Kiel et Tanger/Préface/07

Nouvelle Librairie Nationale (p. xcviii-cviii).

vii

« faites un roi »


On ne saurait trop le redire, le premier bienfait de la Monarchie ne sera pas de réaliser son programme réparateur, mais d’abord de détruire la République et ainsi d’arracher le pays à cette trahison permanente et profonde, à ce « mal » d’un gouvernement qui, au lieu de garder et de faire vivre, détruit. Le désordre cessera d’être prêché par l’institution : nos virtualités positives cesseront de rencontrer l’adversaire et l’obstacle au point central où l’appareil politique doit prendre son appui.

Kiel et Tanger a soutenu énergiquemert que, pour ce qui est de la solidité de la nation française, il convient d’avoir confiance. Le fond du pays reste bon, il s’améliore peut-être. Il n’y a rien à retrancher du xxive chapitre où nous avons exprimé cette vérité « que la France pourrait manœuvrer et grandir ». Il ne serait pas impossible d’ajouter de nouvelles clartés à ces évidences.

Ce n’est pas notre peuple qui est coupable de nos revers. Sa valeur physique et morale en son élément militaire, déjà mise en lumière par la guerre du Maroc, a été confirmée par la guerre des Balkans : là, notre « canon franc », et notre tactique française, l’œuvre militaire des Deloye, des Mercier, des Bonnal, auront, au dire des vainqueurs, établi la supériorité de l’industrie et de l’intelligence de notre patrie. Ni la race ni la patrie n’ont rien à envier en France. Le mal qui nous arrive à tous les peuples qui tombent en démocratie. C’est celui du peuple ottoman, malheureuse victime de ses parlementaires. C’est celui du peuple chinois qui se trouve déjà misérablement tiraillé entre les passions du séparatisme intérieur, les actions de la ploutocratie, les hautes et croissantes exigences de l’étranger, les violents mais inévitables remèdes de la tyrannie. La ruine d’une civilisation comme la nôtre est nécessairement plus lente que la chute d’une barbarie. Elle se produira pourtant si nous refusons d’en extirper la cause vivace. Les grandes lois matérielles et morales qui sont à l’œuvre depuis la fondation de la nature humaine n’ont pu changer en vertu de 1789 ou de 1848. Elles fonctionnent à nos dépens, voilà tout, au lieu de s’exercer pour nous aux dépens des Républiques de Venise ou de Gênes, de l’empire électif allemand[1], comme il arrivait sous notre ancien régime, C’est ce qu’il importe de faire voir à ceux qui objectent à tout propos, comme des exemples qu’il appartiendrait à notre seule volonté d’imiter, ce qui se fait de beau ou de bon chez deux ou trois grands peuples. Toujours l’Angleterre ! toujours l’Allemagne ! On oublie d’indiquer les deux génératrices de la force anglo-allemande : l’aristocratie et la monarchie.

Il est vrai, nous ne sommes plus au temps où la critique et la science se mettaient d’accord pour nous rabaisser devant la race et l’esprit des Germains[2]. On avoue qu’ils ne sont pas plus élevés que nous sur l’échelle humaine. On concède qu’ils n’ont aucun droit à se dire nos maîtres. Mais, si les résultats supérieurs qu’ils ne cessent de récolter à notre barbe ne viennent pas de leur substance propre, mystérieuse, incommunicable, ils doivent leur venir d’un ordre, d’une discipline, d’une organisation : belles choses que nous connaissons assez bien, puisqu’en Allemagne tout au moins elles ont été imitées et empruntées de nous ! Il n’y a donc qu’à nous organiser en commençant par nous libérer du régime désorganisateur par essence. Rétablissons notre discipline historique. Secouons le joug d’une anarchie systématisée. C’est le seul parti acceptable pour la raison, et en dehors duquel on devra toujours répéter aux bonnes volontés vagabondes : « Que voulez-vous ? Où allez-vous ? Que ferez-vous ? Que pourrez-vous ? » sans qu’elles puissent rien répondre, entre l’incertitude de l’objet qu’elles visent et la mémoire insoutenable de tous leurs échecs du passé. « Améliorons ce qui existe », répète M. Piou. Justement, on vient de le faire[3]. On vient de voir aussi où s’arrête forcément l’amélioration. Elle reste bien en déçà de l’important, du nécessaire. Cette évidence n’est pas encore tout à fait comprise ? Raison de plus pour en recommencer la démonstration. Nous ne serons de bons citoyens qu’à ce prix.

