Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903
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I

Brézina. — Marcel Palat.


« … Grâce à une permission de quinze jours que l’on vient de m’accorder, je compte partir de Géryville le 16 novembre pour l’oasis de Brézina, arriver ensuite à El Abiod Sidi Cheikh au moment du passage des caravanes, enfin revenir par Chellala. Que vous dit cette tournée-là, René ?

— Oh ! cher monsieur, vous voudriez bien le moi pour compagnon ?

— Si le commandant y consent ? mais certainement !

— Je cours le lui demander. »

Et mon oncle m’a répondu :

« À M. Naimon je te confie sans la moindre inquiétude ; j’ai en lui la plus entière confiance. »

Ainsi se décida pour moi cette nouvelle excursion. Entre nous, je crois que, tout au fond, mon oncle ne désirait qu’à moitié courir un « bled » qu’il connaissait si bien ; mais il avait songé à moi quand même, et cette histoire de permission a dû être une affaire arrangée entre lui et M. Naimon, pour lequel il a une profonde estime et une véritable affection.

16 novembre. — Départ avec le même convoi que dans la tournée précédente. Notre escorte était simplement augmentée de Tiout et de Leïla, les deux sloughis. Derrière nous, Congo et Gourari chantonnaient dans un ton mineur. Gourari et Congo semblaient, comme nous-mêmes, heureux de partir.

Nous nous dirigeâmes cette fois vers le « col de Ghassoul », une des trois grandes inflexions de la haute muraille formée par le Bou-Berga, l’Oustani et le Ksell.

Après Ghassoul, où nous n’avons fait que passer, nous pénétrons dans un pays à l’aspect de plus en plus tourmenté.

Déjeuner près du Kheneg el Temar[1]. En cet endroit, conte-t-on, une caravane fut obligée d’abandonner tout son chargement de dattes. Le défilé, rendu glissant par la pluie, ne put jamais être franchi par les chameaux : ils s’abattaient, incapables d’avancer sur ces sortes de dalles. Il fallut les décharger, puis attendre, campés dans le bas, que le mauvais temps eût pris fin. Quinze jours plus tard seulement, la caravane put continuer sa route.

Trois oliviers sauvages sont groupés au bas même de la descente. Des murailles de pierres sèches en contournent le pied ; des loques multicolores, des bandes de cotonnades sales en ornent les branches les plus basses. À quoi ces arbres doivent-ils d’avoir été sacrés « marabouts » ? Quel saint homme s’est arrêté autrefois à leur ombre ? Quel auguste personnage a fait la sieste sous leur abri ? Nul des gens interrogés n’a pu me le dire. Peut-être fut-ce Sidi-Cheikh lui-même ; peut-être seulement un de ses enfants. Le nom de celui-là s’est perdu, et cependant son souvenir, bienfaisant quoique vague, suffit pour sauver ces arbres d’un anéantissement certain. Car pas de race plus destructrice que celle du nomade. Toujours en mouvement, il ne demeure nulle part. Ce qu’il trouve, il n’en use pas seulement, il le détruit. Demain il n’y aura plus rien ! Peu lui importe ; il sera déjà loin. Quant à prévoir que, dans un avenir plus ou moins rapproché, il pourra souffrir de ce qu’il a fait, il n’en est point capable. Hélas ! pourquoi les marabouts et les augustes personnages ne s’arrêtaient-ils pas toujours sous les arbres, alors qu’il y en avait en Algérie ? Peut-être y aurions-nous des forêts aujourd’hui !

Après avoir longé, à travers un plateau dénudé, une de ces rivières qui contribuent à former l’oued Seggueur, nous sommes descendus dans son large lit de sable par un étroit escalier, grossièrement taillé dans le roc. De ce fond, quel décor grandiose sous nos yeux ! À gauche, à droite, les murailles à pic de hautes falaises ; devant nous la montagne, fendue comme par quelque gigantesque Durandal, et offrant, par une colossale brèche dont les eaux ont poli les parois dans le bas, un large passage à la rivière.

« La porte du désert ! » s’écrièrent nos soldats, lorsqu’ils guerroyèrent dans ces parages, en 1855, car ils étaient hantés par l’idée du Sahara, qu’ils pensaient atteindre bientôt.

Kheneg el arouïa[2], prétendent les gens du pays ; et ils narrent qu’un mouflon, serré de près par des chasseurs, parvint, d’un bond désespéré par-dessus l’immense trou béant, à échapper aux poursuites.

