Kiel et Tanger/Introduction

Nouvelle Librairie Nationale (p. cix-cxviii).

INTRODUCTION


Les incidents européens de 1905 qui ont déterminé la démission de M. Delcassé et la crise qui dure encore ont fourni le sujet de commentaires infinis. Mais personne n’en tire le véritable enseignement. On évite d’en établir les causes historiques. On ne désigne pas les hommes, les partis et les institutions qui en sont responsables chez nous. C’est pourquoi, jusqu’ici, tous les discours tenus sur ce sujet n’ont servi de rien au pays.

Ceux qui préfèrent se décharger sur les caprices du hasard ou sur les pièges du destin se contentent de soupirer : — C’est Moukden ! Ils entendent par là tout ramener à ce seul fait, d’ailleurs certain, que la défaite russe en Asie, dégageant l’Allemagne sur la Vistule, nous affaiblissait sur le Rhin. M. Rouvier avait des larmes dans la voix quand il produisait cette excuse devant la Chambre : il était président du Conseil depuis quelques mois et ministre depuis quatre ans ; ce n’était pas sa faute, c’était la faute de Moukden.

Des esprits passionnés, et toujours prêts à mettre en cause les personnes, se sont bien rendu compte qu’il ne fallait pas s’exagérer l’excuse de Moukden ; mais, en la rejetant, ils ont couvert d’injures M. Delcassé et sont tombés à bras raccourcis sur M. Combes, M. Jaurès, ou M. Hervé, qui, du reste, ne se sont jamais mieux portés que depuis ce déluge de violences irréfléchies.

Les plus philosophes sont allés jusqu’à incriminer la politique radicale ou socialiste, internationaliste ou pacifiste. C’est la faute de la gauche, crie la droite à satiété. Et le centre : — C’est la faute à la gauche extrême !

Ces dernières explications, les seules qui tiennent, ne manquent pas de force apparente. Un ministère de vieux républicains, ceux qu’on appelle les républicains de gauche, et de la plus pure tradition gambettiste, se trouvait en fonctions lorsque la crise a éclaté. Mais, quelles que soient les erreurs propres de ce groupe, et que l’on voit trop bien, la faute principale est infiniment plus ancienne.

Cette faute, non morale mais politique et beaucoup moins personnelle que collective, c’est la droite républicaine qui l’a commise, il y eut tout juste dix ans en 1905, à l’époque où la gauche en supporta le plus rude effet. C’est par cette droite républicaine, et par elle seule, que nous avons été égarés dès 1895 dans la direction des impasses ou des abîmes. La cruelle aventure de Tanger demeure un phénomène incompréhensible dès que l’on oublie notre histoire intérieure aux temps de la grande victoire des républicains modérés, les élections de 1893, les présidences de Casimir-Périer et de Félix Faure. Ôtez cette victoire et la qualité des vainqueurs, ôtez les grandes espérances qu’elle conseilla, les erreurs de conduite qui ne pouvaient manquer d’en naître, et vous supprimerez par là même un mauvais engagement de principe, lequel, seul, ou à peu près seul, aura permis la série des déceptions qui nous ont été infligées du dehors, depuis le désastre de Fachoda en 1898, jusqu’à cette « humiliation sans précédent », cette « chose unique dans l’histoire » : le renversement de notre ministre des Affaires étrangères par l’ordre de Guillaume, en cette « année infâme » de 1905.

Un examen rapide, établissant les véritables responsabilités, n’accablera ni les hommes ni les partis. La qualité de monarchiste oblige à garder toujours présente à l’esprit cette forte maxime du comte de Paris, que « les institutions ont corrompu les hommes ». Le prince parlait des voleurs qui, de son temps, commençaient à déshonorer le Parlement. Ce sont, ici, d’honnêtes gens, ce sont des personnages de grand mérite. L’institution les a illusionnés plutôt que corrompus. On se demande seulement par quelle merveille elle aura su leur imposer une aussi grossière illusion.