Précisément parce que le gouvernement démocratique n’a pas tari les réserves morales ni épuisé les richesses matérielles de la nation ; parce que le grand cœur de la France ne s’est pas encore fatigué d’expier l’instabilité des institutions ni d’en satisfaire l’incomparable voracité ; parce que le pays produit et donne sans hésiter tout ce qu’on lui demande : très précisément, si j’étais un homme politique du parti libéral ou du monde républicain gouvernant, la spontanéité magnanime du dévouement de la nation me ferait réfléchir. Je me demanderais jusqu’à quel point, dans un pays qui prodigue avec tant d’insouciante bravoure la plus belle fleur de sa confiance, de son sang, de son or, il peut être moralement permis à ses chefs de ne pas être attentifs, prudents, prévoyants, économes, je dirai jusqu’à l’avarice. Dès lors, l’honnêteté commanderait d’examiner tout au moins l’origine de ce gâchage et, si l’on démontrait qu’elle est dans la nature du gouvernement, je m’occuperais de pourvoir à faire disparaître cette abominable nature.

Je prêterais l’oreille au conseil de Marcel Sembat : « Faites un Roi », et « pratiquez la silencieuse concentration de toutes les énergies nationales autour du chef monarchique »[4]. Le conseil tombe à pic, puisqu’il s’adresse, à « ces animaux hybrides qui s’appellent des républicains militaristes » ; mais il convient en outre, à tous les Français : qu’ils veuillent ou non la revanche, qu’ils désirent ou non le relèvement national. En effet, le militarisme est la loi de la situation présente. En disant que l’Allemagne ne prétend pas nous attaquer, on ne prouve pas qu’elle ne doive point nous envahir sur un autre champ de bataille ni renoncer à nous infliger le Sedan économique promis par Bismarck. L’entente avec ce peuple n’y changerait rien, au contraire. La paix armée veut la force. Nous n’avons pas le choix, le militarisme s’impose, S’il faut monter la garde pour prévenir une agression, il faudra la monter aussi pour défendre notre sol, notre sous-sol, nos ports et nos chantiers, contre le produit, le producteur et le capitaliste d’Allemagne, pacifiques envahisseurs.

Et ce n’est pas au seul point de vue militaire et national qu’apparaît la nécessité d’une économie vigilante appliquée au meilleur emploi des ressources de la nation. La République, étant reconnue par le même Sembat une « préférence donnée aux luttes intérieures des partis sur les luttes extérieures », devait jeter le désordre partout ; les fureurs de ces divisions ne peuvent céder qu’à une autorité forte, liée, durable, d’accord avec elle-même, proportionnée à son objet. La justice, les finances, les relations stables des particuliers, des corps de l’État, de la religion, réclament donc tout le contraire de la démocratie et de la République. Le gaspillage universel par le gouvernement de tous et de personne pose sans cesse cette question de l’autorité vers laquelle tout nous rabat. La paix ne résout rien. « Faites un roi » demeure l’inévitable issue logique de tout mouvement réformateur désintéressé,

Quant au doute sur la possibilité de la réalisation monarchique, c’est l’argument de la mauvaise volonté et de la paresse.

