Kiel et Tanger/Préface/06

Nouvelle Librairie Nationale (p. lxxxi-xcvii).

vi

l’esprit du mal


Pauvre éphémère Renaissance unanime de l’orgueil français, union spontanée ou concordance artificielle des ignorances et des roueries de la politique courante ! Nous ne triomphons pas de cette dépression, message de ruine civile ; mais nous estimons qu’il serait de devoir élémentaire d’en approfondir les raisons. Car enfin voilà la troisième fois depuis dix-huit ans qu’on essaie et qu’on manque un dessein conservateur et national dans la République. Ni en 1895, comme il est exposé au chapitre premier de Kiel et Tanger, ni en 1910, comme le disait la première préface du même livre, ni davantage en 1913, comme nous le voyons, ces entreprises ne correspondent à l’intention. Ce que nous exposons n’est donc pas une vue de l’esprit à l’appui d’une thèse, c’est l’histoire suivie selon le droit fil des événements, sans aucune idée préconçue. Considérez l’objet, car tout dépend de lui. Notre simple lumière s’y dégage des choses, elle n’en est rien que l’esprit, l’esprit des affaires publiques analysé sans partialité, mais avec un peu d’attention.

La plus récente expérience, celle qui est en train d’échouer et ainsi d’exposer gravement le pays, a été faite dans des conditions favorables, qui ont tiré de la masse républicaine tout ce qu’elle peut contenir de bons sentiments français, de vertus nationales. Nous l’avons aidée de nos ressources propres, nous lui avons donné, — quelquefois à coups de défis et de provocations — tout ce qu’un mouvement royaliste comporte d’initiative patriotique, d’autorité et d’ordre quand le Roi n’est pas là, régnant et gouvernant. Mesurez le concours chaleureux, désintéressé, magnifique, de Léon Daudet par son enquête de l’Avant Guerre, celui de Maurice Pujo et de ceux qu’il appelle ses « gendarmes supplémentaires », les camelots du Roi et les étudiants d’Action française, par leurs belles campagnes en faveur des trois ans. Supputez le courage ainsi communiqué à des régions plus froides de l’opinion conservatrice et patriote, qui s’éveillaient et se réchauffaient après nous. Non contents de ne leur créer aucun embarras, nous aurons couru en avant par toutes les voies où leur timidité naturelle devait faire hésiter des républicains de naissance. Ces voies, nous les avons ouvertes et quelquefois forcées afin de frayer le passage. Notre action ayant seule les moyens de mordre, de pénétrer, d’entraîner, nous avons été, durant des mois et des saisons, comme la pointe et la flamme spirituelle d’une lame que nous engagions avec nous : bon gré, mal gré, elle finissait par suivre et entrer. Les républicains éclairés ne nient plus ces bienfaits certains ; consciente ou non, l’idée royaliste ne cesse de les occuper, invisible et présente, Mais l’illusion était de croire qu’ils pourraient continuer indéfiniment un tel échange de bons procédés : nous, fournissant les ouvertures, les conseils ou les suggestions utiles ; eux s’en faisant honneur par des tentatives d’application.

Il aurait fallu nous écouter jusqu’au bout ou ne pas nous entendre. Si l’on était résolu à écarter décidément la conséquence de tout ce que l’on amorçait, il eût mieux valu ne poser aucune de ces amorces, car, sans le Roi, elles aboutissent naturellement à des phénomènes de retour anarchique d’autant plus vifs que l’on aura fait présumer d’intentions plus réactionnaires sans s’être muni de l’instrument d’une réaction franche, effective, mesurée et sage.

Cet indéniable concours moral des royalistes, qu’il lui faut accepter en le désavouant, n’est pas sans dommages immédiats pour un gouvernement républicain à vues patriotes. Assurément, on sert un régime, quel qu’il soit, quand on l’aide à vivre ; mais on le dessert lorsque, en même temps, on ruine la confiance dans son esprit, le respect de sa procédure et de son formulaire. À chaque instant le gouvernement républicain modéré dialogue et polémique avec notre pensée, la contestant par sa parole, mais la mêlant à sa pratique perpétuelle. Position gênée et gênante qui ne peut durer indéfiniment. Toutefois les républicains au pouvoir n’y renoncent pas sans ennui : « Grâce à vous », nous disait l’un d’eux, « je puis me faire une moyenne « par rapport à Jaurès[1] ».