Pouvaient-ils vraiment croire, même il y a quinze ans, qu’une République parlementaire changerait de nature du jour qu’ils la présideraient ou se figuraient-ils que leurs grands desseins politiques deviendraient compatibles avec l’inertie et l’instabilité de la démocratie, du seul fait qu’ils en seraient les ministres ? Étant loyaux républicains, aucun d’entre eux ne se flattait d’un droit personnel et spécial à régir la chose publique. Ils ne comptaient ni sur une grâce de Dieu ni sur la vertu de quelque formulaire mystique, étant libres penseurs de naissance ou de profession. Le fait de résumer ce que la République présentait de meilleur leur valait, par surcroît, la haine des pires. Ils le savaient ; ils n’ignoraient point que cela compliquerait encore leur position et la rendrait plus précaire et plus incertaine : comment s’y fiaient-ils ?

Ils ne s’y fiaient pas, mais n’en couraient pas moins à la rencontre de tous les risques : courageux pour leur compte, téméraires pour leur pays. D’ailleurs, aujourd’hui même, après l’expérience faite, ces messieurs sont prêts à recommencer : que le hasard d’une élection leur rende la chose possible, on reverra ces patriotes, ces hommes d’ordre conspirer de nouveau à la perte de la patrie. Aujourd’hui comme hier ils n’hésiteront pas à appliquer la méthode des gouvernements sérieux, réguliers, continués et stables au régime qui ne comporte ni sérieux, ni méthode, ni continuité, ni stabilité. Ils accepteront un certain statut et voudront gouverner par la vertu d’un autre, de celui même qu’ils auront oublié d’établir.

Si cette confiance, évidemment absurde et folle, n’implique pas quelque chose de criminel, le lecteur en décidera.

J’apporte, quant à moi, une démonstration précise de cette vérité que : sept ans de politique d’extrême-gauche, les sept ans de révolution qui coururent de 1898 à 1905, firent à la patrie française un tort beaucoup moins décisif que les trois années de République conservatrice qui allèrent de 1895 à 1898. En se donnant à elle-même l’illusion d’un certain ordre public au dedans et d’une certaine liberté d’action au dehors, la République conservatrice nous a perdus : c’est elle qui nous a placés entre l’Angleterre et l’Allemagne, comprenez entre les menaces de ruine coloniale et maritime ou le risque du démembrement de la métropole.

Ce fait d’histoire constaté, je me propose, en second lieu, de tirer de cette leçon un avertissement pour nos concitoyens. Toutes les fois qu’il se dessine à l’horizon quelque espérance ou quelque chance de réaction conservatrice ou patriotique, le rêve d’une République modérée reprend faveur. Ce rêve se présente avec les apparences de la sagesse, Des réalistes prétendus, et qui se croient pratiques parce qu’ils ne songent qu’au but immédiat, qu’ils manquent toujours, nous demandent alors d’avoir pitié d’un pis-aller aussi modeste, et le proverbe trivial de la grive et du merle ne manque pas de nous être offert à cette occasion. Je démontrerai, dans ces pages, que ce merle est le plus fabuleux des oiseaux. C’est un introuvable phénix. Ce qu’on nous propose comme « une affaire » est une aventure d’un romantisme échevelé. IL n’y a pas de pire escompteuse de l’irréel que la République conservatrice. Il n’existe pas de chimère radicale ou socialiste, point de voyage dans la Lune, point d’itinéraire au pays de Tendre et d’Utopie qui suppose réalisées un aussi grand nombre de conditions irréelles et d’ailleurs irréalisables. Les vastes entreprises auxquelles serait forcément condamné, à peine maître du pouvoir, tout parti républicain patriote, modéré et conservateur, ne fonderaient sur rien, ne poseraient sur rien, et, faute d’un appui, aboutiraient nécessairement à des chutes nouvelles, mais beaucoup plus profondes.