Un détour pénible nous amena de l’autre côté de cette porte, que ne nous avait pas permis de franchir directement une mare d’eau sans fond, donnant entre ses montants, et aussi de dangereux sables mouvants où, dit-on, disparut plus d’un chameau.

Après quoi ce fut encore la montagne. Sans fin se succédaient les hauteurs et les ravins, les escalades et les descentes : route désespérante et la plus triste que l’on pût trouver, sans autre horizon que les pierres et le rocher.

Soudainement, après une dernière hauteur gravie, jaillissait pour ainsi dire devant nos yeux un spectacle merveilleux et tel que je n’en eusse jamais imaginé de pareil.

Brézina, la séduisante oasis, était là, couchée à nos pieds, blottie, comme pour se garer des vents de sable, contre une forêt de palmiers aux troncs élancés, au feuillage d’un vert légèrement bleuté, égayé par en dessous de l’or clair des régimes de dattes retombant en grappes.

Les maisons, en briques d’argile rousse, la construction européenne du grand Si Hamza, qui les domine, la mosquée au minaret blanc, les quelques ruines éparses, tout enfin se revêtait, sous la caresse du soleil couchant, d’un coloris chaud, harmonieux et doré.

Au delà, c’était le désert, l’infini nu et plat. Au loin, cependant, deux «   gour  » [3] s’y découpaient sur l’horizon, séparés par une large baie : telles deux forteresses jumelles, gardiennes de l’oasis, orgueilleusement dressées sur leurs bases carrées.

Ainsi se trouvaient rassemblées dans un même tableau la plaine désertique, avec les accidents tout particuliers de son sol, et l’oasis, qui en est comme la splendeur et le joyau.

De ma vie je n’oublierai Brézina, ses gour et ses palmiers.

Nous arrachant enfin à cette vision unique, nous nous sommes dirigés vers le village.

Si Ahmed, fils aîné du bachagha Si ed Dine, nous attendait devant la porte principale. Tandis qu’il déchiffrait une lettre que m’avait remise pour lui son frère Mohammed, une de mes connaissances de Géryville, je le dévisageais : guère de ressemblance avec son frère ; une expression peu intelligente, non dénuée de ruse pourtant.

Il nous a reçus fort généreusement : ces seigneurs arabes ont conservé intactes les grandes et simples traditions hospitalières de la vie patriarcale.

À l’intérieur du ksar, nous avons retrouvé la déception habituelle, beaucoup moins forte cependant, car les rues et les maisons présentaient une relative apparence de propreté.

Bien qu’un peu fatigué par les quatre-vingts kilomètres parcourus, j’avais hâte de voir des palmiers. J’entraînai donc M. Naimon du côté des jardins.

De partout s’élançaient les dattiers aux troncs écailleux, droits ou tors, terminés par les aigrettes de palmes épanouies au-dessus des régimes jaunes. Qu’ils ressemblaient peu à ce que j’avais vu jusque-là, depuis les plantes étiolées, ornement de notre salon, jusqu’aux palmiers en zinc de la « promenade des Anglais », à Nice. Il paraît qu’on ne se lasse jamais de les voir. Cela se comprend d’autant plus qu’ils ne poussent que dans le désert, où l’on traverse parfois d’immenses espaces avant de pouvoir trouver un seul arbre.

Le palmier est donc le symbole du repos, de la sécurité, en même temps qu’il indique la présence de l’eau, dont la privation ou la mauvaise qualité font tant souffrir.

Faut-il avouer une petite faiblesse personnelle ? Mon plaisir d’être dans une oasis, à l’entrée du désert, était doublé par la pensée que je pourrais sous peu « épater » mes amis par le récit de ce que j’aurais vu. De combien de coudées grandirais-je alors à leurs yeux !…

Que celui qui n’a jamais péché par vanité me jette la première pierre !

Déjà M. Naimon m’arrachait à ces petites préoccupations.

« Brézina, me disait-il, ne compte guère que de huit à dix mille palmiers… c’est une simple réduction d’oasis. Ses dattes hâtives sont excellentes ; les autres ne mûrissent pas entièrement, huit cent trente mètres étant une altitude trop grande pour ce fruit du soleil. Elles sont pourtant une source de bien-être pour les gens du village.

« Brézina appartient aux Oulad Sidi Cheikh, dont elle forme un des plus beaux fiefs ; c’est leur grenier ; c’est aussi le lieu de rassemblement pour leurs caravanes, comme El Abiod pour les caravanes des Trafis.