Chétive conception où l’économie d’un régime dépend de ses ennemis à l’intérieur ! Ces adversaires officieux et bénévoles doivent répondre à son appel, où il est perdu. Car leur appoint n’est pas exigé sur une question secondaire, pour une manœuvre de luxe, ni une affaire d’occasion : non, non, c’est aux affaires de salut public, au fondement des institutions militaires et civiles que le royaliste et l’antidémocrate doivent coopérer avec l’État démocratique et républicain, à peine de mort pour cet État, qui, livré à lui-même, ne connaîtrait sur ces points-là qu’hésitation funeste, débat stérile et furieuse contradiction… La sécurité nationale est livrée à un jeu de forces dont la présence et la mise en œuvre, nullement assurées en fait, sont, au contraire, exclues formellement par le droit constitutionnel du régime.

Aussi, quand y naît par hasard un accord spontané des bons citoyens, c’est un bienfait que rien ne prolonge et que personne ne maintient. Entre ce bien présent et les maux ultérieurs possibles l’État est neutre. L’État semble se désintéresser de conduire sa bonne et heureuse fortune jusqu’à l’aurore d’un lendemain qu’il ne peut avoir souci de garantir. La garantie n’existerait que par l’institution d’un magistrat préposé et intéressé uniquement à l’accord, au bien. Mais ce magistrat est exclu par le seul nom de République. La République confie le soin de maintenir l’accord à cet accord lui-même, c’est-à-dire à rien du tout. Elle fait confiance à la fermeté de l’opinion, à la raison du jeu des partis. Autant dire qu’elle se confie à la vague. Patriotes, conservateurs, assurez-vous sur cet élément…

De plus, nos idées, nos formules, qui mettent si haut l’idée de l’État, ont la vertu d’irriter tel républicain et d’attirer tel autre : contribuant ainsi à les diviser furieusement, elles les poussent à s’entre-détruire avec plus d’entrain. Discuter et se prendre aux cheveux sur tout, aboutir le plus tard possible à l’action, qui impose l’union, c’est chez eux, à la fois, habitude, système et fatalité. Ils n’en sortent que s’il s’agit de préserver cette façon de perdre la vie et le temps : en ce cas de défense républicaine, ils agissent d’autant plus vite qu’ils sont plus pressés de revenir à leur cher entr’égorgement.

On est patriote, on est royaliste avec quelqu’un, pour quelque chose. On est républicain, surtout contre quelqu’un, pour réprouver ou désavouer quelque chose. Ce n’est pas en vertu d’un raffinement vain que de « Jeunes républicains », voulant honorer Jeanne d’Arc, trouvent à la louer comme victime de l’Église et du Roi plutôt que de la considérer tout d’abord en libératrice de la patrie : la libération de la France mettrait les gens d’accord, mais elle ôterait du culte de Jeanne le piment spécial dont les Partis ne se passent point. Dès qu’une circonstance quelconque oblige ces partisans-nés à reléguer au second plan l’intérêt factieux pour se maintenir dans la communauté de l’intérêt ou du sentiment national, ils y sont mal à l’aise, ils en souffrent, leur conscience républicaine ne tarit pas de ses chicanes à leur conscience française : chicanes juridiques, chicanes philosophiques ou religieuses, toutes ayant figure et force de scrupules. Même chez les meilleurs, elles devaient cruellement envaser la direction gouvernementale,

Mais ce n’est pas tout.

Il faut tenir compte du profit que l’on tire de toute division dans le système diabolique où le fait d’agiter l’opinion et de contredire le gouvernement fait la fortune politique des hommes.

