasis — le Touat.

Enfin, des montagnes du Tadmit, ceinture orientale de la vallée de l’oued Messaoura, d’autres rivières descendent, qui coulent à ciel ouvert et arrosent, à l’est du Touat, le groupe des oasis du Tidikelt.

Dans toutes ces contrées, l’eau se trouve en abondance et très près de la surface du sol. Les indigènes la font circuler à travers les jardins, après l’avoir amenée dans les « seguias » au moyen de puits à bascule qui sont, à vrai dire, des pompes primitives. Ils emploient aussi, surtout dans les oasis en pente, un système d’irrigation plus compliqué, mais fort ingénieux, la foggara. Ils creusent d’abord une série de puits à même hauteur dans la partie la plus élevée, et en relient les fonds par des canaux souterrains. Ils forment ainsi une source factice aboutissant à l’extérieur au moyen d’autres puits, également reliés par des canaux et creusés par séries les uns au-dessous des autres. Canalisées à leur sortie, les eaux se distribuent dans les diverses propriétés, suivant certains usages et certaines règles acceptés par tous.

Les cultures obtenues ainsi ne manquent pas de diversité.

« Indépendamment des palmiers, qui fournissent des dattes d’excellente qualité, et sous la protection de leur ombre, les productions des jardins sont assez variées. Comme arbres fruitiers, on y constate : figuiers, grenadiers, abricotiers, pêchers, pruniers, cognassiers.

« Comme légumes : oignons, navets, choux, fèves, carottes, citrouilles, melons, tomates, aubergines, courges, poivrons.

« Il y pousse aussi une luzerne servant à la nourriture des chèvres, quelques cotonniers et du tabac[9]. »

Le chiffre de palmiers cultivés se montait, il y a quelques années, à plus de sept millions.

Gourara, Touat et Tidikelt comprennent chacun une certaine quantité de districts, formés eux-mêmes d’un nombre variable de ksour.

Le tableau ci-dessous résume, sur la région touatienne, quelques renseignements statistiques que M. Naimon a bien voulu extraire pour moi d’un livre qu’il estime fort, mais que je n’ai pas eu le courage de lire, tellement je l’ai trouvé aride. Il paraît cependant que c’est un des plus importants ouvrages qui aient été publiés sur le Sahara[10], avant la conquête des oasis.

  Nombre de districts. Nombre de ksour. Population Nombre de palmiers cultivés.
Gourara 
12 112 80 000 2 500 000
Touat 
10 156 100 000 3 000 000
Tidikelt 
6 52 23 000 1 500 000
Totaux 
28 320 203 000 7 000 000

La population totale des oasis sahariennes serait donc d’environ deux cent trois mille habitants. Elle se compose d’Arabes, de Zenata (Berbères refoulés par les Arabes), de Harratin (sang mêlé arabe et nègre), enfin de nègres. Les Touareg, surtout les Ahaggar ou Hoggar, en forment la population flottante.

L’élément arabe domine au Tidikelt seulement ; mais il est cependant partout très important.

Ces diverses races étaient autrefois, et sont sans doute encore à présent, groupées en deux partis politiques opposés : les Shamed et les Solliane — quelque chose comme les Guelfes et les Gibelins de notre moyen âge — et dont l’origine remonte à l’invasion arabe hilalienne.

Michel Antar.

(La suite prochainement.)

  1. Ziarra, offrande.
  2. Les Abid (au singulier Abd) sont des serviteurs nègres dont les familles furent instituées gardiennes du tombeau de Sidi Cheikh.
  3. Les Trafis, serviteurs religieux des Oulad Sidi Cheikh Gharaba, descendent des premiers serviteurs amenés par les ancêtres de Sidi Cheikh, lors de leur immigration de la Tunisie dans le Sud oranais.
  4. Les Laghouat du Ksell sont une réunion de tribus qui subissent l’influence des Oulad Sidi Cheikh Cheraga.
  5. Les Hamyane forment la plus importante réunion de tribus du cercle de Méchéria.
  6. Le mot de chameau est impropre, bien qu’adopté par l’usage, le chameau véritable ayant deux bosses ; il s’agit ici, en réalité, du dromadaire, qui n’en a qu’une.
  7. Le mot Erg (au pluriel Areg) veut dire littéralement veine. Les Arabes ont donc comparé les dunes de sables à des veines successives. L’Erg, déjà très large à l’ouest, atteint sa largeur maxima au sud d’El Abiod, et sa largeur minima près d’El Goléa.
  8. L’oued Messaoura, formé près d’Igli par la rencontre de l’oued Zousfana, venu d’Aïn-Sefra, et de l’oued Guir, sorti du Maroc, se nomme aussi oued Saoura, oued Messaoud.
  9. L’Exploration du Gourara, par M. Flamand.
  10. L’Extrême Sud de l’Algérie, par le commandant Deporter. Bien avant lui, le commandant de Colomb avait publié une étude par renseignements, avec une carte des Oasis saharieinnes.