Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



III

Exploration des oasis.


« Mais, fis-je, ces oasis, y a-t-il longtemps qu’on les connaît ?

— Lorsque notre domination s’étendit jusqu’aux Hauts-Plateaux, nous pensions être arrivés à l’entrée du désert. Le traité signé le 18 mars 1845 avec le Maroc fournit à cet égard les preuves de notre ignorance réelle, à nous Français, et de l’ignorance voulue des Marocains. »

Ce traité, qui servait encore il y a un an[1] de base aux prétentions des deux pays limitrophes, supposait l’Algérie coupée en quatre tranches horizontales, dont la plus supérieure — le Tell — était jugée seule digne d’une délimitation précise. Pour la seconde, dénommée Sahara, et comprenant les Hauts-Plateaux et les Chott, on se contentait de déclarer : « telles tribus seront françaises ; telles autres marocaines ». On divisait de même la région des Ksour, qui formait la troisième zone, en villages de l’une ou de l’autre nation. Enfin, on ajoutait :

« Article 6. — Quant au pays qui est au sud des Ksour des deux gouvernements, comme il n’y a pas d’eau, qu’il est inhabitable, et que c’est le désert proprement dit, toute délimitation en serait superflue. »

Ainsi donc, à cette époque, nous ne soupçonnions pas l’existence des oasis sahariennes.

Il faut dire qu’elles étaient inexplorées. Un seul voyageur les avait atteintes, et avait pu visiter le groupe du Tidikelt : le major anglais Laing.

Mais cet explorateur, venu de Tripoli, ayant poussé jusqu’à Tombouctou, avait été assassiné, en 1820, à deux journées de marche de la ville sainte du Soudan, dont on venait de le chasser, et ses notes de voyage furent perdues.

Les premières notions que nous en reçûmes, après notre installation à Géryville, nous vinrent des caravanes.

Quel était en effet leur but, à ces migrations annuelles, régulières de départ et de retour ? Leur brièveté ne permettait pas de supposer que nos indigènes descendaient jusqu’au Soudan ; il fallait croire alors qu’il existait des marchés intermédiaires où les produits pouvaient s’écouler, s’échanger. Ainsi l’on apprit l’existence de groupes d’oasis, dont les plus rapprochées n’étaient pas à moins de cent cinquante lieues de nos Ksour.

Un pays sans doute intéressant à étudier, supposa-t-on ; qui sait même s’il ne devait pas être possible de l’ouvrir au commerce français ?…

On se renseigna auprès des indigènes sur ces régions, puis on se décida à les faire explorer, à voir le parti qu’on en pouvait tirer. En 1860, deux officiers de Géryville, MM. Colonieu, commandant supérieur du cercle, et Burin, capitaine, chef du bureau arabe, furent désignés pour essayer d’y pénétrer, d’y nouer même des relations commerciales.

Ils devaient se joindre aux caravanes des Oulad Sidi Cheikh. Avec la protection de Si Bou Beker[2], notre fidèle allié, dont l’influence religieuse s’étendait jusque-là, rien ne devait être plus facile.

MM. Colonieu et Burin lancèrent d’abord aux populations gourariennes une sorte de manifeste :

« … Votre pays ne produit ni métaux, ni épices, ni cotonnades, ni une foule de choses essentielles à la vie. Vous les achetez aujourd’hui très cher parce qu’ils viennent de très loin. Nos marchands vous les procureront à meilleur compte. Vous y trouverez votre intérêt, comme nous le nôtre, et notre amitié en sera augmentée… »

Puis, s’étant munis d’une pacotille, ils partirent. Malheureusement, avec eux, marchaient une centaine de cavaliers armés. Ce déploiement de forces les perdit. Les Gourariens le grossirent dans leurs propos, l’exagérèrent, se persuadèrent enfin qu’on venait commencer la conquête de leur pays.

Aussi, non seulement la plupart des Ksour refusèrent-ils de recevoir les officiers, mais, dans quelques-uns même, comme Timmimoun, qui est la principale ville du Gourara, ceux-ci trouvèrent les murs couverts d’hommes en armes, prêts à s’opposer par la force à leur approche. Pour ne pas empêcher absolument les caravanes de faire leurs échanges habituels, ils durent s’éloigner.