Il est toujours possible de composer ce dont on possède les éléments[5]. Ceux qui parlent d’impossibilité vont la chercher dans une métaphysique de l’histoire du monde. Ils devraient commencer à s’apercevoir qu’ils retardent affreusement. Les « succès » de la Monarchie, comme dit Jacques Bainville dans le maître livre qui découvre, pièces en mains, l’avenir des grandes monarchies autoritaires au xxe siècle[6], comme aussi les insuccès de la République, sont des vérités également visibles en France, en Allemagne, au Portugal et en Chine[7] ; surtout depuis la seconde moitié du xixe siècle, l’expérience parle un langage unanime et concordant. La réussite du gouvernement personnel commence même à paraître distincte et décisive dans cette Amérique du Nord, seule patrie des formes républicaines en vogue aux âges récents. Quelles singulières paroles ont été portées à la tribune du Congrès de Washington par le nouveau président de l’Union américaine, M. Woodrow Wilson ! Rompant avec une fausse tradition de quelque cent ans, il a dit :

« J’ai la satisfaction de m’adresser de vive voix aux deux Chambres et de leur prouver ainsi par ma présence qu’un président des États-Unis est une personne, et non une simple fraction du gouvernement qui communique avec le Congrès comme une entité politique jalouse de son pouvoir, confinée dans son isolement comme dans une île, et envoyant des messages au lieu de faire entendre naturellement sa propre voix. C’est un être humain, essayant de coopérer avec les autres êtres humains pour le bien public.

« Après cette agréable expérience je me sentirai tout à fait à l’aise dans nos futures relations. »

Il y a seulement trente années, tous les libéraux des deux mondes eussent couvert ces maximes de leurs vives protestations et de leurs cris perçants. Est-il possible ! « Le président est une personne », il n’est plus une « entité » ni une « incarnation » ? Il n’est plus le simple produit ni le total brut, ni la différence nette des deux totaux, ni la résultante des volontés du corps qui l’a élu, il n’est plus une glaciale figure de la Loi… Ah ! le monde a marché. Au berceau des idées « nouvelles », au cœur de la modernité constitutionnelle, on fait « l’expérience », et même, ô blasphème, « l’expérience agréable » d’une autorité vivante, animée de la volonté énergique de reprendre, pour vivre mieux, la salubre aventure du gouvernement personnel !

De l’avis de tous ceux qui voudront réfléchir à la courbe générale des idées politiques depuis 1776 ou 1789, il y a peu de faits plus significatifs ni plus harmonieux, j’entends plus en rapport avec l’ensemble de la vie politique présente. L’initiative de M. Woodrow Wilson apparaît aussi neuve, aussi moderne que la République de Lisbonne apparaît rétrograde, ou retardataire notre Comité Mascuraud[8]. L’initiative de M. Woodrow Wilson porte avec elle sa raison consciente. Le monde moderne perçoit les périls dont l’environnent, l’anonymat, l’impersonnalité, l’irresponsabilité du gouvernement collectif. On veut désormais que l’État soit une personne avec une tête et des membres, une cervelle, un cœur, des entrailles vivantes, quelqu’un enfin à qui le public puisse dire, comme autrefois : L’État, c’est vous.

Reste à désigner ce vous, ce moi, ce roi. Comme il n’y a rien de plus onéreux pour l’État que les compétitions parlementaires ou plébiscitaires armées ou non, telles que l’Union américaine est en train de les subir chez elle ou de les réprimer au Mexique, telles que nous les connaissons, avec tous leurs désastres, sous la forme la plus hypocrite et nocive, cette question se posera de savoir si l’Hérédité (en d’autres termes, le Passé et l’Histoire) en établissant la souveraineté nationale dans une famille où elle roulera et se transmettra par le sang, ne sera pas chargée d’arbitrer, une fois pour toutes, l’énervante question du qui sera chef[9] ?