« Si Hamza — le Grand, comme on rappelle quelquefois, — y possédait une maison de commandement.

« Si Kaddour, son fils, y avait fait sa soumission en 1883, et, dans la suite, il venait y prendre le contact avec nos généraux, alors qu’il évitait de se présenter au chef-lieu du cercle.

Kheneg el Arouïa côté nord. (Cliché de M. Letort.)

« D’autres souvenirs se rattachent encore à Brézina… Au fait, avez-vous jamais entendu parler d’un explorateur du nom de Marcel Palat ? »

Sur ma réponse négative, mon ami continua :

« Outre qu’il m’intéressait comme ayant été autrefois officier dans mon régiment, je le connaissais par quelques œuvres littéraires publiées sous le pseudonyme de Marcel Frescaly, lorsque je le vis, vers la fin de 1885, à Géryville, où je venais d’arriver moi-même comme sous-lieutenant. Il y faisait alors ses derniers préparatifs pour un voyage d’exploration qu’il avait espéré, voulu, de longue date, pour lequel il s’était procuré diverses subventions formant un total de 16 000 francs et qu’il ne devait, malheureusement pour lui, pas achever.

« Son intention primitive fut de remonter depuis Tombouctou jusqu’au Sud oranais par le Sahara. Des difficultés imprévues l’obligèrent au contraire à poursuivre la réalisation de ce projet en partant du Sud oranais pour atteindre ensuite le Soudan. Une chimère, ce voyage entrepris dans d’aussi misérables conditions. Pour le mener a bien, ces temps derniers, il a fallu toute une organisation militaire à MM. Foureau et Lamy. Mais, auparavant, combien d’autres l’avaient essayé en vain ! J’aurai peut être l’occasion, plus tard, de vous en parler.

« Palat comptait, du moins jusqu’à In-Salah, sur la protection que lui avait offerte, à Paris même, Si Hamza, — simple caïd de Stittenne en ce moment-là, et non, comme aujourd’hui, agha d’Aflou, — qui s’était formellement offert pour l’accompagner lui-même à travers le Touat, en même temps que fait fort de décider son oncle, Si Kaddour, à marcher avec eux. Et, à Géryville, il venait lui rappeler ces promesses, capitales pour le succès de son aventure.

« Hélas ! le Si Hamza de Géryville n’était pas le Si Hamza de Paris. Rien ne lui coûta, ni les atermoiements calculés, ni les lenteurs voulues.

« Si Hamza éluda ses engagements antérieurs sous divers prétextes, mais en réalité parce qu’avec ce flair tout spécial aux indigènes, nos maîtres en fait de courtisaneries, il avait compris que Palat, malgré ses subventions, n’était point persona grata dans le monde officiel[4] et que, par conséquent il y avait peu à gagner pour qui lui serait agréable.

« Tant de retards, tant de difficultés, dès le début, indices presque certains d’un échec ultérieur, eussent dû détourner le malheureux de pousser plus avant son entreprise. Il persista.

« Le 17 octobre il partit pour Brézina, pensant de là suivre l’oued Seggueur, atteindre El Goléa et se diriger sur le Gourara. Outre son convoi, il n’emmenait qu’un interprète avec lui et un cuisinier nègre du nom de Ferradji.

« — Pars, lui avait dit Si Hamza ; je te rejoindrai à Brézina. »

« Mais il ne le rejoignit point, se contentant d’envoyer à sa place un de ses cousins, personnage de nulle importance.

« — Je ne puis venir comme je l’avais espéré, faisait-il dire ; mon cousin me remplacera jusqu’au Gourara. Là tu trouveras mon oncle, Si Kaddour, prêt à te suivre au Touat et au Tidikelt… »

« Au rendez-vous, fixé pour le 12 décembre, pas de Si Kaddour. « — Sans doute un retard », se dit Palat, qui, jugeant le marabout indispensable à la réussite de ses projets, ralentit sa marche en l’attendant, et traîne d’un village à l’autre, rançonné par tous, un peu moins pourtant que ne le rançonnait son compagnon et protecteur, cousin de Si Hamza.

« Cependant, des nouvelles arrivent : Si Kaddour est en route, son approche est signalée, tel jour on le verra. L’espoir, à cette nouvelle, renaît, les tracas sont oubliés.