Les méchants, qui existent, sont nés pour abuser de la conscience des bons. Leurs embûches auront d’autant plus de succès qu’elles pourront agir sur des esprits troublés et des caractères irrésolus. Les circonstances difficiles créeront des adjuvants et des stimulants nouveaux pour leur intrigue, Tandis que les Français loyaux s’imposaient, après Agadir, une réserve dont on a vu plus haut la rigueur, il était naturel que les patriotes conditionnels tinssent une conduite tout opposée ; les étrangers du dedans et les séditieux à leur solde, voyant s’élever leurs facultés de tout entreprendre, devaient essayer de mettre l’aventure à profit. S’ils apercevaient mieux le point faible de l’État, leur indifférence à la cause française les dégageait de l’embarras sur le choix du moment et celui des moyens. À la renaissance du patriotisme devait, par conséquent, répondre comme un renouveau révolutionnaire. L’effort cosmopolite est appelé à grandir assez promptement. On ne voit pas ce qui l’empêchera de dominer bientôt les partis républicains, lui qui, au fond, ne diffère en rien de la République. Pas plus que lui, la République, dans l’esprit de ses fondateurs et de ses logiciens, n’admet ni armée, ni famille, ni classes, ni épargne, ni propriété, ni ordre, ni patrie, rien enfin qui soit national ou social. Le point de départ des républicains les induit à laisser complaisamment se réaliser le programme révolutionnaire, sinon à le réaliser d’eux-mêmes. La démocratie vénère obscurément l’anarchie, comme son expression franche, hardie et pure. Quand le malheur des temps l’oblige à la combattre, elle en subit secrètement la fascination, et c’est toujours de ce côté qu’elle tombera dès qu’une cause extérieure cessera de l’impressionner.

Comme deux de ces causes agissaient puissamment (les menaces européennes, notre action sur l’esprit public) il était difficile aux républicains de gauche de traiter d’idolâtres et d’adorateurs de Moloch les demi-radicaux qui pressaient le pays d’adopter pour commune mesure le critère de son intérêt national. L’esprit républicain se consolait en prévoyant que les partis ont toujours été subtils et habiles à se déchirer sur la manière de comprendre le bien public. Tout débat un peu prolongé sur le meilleur moyen de servir la patrie peut finir par causer tout autant de désordres que l’antipatriotisme, l’antimilitarisme et l’anarchisme réunis.

On peut d’ailleurs adopter ce critère en le détestant. C’est le parti que prirent notamment Jaurès et Sangnier — le Jaurès de l’Affaire, le Sangnier de Par la Mort ![2]… Ces ennemis publics prétendirent servir, et bien mieux que les autres, et même servir seuls l’intérêt sacré. Ce privilège revendiqué hardiment leur assura le libre usage de toutes les ressources du vocabulaire patriotique et les introduisit dans le débat à la manière de ces belligérants sans drapeau ni uniforme qui déterminent les plus sinistres méprises. Grâce à eux, par l’effet de leurs cris confus et leur agitation de filles furieuses, l’objet de la discussion se déplaça : on ne contestait plus de la valeur ni de l’utilité de certaines mesures pour la patrie, on ne traitait que du mérite des patriotes avoués, de la sincérité des patriotismes mis en comparaison : tout le débat se réduisit à savoir en un mot si le préopinant était aussi patriote que l’opinant. C’est sur ce petit point que, par l’art oratoire, on se foudroya.

— … Vous manquez de patriotisme

Je suis aussi patriote que tous

Ces misères feront comprendre pourquoi nous conseillions aux écrivains de la réaction poincariste de ne pas abuser de l’étalage des bons sentiments et pourquoi nous disions qu’il importait de substituer méthodiquement aux explosions du bon cœur français l’étude des moyens de réorganiser notre France ? Ce n’était pas mépris ni sécheresse, mais désir d’un ouvrage utile. On a enivré les Français du doux spectacle de la générosité de leur âme. La question n’est pas là. La question, c’est d’armer, d’exercer et de protéger cette âme si belle. Ni l’idée et l’amour de l’unité française, ni l’idée et l’amour de la patrie française ne suffisent à réaliser l’unité ni à servir effectivement la patrie. Seul, le gouvernement de la parole et de la plume peut encore se leurrer de cette fumée vénéneuse.

Le patriotisme tribunitien exhumé par les chefs révolutionnaires de leurs magasins d’autrefois rendait hommage à la vigueur de l’opinion patriotique. Mais il la minait de toutes ses forces. Après tout, pourquoi pas ? L’opinion faite, l’opinion nantie et devenue maîtresse du gouvernement a-t-elle le droit d’étouffer l’opinion à nantir et qui se fait ? De très abondantes contributions matérielles sont assurées du dehors à l’opinion antipatriote ; l’Étranger prend trop d’intérêt à ce que nous soyons divisés et faibles pour cesser de soutenir l’opinion qui affaiblit notre esprit public. L’afflux des étrangers à Paris, une garnison de plusieurs milliers de Juifs russes, galiciens et roumains, tous révolutionnaires, qui campent au Marais, aux Gobelins et à la Glacière depuis l’affaire Dreyfus, ajoute aux subsides financiers un certain appoint de militants armés, ceux que l’on a vus opérer en 1909 à l’assaut de l’ambassade d’Espagne et que l’on a revus en 1913 au Manège du Panthéon. Ces militants suffisent pour conserver un reste de vie à la doctrine des « vive l’Allemagne » et des « À bas la patrie ». Or, celle-ci devait soutenir et encourager le centre et la droite des unifiés.