La profonde erreur de 1895 fut commise assez innocemment pour que, le dégât reconnu, on garde le moyen d’en plaindre les auteurs. Quinze ans plus tard, ni la pitié ni la clémence, ni l’excuse, ne sont possibles. Après la faute immense dont nous subissons encore les contre-coups, toute épreuve de même genre ferait honte à l’esprit politique de notre race. Tout désir, toute tentative de refaire la République modérée et conservatrice doit se juger à la clarté de la faute ancienne et de sa leçon. Non seulement il ne vaut pas la peine de désirer une pareille République, mais il importe de la haïr comme le plus dangereux des pièges tendus à la France par nos ennemis du dehors et du dedans. Son rêve peut flatter l’imagination par un air résigné et conciliateur. Mais ce n’est rien qu’un rêve, médiocre en lui-même et, par ses conséquences, fou. Personne n’a le droit d’exposer la patrie pour un conte bleu. Il faut que les Français puissent s’en rendre compte. Disons-le leur, et rudement, pour qu’on ne les voie plus s’asseoir ni hésiter à ce carrefour de l’action.

Quelque abrupt que soit le sentier que nous découvre la vérité politique, il reste le seul praticable. Quelque plane et aisée qu’apparaisse l’erreur, elle conduit en un endroit d’où il faut rebrousser chemin. Ceux qui se représentent clairement et d’avance cette nécessité, ceux qui calculent les conséquences de leur départ, ceux qui savent que, si la couleur de Demain reste mystérieuse, une chose est pourtant certaine, à savoir que Demain luira, ceux-là trouveront plus pratique d’éviter et d’économiser les pas dangereux. Prévoyants, ils s’efforceront de se mettre en route sans manquer à ce très petit nombre d’indications rationnelles que l’on appelle les vérités de principe et qui renseignent le passant à la manière d’écriteaux dans un bois épais ! — « Possibilité de passer par là. Impossibilité de passer par ici… » Cela ne veut point dire qu’il suffise d’enfiler un bon chemin pour atteindre le but, car il y faut encore des jambes, du cœur et des yeux, mais cela certifie que les meilleures jambes du monde, les plus beaux yeux, les plus grands cœurs ne peuvent empêcher une direction fausse de manquer le but désiré, ni un mauvais chemin de mener contre un mur à pic ou de déboucher sur le précipice.

C’est une vérité générale que la politique extérieure est interdite à notre État républicain. C’en est une autre que la Nation française ne saurait se passer de manœuvrer à l’extérieur. De ces deux principes, il résulte que la France républicaine, aussi longtemps qu’elle sera et républicaine et française, quels que puissent être les talents ou les intentions de son personnel dirigeant, demeurera condamnée à des manœuvres gauches, énervantes et plus que dangereuses pour l’intégrité du pays et l’indépendance des habitants. Le démembrement est au bout.

Un passant distrait peut sourire d’énoncés aussi généraux, Mais le citoyen réfléchi se rappellera qu’un principe général représente le plus grand nombre des réalités particulières à leur plus haut degré de simplification : l’expérience historique et géographique s’y trouve concentrée dans une formule suprême, comme un or qui figure toutes les parcelles de sa monnaie. On peut avoir raison sans principe en un cas sur cent ; avec les principes, on a raison dans cent cas contre un. Plus quelque principe établi est général, moins il est éloigné de nous ; plus c’est un être familier auquel nous aurons des chances d’avoir affaire. Mais aussi plus il a de chances de s’appliquer aux faits quotidiens, plus il est digne d’attention et d’obéissance.

La haute abstraction dont je supplie nos concitoyens de se pénétrer avant toute chose est établie par l’exemple des diverses nations, et de la nôtre même. La République de Pologne et la République athénienne, notre expérience de 1871 et notre expérience de 1895 en seront d’éternels témoins : il n’y a pas de bonne République démocratique. Parlementaire ou plébiscitaire, radicale ou modérée, « les deux se valent », comme le duc Albert de Broglie disait si bien !

Cette maxime, reconnue, comprise et obéie sauverait la France. Si les Français la méconnaissent, sa vérité n’en sera aucunement altérée, mais elle entraînera la disparition de la France. Les républicains patriotes peuvent choisir : la République ou la patrie ?