Leur voyage manqua donc son but. Il éveilla aussi des craintes dans les oasis, qui, pour assurer leur indépendance, envoyèrent des présents au sultan du Maroc, et lui demandèrent de faire acte de suzerain en leur nommant des caïds. Et, depuis lors, la prière officielle du vendredi cessa d’être faite, chez elles, au nom du sultan de Constantinople, pour le devenir au nom du sultan du Maroc.

Ce résultat fâcheux fut constaté, en 1864, par l’Allemand Gérard Rholfs[3], qui, parti de Tanger, traversa Fez, le Tafilet, le Touat, le Tidikelt et remonta jusqu’à Tripoli.

Rholfs fut le premier voyageur européen qui donna, sur les oasis sahariennes, des détails à peu près précis.

D’autres ont, depuis, essayé d’y pénétrer, avec plus ou moins de succès.

Jardins d’oasis.

Je vous ai raconté en détail l’odyssée de Marcel Palat. En 1887, un autre voyageur, Camille Douls…

— Camille Douls ?… Ah ! je suis curieux d’apprendre ce que vous allez me dire de lui ! Lorsque vous en aurez fini avec cet explorateur, je pourrai à mon tour vous donner sur son compte quelques détails certainement ignorés de vous.

— Vous me surprenez, René ; enfin, n’importe. Donc, en 1888, un jeune Français, Camille Douls, qui, un an plus tôt, avait longé toute la côte ouest du Maroc et pénétré dans le grand Sahara, résolut de repreudre l’itinéraire de Gérard Rholfs jusqu’à Insalah, pour, de là, rejoindre Tombouctou. Sous le nom de El Hadj Abd-el-Malek, et protégé, comme Palat, par le costume arabe, il arriva près d’Acabli, dans le Tidikelt. Du moins, on suppose qu’il en a été ainsi, Douls n’ayant plus, depuis son départ, donné aucune nouvelle. Il fut étranglé par ses deux guides, pendant qu’il faisait la sieste sous un tamarin, au puits d’Illighen…

— Eh bien, mon cher monsieur Naimon, vous vous trompez. Camille Douls ne fut pas étranglé ; Camille Douls n’est pas mort ; ce Camille Douls, à qui on a élevé, en grande pompe[4], dans sa patrie, un monument, fait de l’élevage quelque part en Amérique, dans la République Argentine, je crois. Trouvant la besogne entreprise trop lourde pour ses épaules, il fit répandre le bruit de sa mort, pendant qu’il revenait tranquillement sur ses pas, ou bien remontait par la Tripolitame avec quelque caravane, puis disparaissait. Était-il, du reste, vraiment à hauteur des projets qu’il méditait ? Il ne connaissait guère la langue arabe et il voulait se faire passer pour Arabe. Même notre consul à Tanger a tout fait pour le dissuader de ses projets ?

— De qui tenez-vous cela, René ?

— Je le tiens d’un personnage que Camille Douls a mis fortement à contribution, mais que je ne puis vous nommer. Sachez en tout cas que c’est un médecin qui a embrassé l’islamisme et qui a beaucoup voyagé, il a parcouru la Turquie, l’Égypte, la Syrie, l’Algérie, mais surtout le Maroc, où il est particulièrement connu des populations du Souss et du Talilet. Il a fait le pèlerinage de la Mecque, c’est pourquoi son nom arabe, le seul que je connaisse, commence par le titre de El Hadj, le Pèlerin. Il est deux fois bey, et pour la Turquie, et pour… ma foi, je ne sais plus bien pour quel pays, l’Égypte, peut-être. Il m’a montré même ses brevets, que, bien entendu, j’ai admirés sans pouvoir les lire. Et ce que je vous dis de lui, beaucoup d’autres que moi l’ont su, car il parlait à très haute voix, au salon des « Premières », sur le paquebot qui m’amena en Oranie.