« On marche à sa rencontre ; le voici ; c’est lui enfin, au milieu de ces flots de poussière soulevée. Le nuage s’arrête soudain, et il en sort… le fils de Si Kaddour avec quelques cavaliers. De graves occupations ont empêché son père de satisfaire le désir de Si Hamza. Quelle déception ! Malgré tout, le sort en est jeté : impossible de reculer après avoir autant avancé ; faute de Si Kaddour, on se contentera de Si Mohammed, et : En avant quand même !

« Palat se remet donc en marche. De ce jour — 25 janvier — il n’a plus donné de ses nouvelles : ce qu’on sait de lui, on le tient de son nègre Ferradji.

« Ses rapports avec Si Mohammed étaient excellents ; la suite du voyage s’annonçait des meilleures, lorsque l’on approcha de Deldoul, refuge de Bou Amama, l’agitateur, depuis la fin de son insurrection de 1881[5]. Sous le prétexte de divisions qui séparent les Oulad Sidi Cheikh Cheraga, dont il est lui-même, et les Gharaba, dont fait partie Bou Amama, Si Mohammed se refuse à traverser ce ksar.

« — Tu ne veux pas m’accompagner à Deldoul ? Soit ; j’irai seul. »

« Audacieusement, Palat se présente à Bou Amama qui l’accueille fort bien ; il reste même son hôte toute une semaine.

« Et, six jours après l’avoir quitté, il est tué, ainsi que son interprète, à quelques journées de marche d’In-Salah.

« Les coupables de cet assassinat, quels furent-ils ?

« Bou Amama, disent les uns !

« C’est à lui, cependant, que l’on doit d’avoir pu rendre les ossements du malheureux officier à sa famille ; ce sont ses cavaliers qui découvrirent le corps, à peine refroidi, aux blessures encore saignantes : il était étendu la face contre le sol et, dérision suprême ! entre ses dents crispées on avait planté l’index coupé à sa main droite[6].

« Bou Amama ne pouvait avoir, en tout cas, aucun intérêt dans cette mort à laquelle, plus que probablement, il ne prit aucune part.

« Les coupables, prétendent d’autres, ce sont des gens du Tidikelt, voleurs ou fanatiques.

« Enfin, d’autres encore pensent que Ferradji lui-même, si miraculeusement échappé, pourrait bien au moins avoir prêté la main à cette affaire. Sans preuves, il me semble difficile de porter une accusation aussi grave. En vérité, on ne sait rien de positif et l’on ne saura probablement jamais rien.

« Ainsi échoua ce voyage d’exploration qui avait si mal débuté. Mais l’Algérie ne resta pas oublieuse ; elle aime à se rappeler le nom de ceux qui ont travaillé pour son bien. Et les choses du Touat et du Tidikelt sont, comme j’aurai peut-être l’occasion de vous le montrer durant notre excursion, intimement liées aux choses du Sud algérien. Tenant compte, dans le cas présent, des intentions plutôt que du résultat, elle a donné le nom de Palat au village de Mellakou, près de Tiaret.

« Mais de ces événements assez récents on doit avoir gardé le souvenir ici. Attendez… »

Hélant un des notables accroupis près de la porte du ksar, l’officier demanda :

« Y a-t-il longtemps que tu habites ce village ?

— J’v suis né, seigneur, et ne m’en suis jamais éloigné.

— Ne te souviens-tu pas d’un Français parti de Brézina pour In-Salah, il y a environ dix-sept ans ? Il était accompagné de El Arbi ould Naïmi, des oulad sidi Cheikh. On l’assassina près de Hassi Cheikh.

— Oui, seigneur, je me le rappelle fort bien : il se rasait la tête comme nous ; il portait des vêtements et un burnous comme les nôtres. Il parlait bien l’arabe. Tu coucheras, cette nuit, dans la chambre qu’il habita durant son séjour au milieu de nous. »

Nous finissions de dîner. Je me régalais de ces fameuses dattes précoces — oh ! si savoureuses et fondantes !

« Quels sont vos projets pour demain ? interrogea Si Ahmed.

— Nous partirons pour El Abiod par Si el Hadj ed Dine en nous arrêtant à la Gara de Bent el Ghass.

— Bien ; je vous ferai porter en ce dernier endroit une tente et de quoi déjeuner.