Les parlementaires d’extrême-gauche devaient aussi trouver un avantage personnel à seconder énergiquement, et coûte que coûte, le mouvement antimilitaire. Ils reprenaient contact avec les organisations révolutionnaires, dont l’avant-garde avait fini par se détacher d’eux. Ils employaient à leur service une idée basse et lâche, mais courante, qui fournissait à leur agitation la force motrice naturelle, capable de la mettre en marche. Ils y trouvaient ou comptaient y trouver de quoi balancer, pensaient-ils, ce réveil patriotique, réactionnaire, royaliste qui inspire aux prétendus avocats du peuple tant de surprise mortifiée et de honte envieuse ! Enfin, toute perturbation permet toujours au « Parti » de faire figure devant le pays pendant l’heure qui passe.

Quant au lendemain, qu’aurait-il pu apporter de pire que l’état d’atonie où vivait le « Parti » ? Le raisonnement de Jaurès et de ses amis en mars dernier était d’une grande simplicité : — Si la loi est votée, et que la guerre éclate, l’agitation menée nous aura donné des forces en vue de tout événement consécutif ou concomitant aux hostilités ; si la loi est votée sans que la guerre éclate, il y aura sous peu fatigue, mécontentement et murmure — toutes choses inhérentes à un service militaire égal, et à long terme ; si enfin le projet de loi est rejeté ou considérablement amendé, nous en tirerons mérite et honneur aussi longtemps que la paix sera maintenue et, quand viendra la guerre, notre mauvaise action sera mise en oubli par le rapide cours d’événements plus graves, et qui balaient tout, comme fut oubliée en 1870 et 1871 la conduite des républicains pacifistes de 1867, 1868, 1869 : ne devinrent-ils pas, au 4 Septembre, les maîtres de tout ?

Par le régime républicain, ce Parti hostile à la France joue donc sur le velours en France : des hypothèques prises par lui sur les quatre faces de l’avenir, s’il est vrai que toutes sont ignobles et conduisent à l’abaissement de la patrie, aucune ne trompe l’intérêt personnel et alimentaire de ses auteurs. Aussi séduisent-elles bon nombre de radicaux et de radicaux-socialistes, — la « jeunesse » du Vieux parti. Le génie opposant et l’esprit de contradiction propre à la nature du démocrate a retrouvé son élément vital dans cet élan nouveau donné tout d’un coup aux intérêts et aux sentiments antimilitaires[3]. C’est pourquoi les bonnes résolutions de l’année précédente ont craqué toutes à la fois, les bons propos se sont débandés, pour les motifs les plus simples, les plus grossiers et les plus faciles à prévoir.

Mais, éternel enfant qui chante dans la nuit pour se donner du cœur, c’est l’instant que choisit le Gouvernement pour formuler les prétentions les plus sensiblement contraires à sa structure profonde et à la crise qu’il traversait. La cérémonie annuelle des Jardies, en commémoration de Gambetta, fournit l’occasion d’attaquer un air de bravoure ! Le ministre de la Guerre Étienne vanta « la continuité d’action » de la République, malgré la composition (« souvent si diverse ! ») de son personnel dirigeant. Joseph Reinach, sorte de ministre sans portefeuille et perpétuel, plus que ministre même, comme Warwick était plus que roi, voulut enchérir sur Étienne. Fort de son inviolabilité personnelle et de l’impudence particulière au peuple juif, il déclara : « Ces erreurs et ces fautes ne se sont produites que dans la politique intérieure de la République ; le pays n’en a pâti qu’au dedans ; mais jamais la France, sous la République, n’a été atteinte, au dehors, par la faute de la République, comme elle l’a été en d’autres temps, sous les gouvernements personnels, dans sa force et dans son prestige ! »[4] Un peu plus modeste ou moins hardi, le ministre des Affaires étrangères M. Pichon, jura que « notre régime, si décrié par ses ennemis », était « capable » « de subordonner ses intérêts de parti à l’intérêt suprême de la patrie ». Ah ! vraiment, il en est capable ? Sous les veux du monde ironique, la production de ce paradoxe de démocrate, qui eût fait figure d’inavouable truisme chez tout représentant d’un gouvernement régulier, fit juger que les fortes têtes du mouvement républicain national commençaient à n’être plus très certaines d’avoir faison contre M. de Selves, contre M. Anatole France, contre nous-mêmes. Leur inquiétude s’exprimait au travers du plus fallacieux des chants de triomphe.