— Mon cher ami, ne croyez pas trop facilement tous les gens que vous rencontrerez. Si vous saviez ce qui se colporte d’erreurs, non seulement sur les personnes, mais sur les pays eux-mêmes ! Quelles hérésies, coloniales surtout, se soutiennent, avec un calme, un sang-froid imperturbables, par des gens qui n’ont jamais vu les choses et les personnes dont ils parlent. Rappelez-vous toujours notre bon vieux dicton :

« A beau mentir qui vient de loin ! » et puisse-t-il vous rendre un peu méfiant !

Notez que je ne veux pas médire de votre bey pèlerin ; je ne le connais point et ne puis par conséquent le juger. Mais ce que je vous affirmerai, sûrement, à propos de Camille Douls, le voici :

Au commencement de 1889, est mort, au puits d’Illighen, près d’Acabli, étranglé par deux Arabes, pendant son sommeil, un étranger qui se faisait appeler El Hadj Abd-el-Malek. « Il marchait vêtu comme nous, — a dit un certain indigène, — mais il n’était pas de notre race : lorsqu’il parlait, les mots qu’il prononçait ressemblaient à ceux que disent les Français. L’on m’a montré ses restes, et j’ai vu l’endroit où il a été tué. » C’est l’officier des bureaux arabes, à qui ces déclarations ont été faites, qui me les a répétées lui-même ; elles figurent d’ailleurs dans les rapports officiels et concordent avec d’autres reçues, à Tanger, d’un ami intime de Camille Douls. Le doute est impossible là-dessus. Après cela, libre à vous de garder une opinion différente.

En tout cas, Douls, n’ayant écrit aucune relation de son voyage, sa mort, demeurée inutile, n’a pu servir qu’à augmenter sans profit le martyrologe des victimes de la folie saharienne.

Il faut dire que vers cette époque même, reprenant une méthode inaugurée plus de trente-cinq années auparavant par le commandant de Colomb, le commandant Deporter, un officier supérieur des Affaires indigènes, composait, par renseignements, un véritable monument géographique. Je veux parler de son ouvrage sur « le Touat, le Gourara et le Tidikelt », que je vous ai déjà nommé. Le seul reproche qu’on puisse faire à ce travail, c’est de ne contenir que des aperçus de détail, et pas une vue d’ensemble.

Enfin, au mois de mars 1896, une mission géologique, partie d’El Abiod Sidi Cheikh, atteignit Tabelkoza, une des premières oasis gourariennes, puis, se jetant, de 150 kilomètres environ, à l’est, poussa jusqu’au fort Mac-Mahon. Elle revint à peu près par le même chemin[5].

Je crois, maintenant, vous avoir à peu près dit ce qui précéda la conquête. C’est, en tout cas, ce que je sais moi-même à ce sujet.

Après quoi, souriant, M. Naimon ajouta :

« Et vous en savez plus long que moi : ne m’avez-vous pas appris des choses que j’ignorais ? »

Ce qui me couvrit de confusion.

(La suite prochainement.) Michel AntAr.

  1. Une commission de délimitation franco-marocaine a entrepris, au début de l’année 1902, des travaux pour établir nettement la frontière dans ces deux dernières parties, et les a menés à bien. Les affaires récentes sembleraient montrer que les indigènes de ces régions ne sont pas favorables aux conclusions de cette commission.
  2. Si Bou Beker, héritier de la baraca de Sidi Cheikh, à la mort du khalifa Sidi Hamza, son père ; bachagha des Oulad Sidi Cheikh.
  3. Gérard Rholfs était, dit-on, un ancien soldat de la légion étrangère.
  4. Des officiers viennent d’élever, ces derniers mois (août-septembre 1902), un monument à Camille Douls là où il fut assassiné. Comme Palat, comme les autres explorateurs de ces régions, comme, en ces derniers temps, la mission Foureau-Lamy, il avait en somme cherché la liaison entre l’Algérie et le Soudan.
  5. Première mission Flamand. M. Flamand était préparateur de sciences physiques à la faculté d’Alger. Il fut escorté par le chef du poste d’El Abiod, lieutenant S. du Jonchay, et ses cavaliers. La comtesse du Jonchay a suivi son mari d’un bout à l’autre, à cheval ou à méhari, le parcours de la mission (environ 1 500 kilomètres), un voyage peu banal pour une femme.