En attendant la solution de ces graves difficultés dont nos traditions nous dispensent, l’initiative nouvelle est riche de sens. Ce que les premiers présidents américains avaient fait par habitude d’ancien régime, ce que leurs successeurs depuis cent ans ne faisaient pius, par scrupule de modernité erronée, ce nouveau président y revient par libre choix, par calcul réfléchi d’une meilleure entente de la chose publique. Thiers, qui avait fait tâter de cette méthode à l’Assemblée nationale, où le libéralisme était en force, ne put pas la continuer : il dut se réduire aux « messages ». Quand le Congrès américain n’y aurait pas applaudi autant qu’il l’a fait, l’essai du nouveau président composerait déjà un sérieux indice ; mais le Congrès, ayant témoigné sa satisfaction, fortifie notre vieille maxime que, par ses besoins et ses mœurs, la civilisation actuelle est plus près d’un régime intermédiaire entre Louis XIV et saint Louis que des assemblées de la Restauration ou des comités de la Convention.

Nous ne sommes pas des métaphysiciens. Nous savons que les besoins peuvent changer. Il peut y avoir un moment où les hommes éprouvent la nécessité de se garantir contre l’arbitraire par des articles de loi bien numérotés : à tel autre moment, cette autorité impersonnelle de la loi écrite leur paraît en soi dérisoire. Dans le premier cas, ils réclament des constitutions et des chartes. Au second, les statuts leur paraissent importer de moins en moins : c’est pour l’association et la fédération des sujets, pour la responsabilité effective et personnelle des administrateurs, des exécuteurs et des chefs que l’on se passionne partout.

L’Europe et le monde s’éloignent de la première zone. Et c’est dans la seconde qu’entrent à pleines voiles les États civilisés résolus à ne pas sombrer. L’observation que l’on en fait ne forme certes pas la raison unique, ni la plus forte, de la nécessité et de l’urgence d’une restauration monarchique dans la France contemporaine, c’est à peine s’il est permis de l’appeler une raison ; mais quiconque travaille à ce relèvement y trouvera un motif de sécurité et un sujet de confiance. Non seulement il est utile et pressant de s’affranchir de la démocratie, mais cela apparaît en plein accord avec les réalités prépondérantes de l’heure : dans ces voies royales nouvelles, les courants et les vents favorables ne manquent plus ; au milieu des nuages, les constellations se prononcent pour nous.

25 Juillet 1913.

  1. Remarque originale développée par son auteur, M. Jacques Bainville, dans le livre Le Coup d’Agadir et la Guerre d’Orient (Nouvelle Librairie nationale).
  2. Pour se rendre compte de l’état d’esprit antérieur, il faut se reporter aux « enquêtes » faites, vers 1895, sur les mérites comparés de la France et de l’Allemagne.
  3. Du point de vue du mérite, le vote de la loi des trois ans par la Chambre est une merveille. Du point de vue du résultat, qui seul importe en politique, il n’y a rien de plus mal venu et de plus piteux.
  4. Courrier européen du 3 avril 1913. Voyez l’appendice XXI. Cet article paraît avoir été l’origine du livre Faites un roi, sinon faites la paix.
  5. Voyez appendice XIV, pp. 361 et suivantes.
  6. Le Coup d’Agadir et la guerre d’Orient.
  7. Voyez l’appendice XXII.
  8. Chez nous, le fait de l’effort poincariste était un signe du même ordre. On vient de voir comment cet échec, dérivé du mécanisme républicain, laisse intactes les bonnes volontés spontanées de la France.
  9. Le lecteur que ces calculs de vraisemblance pourraient surprendre fera bien de méditer ce qu’un prêtre catholique américain disait à l’un de nos amis :

    « La France sera mieux, agira mieux avec un Roi (France will do better with a King) — Les hommes ne sont pas faits pour se gouverner eux-mêmes, il leur faut un maître (all men want a Ruler). La République n’est pas une forme de gouvernement qui peut durer, ce n’est jamais que du provisoire ; tout pays va à la ruine avec ces changements continuels. En Amérique, nous arriverons à la Monarchie, moins vite que vous, parce que nous n’avons pas de dynastie. Vous avez les d’Orléans : une race d’hommes, Orléans are men. C’est une race capable de grandes et nobles choses. » (Action française du 1er juillet 1913.)