Il eût été beaucoup plus sage que MM. Pichon, Étienne, Barthou, Poincaré, Millerand, toutes ces créatures d’un même mouvement, tous ces fonctionnaires d’une même idée vraie, s’occupassent de faire aboutir ce mouvement en suivant l’idée jusqu’au bout. Il leur eût appartenu de réaliser ce que Méline et Hanotaux (ces Poincaré-Barthou de 1896), ont manqué avant eux, Ceux-ci l’avaient manqué faute de savoir et de voir. Mais eux ! Avec tous les exemples de l’histoire de leurs aînés, avec les souvenirs de leur propre aventure, avec les clartés du programme royaliste qu’ils empruntaient, avec toutes les facilités du pouvoir, comment en étaient-ils à rédiger en ces termes affirmatifs de simples désirs ou des rêves, à mettre au temps présent leurs vues optimistes sur le futur, à contredire jusqu’au son de l’heure même où tout commençait d’ébranler cette chimérique espérance ?

Leur cantique insensé est de la mi-avril 1913.

Cinq semaines plus tard, tous les voiles se déchiraient, l’identité hautement invoquée entre la patrie et la République tombait de toutes parts. Le 21 mai, à la Chambre, devant les faits nouveaux qui venaient de se produire, M. Barthou se voyait contraint de crier que la défense nationale était actuellement la forme la plus impérieuse de la défense républicaine. M. Vallée proclamait, le même jour, dans la Marne : « Il y a quelque chose au-dessus de la République, c’est la défense et la conservation de la Patrie. » L’avant-veille, un autre sénateur, M. Henry Bérenger, avait posé la distinction et l’opposition en termes plus crus, « La France… n’acceptera définitivement la République que si la République ne favorise pas la désorganisation de la France. » — Plus loin : « Le devoir s’impose donc au Parlement, s’il veut maintenir la République, de refuser toute compromission avec les alliés officiels du drapeau noir et de l’antipatriotisme, » Pour mieux serrer sa pensée, Bérenger accouchait de la forte maxime : « La République a pu vaincre, non sans des luttes pénibles, les partis monarchiques et le parti clérical. Il lui reste à se vaincre elle-même ou à disparaître. »

Se vaincre elle-même ! Le système politique chargé de faire vivre la nation contient donc un ennemi de cette nation ? Il lui faut vaincre l’ennemi intérieur pour remplir le premier de tous ses devoirs, qui est de repousser l’ennemi du dehors ; il lui faut lutter contre son moi avant d’aller contre la Prusse ? Son « moi » secret est donc l’allié du Prussien ?

Les mêmes inquiétudes apparaissaient dans les articles d’un jeune écrivain républicain inquiet, qui n’est pas sénateur comme Bérenger, mais qui le sera à son heure, et qui est dès aujourd’hui le porte-parole d’une jeunesse très républicaine, mais plus troublée encore que républicaine : M. Edmond du Mesnil, directeur du Rappel. Que s’était-il passé ? D’où venait tout ce trouble ? Tout simplement les idées de la République avaient repris un corps. En revêtant ce corps naturel et logique, en se révélant ce qu’elles étaient, sédition militaire et indiscipline civique, en faisant explosion à Toul, à Châlons, à Belfort, à Rodez, un peu partout, les idées républicaines établissaient par des actes incontestables leur incompatibilité avec l’honneur, le devoir, le drapeau, la cité. Tout ce qu’avaient prédit les politiques, les moralistes, les historiens du Droit, les psychologues sociaux et les philosophes d’État s’était réalisé sans plus, et l’opposition éclatait entre le citoyen et le soldat, entre « l’armée disciplinée, équipée scientifiquement, et une nation gouvernée démocratiquement » (Charles Benoist).