— Merci ; impossible d’accepter, Si Ahmed ; tout cela n’est que projet vague ; en réalité nous ignorons ce que nous ferons. »

Et comme, avant de nous endormir, je m’étonnais de la réponse qu’il avait faite au caïd, mon compagnon me répliqua par une boutade :

« Ils sont insupportables à nous suivre pas à pas. Ne vaut-il pas mieux être seuls ? N’avons-nous pas tout ce qu’il nous faut ? À quoi bon aussi leur imposer une corvée inutile ? Demain matin, nous nous reposerons un moment aux premiers gour, douze kilomètres seulement, une promenade ! Puis nous filerons sur Si el Hadj ed Dine et, le soir même, — inchallah ![7] — nous coucherons à El Abiod. »

17 novembre. — Au matin, M. Naimon parcourt le village, à la recherche de quelque occasion : beau tapis, curieux bibelot, arme rare. Il déniche un fusil, de travail assez ancien : long canon rayé, fixé au bois par de larges bandes d’argent repoussé ; batterie à pierre assez finement ouvragée ; courte crosse très évidée à sa partie antérieure, avec ornements d’argent et incrustations ; bref, le type classique de l’antique « moukala[8] ».

Après d’interminables marchandages, l’accord se fait. Mais, au moment d’emporter l’objet :

« Dis, Mohammed, il n’est pas chargé au moins ?

— Je crois bien que si ; mais il y a tant d’années qu’il n’a pas servi !

— Raison de plus pour que ce soit dangereux : ces fusils-là partent tout seuls. Décharge-le, ou je te le laisse. »

Les palmiers de Brézina. (Cliché de M. Ourson.)

Mohammed se décide. Il emmène un ami hors du ksar, s’arrête à quelques pas de la porte, face aux palmiers, s’arc-boute solidement des jambes, et, se posant horizontalement le fusil sur l’épaule droite, le canon en avant, le maintient des deux mains. Un demi-cercle de curieux se forme derrière lui.

Alors se déroulent quelques scènes d’un comique achevé : un vrai Caran d’Ache.

L’ami verse de la poudre dans le bassinet, s’écarte un peu, allume une bougie, puis :

« Attention, vous autres ! » se rapproche, tendant la bougie à bout de bras.

Le moment est solennel. Les curieux, le regard hypnotisé sur le bassinet, la respiration arrêtée, une forte inquiétude dans les traits, penchent en arrière tant qu’ils le peuvent la tête et le haut du corps.

Au contact de la bougie, « pfft ! », lueur soudaine et très courte de la poudre qui brûle ; rien de plus. On rit ; on se rassure ; on se redresse ; on rétrécit le cercle.

Pour la seconde fois, la poudre est versée, la bougie allumée : pour la seconde fois, l’ami avertit :

« Attention, vous autres ! »

On y prend à peine garde. « Pfft ! » Encore de la flamme, de la fumée ; pas autre chose. Cette fois, on rit franchement ; on met le nez sur l’arme. « Elle est chargée ! — Non ! — Oui ! » Vive discussion.

« Attention, vous autres ! » prévient l’ami. Mais sa voix se perd dans le brouhaha des commentaires et des plaisanteries échangées.

Néanmoins l’opération recommence.

« Pfft ! » fuse la poudre. « Ha-ha-ha-ha ! » se tordent les gens. « Pataratapoum ! » Détonation effroyable ; le fusil est projeté en avant ; en même temps, vendeur, ami, curieux, tous roulent pêle-mêle ; salade de jambes en l’air ; cris ; plaintes ; hurlements.

Tout en pouffant nous nous approchons. Calme subit ; l’un après l’autre tous se relèvent, se tâtent et partent de rire ; pas un blessé.

« Solide, le canon, fait M. Naimon. Dire qu’il n’a pas éclaté avec une pareille charge !… C’est bien tout ce que je voulais. Mohammed, tiens, voilà tes douros ; je prends le fusil. »

Michel Antar.

(La suite prochainement.)

  1. Kheneg el Temar, défilé des dattes.
  2. El Arouï (au féminin, el arouïa), le mouflon. — Kheneg el arouïa, le défilé du mouflon.
  3. Gour, au singulier gara.
  4. Le projet de Palat était, à bon droit, jugé irréalisable avec les ressources dont il disposait.
  5. Bou Amama est venu s’installer à Figuig, depuis cette époque ; il s’en est éloigné lors de l’approche de la commission de délimitation franco-marocaine, au commencement de 1902.
  6. Vuillot, Exploration du Sahara.
  7. Inchallah ! s’il plaît à Dieu. — Le futur, dans les verbes arabes, s’exprime par le présent suvi de l’expression Inchallah.
  8. Moukala, fusil.