Nouvelle Librairie Nationale (p. 3-7).

I

L’AVÈNEMENT DES MODÉRÉS

L’avènement des républicains modérés supposait la défaite du boulangisme (1889), le ralliement des catholiques (1890), les menaces, puis les attentats anarchistes (1892, 1893, 1894), la révélation de l’esprit nouveau par Eugène Spuller[1], l’assassinat du président Carnot, l’élection « réactionnaire » de Jean Casimir-Périer (1894-1895), enfin l’avènement de Félix Faure à la présidence. On se souvient que Félix Faure fut élu sur la désignation explicite de Mgr le duc d’Orléans : la lettre du prince au président de la droite sénatoriale, M. Buffet père, faisait écrire à Joseph Reinach : « Je dis qu’il y a là quelqu’un. »

La suite de ces événements dénote le progrès régulier de certaines idées de droite. Tout au début, la grande pensée de M. Constans avait été de gouverner avec « les gens bien ». Elle se réalisait à vue d’œil. Les républicains se rangeaient. Leur meilleur historien fait dire à un préfet juif de cette période que le gouvernement se préoccupait d’aiguiller l’esprit public vers une certaine distinction de goûts et de manières[2]. Ce détail d’attitude et d’équipement exprime en perfection la tendance de l’heure. On allait à un régime aristocratique.

On n’y allait point sans combat, la lueur des bombes révolutionnaires l’atteste. Ces cinq années parlementaires présentent une série d’actions radicales et de réactions modérées, menées les premières par MM. Bourgeois, Peytral, Burdeau, les autres par MM. Ribot et Charles Dupuy, souvent au sein des mêmes cabinets, dits cabinets de concentration républicaine. L’alliance russe se dessinait, et cet événement diplomatique plein de promesses faisait pencher la balance du côté de l’Ordre. Si, d’ailleurs, les outrances de la prédication anarchiste avaient été écoutées avec complaisance, la propagande par le fait selon Ravachol, Vaillant, Émile Henry et Caserio détermina des paniques dont l’opinion la plus modérée profita. On eut des ministres à poigne. Leur action était faite pour les user rapidement, mais l’œuvre subsistait. En sorte que les « gens bien », se trouvant rassurés, prirent le courage d’oser des rêves d’avenir.

Il m’a été parlé, et il m’est arrivé quelquefois de parler moi-même d’un très vague « complot royaliste » qui aurait été ébauché vers le même temps. Il consista probablement en de simples conversations. La date peut en être placée aux premiers mois de 1896. Le public témoignait de sa crainte de l’impôt sur le revenu, et, les ministres s’étonnant de voir la Russie les pousser de plus en plus à se rapprocher de Berlin, quelques hommes politiques très républicains d’origine, dont j’ai bien oublié les noms, se demandèrent si le moment n’était pas venu de réaliser, comme on dit en Bourse, c’est-à-dire de convertir en des valeurs certaines, en des institutions stables, résistantes, définitives, les avantages de la politique modérée suivie jusque-là : il devenait trop évident qu’on allait se trouver aux prises avec de sérieuses difficultés. Ne valait-il pas mieux éviter ou réduire ces difficultés à l’avance en en supprimant les facteurs, l’occasion et le terrain même ? Le moyen le plus sûr de garantir et de fonder à tout jamais la politique modérée n’était-il pas, dès lors, de renverser la République et d’établir la Monarchie ?

Cette question hantait et tentait des esprits sur lesquels j’ai été renseigné de première source.

Cette tentation ne doit pas paraître incroyable. Ne serait-ce que pour l’honneur de ce pays, l’on se réjouirait qu’il se fût trouvé, en effet, dans les conseils supérieurs du gouvernement ou les alentours du pouvoir, beaucoup d’hommes assez sensés, assez sérieux, assez pratiques pour avoir conçu, dès cette époque, ce projet. C’était l’heure, c’était l’instant : il fallait se garder de les laisser passer. On pouvait encore assurer à l’État conservateur le moyen de durer et la force de s’ordonner. Les modérés avaient le choix : réaliser, ou s’exposer à de cruelles aventures sur la face mobile du régime électif et des gouvernements d’opinion.

Ils choisirent le risque. On ne fit pas un roi. Il ne sortit qu’un ministère de ce puissant effort d’imagination. Ce fut, il est vrai, le ministère modèle : ministère homogène, ministère sans radicaux, animé, disait-on, d’un esprit unique, incapable de tiraillement et de dissension. Les dix-huit premiers mois de ce ministère Méline ont d’ailleurs mérité d’être appelés la fleur de la présidence de M. Faure.

On y verra aussi la fleur ou plutôt la semence des périls qui depuis ont serré le pays de si près !

Mais les contemporains affichaient une magnifique assurance. Oui, bien des ruines étaient faites ; les sujets d’inquiétude étaient nombreux : on ne s’aveuglait pas sur les éléments qui se coalisaient contre la société et contre la France ; mais, comme aucune agitation n’annonçait encore une catastrophe prochaine, on tirait gloire et gloriole de toutes les apparences contraires ; satisfait des dehors, ébloui des effets, on traitait d’importun qui s’occupait des causes. Ainsi, pouvait-on prendre pour la paix sociale de fuyantes clartés de concorde civile. On avait une armée, on croyait avoir une flotte, on venait de signer une belle alliance : sécurité, donc sûreté.

Par le poids de cette fortune, par ce mirage du bonheur inattendu, notre audace naissante devait tourner les têtes vers l’action au dehors, et notre pied glissait du côté de la pente de l’erreur que nous expions. Quand le ministre des Affaires étrangères imagina de concevoir une vaste combinaison politique, il ne rechercha point si ce grand luxe, très permis à l’empire allemand et même au royaume de Grèce, était bien accessible à la République française.

Cependant, jusque-là, elle-même en avait douté.


  1. Le 3 mars 1894, M. Spuller, alors ministre des Cultes, vint célébrer à la tribune de la Chambre un « esprit nouveau de tolérance, de bon sens, de justice, de charité », qui animerait désormais « le gouvernement de la République dans les questions religieuses ». Il fut approuvé par 315 voix contre 191. Ces dernières étaient d’ailleurs les seules à savoir ce qu’elles voulaient.
  2. Anatole France : Histoire contemporaine.