Ce n’était certes pas la première fois que des troupes se révoltaient, ni que l’Ennemi essayait de les débaucher ; mais ce n’était qu’en régime républicain que la mutinerie avait pu invoquer la Charte même du régime : la souveraineté de l’individu, l’autorité et l’insurrection du sens propre, les maximes de liberté civile, d’égalité politique, de fraternité internationale, tout ce qui se placarde, au nom du Peuple français, sur tous les murs, tout ce qui se récite, d’après la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dans les écoles de l’État. L’esprit des principes directeurs et fondamentaux de l’État insurgeait les défenseurs de l’État. Devant cette révolte, moins grave en soi qu’on ne l’a pu craindre[5], mais extrêmement significative, chacun a dû poser, reconnaître et examiner la double et invincible difficulté de soumettre la République au service de la Patrie ou d’accommoder la Patrie au naturel de la République.

Elles sont deux, voilà le fait mis en lumière par le grave échec militaire qu’un simple murmure venu des camps fit essuyer au poincarisme devant la Chambre.

Preuve, et preuve par neuf, qu’il n’était pas aussi facile que l’on voulait bien s’en flatter de « prendre » aux royalistes leur programme patriotique pour en confier la réalisation à la mauvaise ouvrière qui s’appelle démocratie. Le statuaire eût été sage de calculer la dureté du marbre, la fragilité du ciseau. « Elle est le Mal », disait M. l’abbé Lantaigne en parlant de la République.

  1. C’est l’erreur commise par le spirituel auteur des Problems of power, M. Morton Fullerton, erreur d’autant plus excusable chez lui qu’elle se rattache à une notion très anglaise de l’équilibre et du bienfait des Partis. Après avoir traité l’idée monarchique de « morte », ce qui est gai, notre confrère écrit ces mots que je ne puis ni ne veux traduire « It is impossible, however, to exaggerate the admirable and useful role of certain leaders of the anti republicain opposition in helping to create discontent in France and to transmute that discontent into a force capable of destroying grave abuse. The service rendered in french society, and even to the Republic, by M. Charles Maurras, the Royalist leader, are invaluable. » Le présent chapitre fait voir dans quelle limite étroite peut s’améliorer une République française et comment l’unique réforme qui lui soit applicable, c’est la suppression pure et simple.
  2. Dans ce drame, M. Marc Sangnier bafoue l’idée de la revanche et tourne en ridicule le patriotisme guerrier. Voyez, à l’appendice de mon Dilemme de Marc Sangnier une analyse de Par la mort, rédigée par M. François Veuillot.
  3. En juillet 1913, nous avons eu l’amer plaisir de revoir jusque dans l’Action de M. Bérenger, qui était devenu ultrapatriote, des déclamations contre le militarisme et les traîneurs de sabre.
  4. Ce discours de M. Reinach, paru au Temps du 14 avril 1913, fut loué sans restriction dans le Temps du lendemain 15 par M. André Tardieu. Or, les louanges prodigués à ces contre-vérités sont incluses au même article, cité plus haut, où M. Tardieu écrivait : « M. Pichon… était au quai d’Orsay à l’heure où la guerre a été le plus menaçante — en octobre 1908 — et il sait ce qu’il en peut coûter à ces heures-là de n’être pas assuré militairement quand on a la lourde charge d’agir diplomatiquement. Voilà comment la République n’a « jamais été atteinte du dehors ! » On se demande : avec quoi tout ce monde-là pense-t-il ? Est-ce avec sa moelle épinière ? Un encrier renversé tracerait des paroles plus raisonnables.
  5. C’est toutefois cette révolte qui a fait mutiler la loi de trois ans tombée à trente-deux mois et décider le renvoi de la classe de 1910, par la Chambre des députés, malgré l’objurgation des radicaux patriotes tels que M. André Lefèvre, et au grand scandale de ce bon apôtre de Clemenceau devenu nationaliste pour le simple plaisir de faire tomber des ministres : un mouvement d’indiscipline militaire sans grande importance aura été décisif dans ses répercussions politiques. Toujours l’œuvre d’institutions inertes pour le bien, mais ardentes multiplicatrices du mal !