Nouvelle Librairie Nationale (p. 93-100).

XIV

LA DIPLOMATIE SPÉCULATIVE

L’explication par l’amour-propre des personnes a besoin d’être complétée si l’on veut se rendre compte de tous les faits.

Pour que des hommes mûrs, et qui n’étaient pas plus bêtes que d’autres, aient pu se laisser entraîner et dominer par une passion de petite-maîtresse, il faut qu’ils se soient crus à l’abri de bien des dangers. Un abandon facile, un consentement prolongé à de telles faiblesses, montrent bien qu’ils avaient le sentiment profond de ne rien risquer. Tous les deux ont joui certainement d’une grande sécurité d’esprit depuis les premiers jours de la présidence Loubet jusqu’au printemps de 1905. Ils ont vécu ce laps de temps dans l’intime persuasion que tout était permis, qu’il ne pouvait rien arriver.

L’Europe leur semblait inerte. Ils croyaient que nulle manœuvre diplomatique n’aboutirait jamais à la mettre en mouvement. À part les clauses purement commerciales, tout ce qu’ils signaient et contresignaient à tour de bras, sous le titre pompeux d’accords, d’alliances, d’ententes et d’amitiés, signifiait pour eux un avantage de parade, un sacrifice de façade ; ils n’y voyaient que des exercices de protocole où chaque nation étalait, comme ils croyaient devoir le faire au nom de la France, le souci de briller pour tenir son rang. Les conventions militaires elles-mêmes ne semblaient devoir conserver de valeur que sur le papier. En s’accumulant, ces « papiers », simples signes ou signes de signes, allaient être affectés d’un coefficient d’importance plus ou moins fort, se compenser ou non, s’équilibrer ou non, à la cote européenne et américaine : dans la réalité des choses, il n’en serait ni plus ni moins que ce que l’opinion de l’Ancien ou du Nouveau Monde en voudrait opiner. Le plus faible ou celui que l’on estimerait tel, pourrait subsister, et fort bien, dans la pire faiblesse, s’il avait pris ses précautions économiques et financières. Dans l’ordre politique pur, tout ce qui se ferait serait fait « pour rire », comme on dit avec les enfants, en manière de jeu. Beau jeu fastueux et brillant, mais sans péril, bien que les intérêts les plus graves y fussent mêlés : personne n’en doutait dans le monde officiel. La diplomatie n’était qu’un théâtre, armes en carton-pâte et foudres imités par des roulements de tambour.

Sur cette hypothèse admise de tous, l’on persévéra donc à nous aventurer dans le courant des grandes tractations internationales, Toute la destinée française y fut lancée avec le même sentiment que ces spéculateurs qui trafiquent en Bourse sur des denrées inexistantes : l’objet des stipulations fut perdu de vue, on n’en apercevait plus que le titre flottant, dans une brume vague où les solides milliards de M. Carnegie ou de M. Rockefeller auraient été amalgamés à la pâte indécise des trésors de Mme Humbert. Cet état d’esprit était si bien celui des gouvernants radicaux que, à la première épreuve que subit notre allié russe, ils perdirent à peu près toute notion des signatures échangées, des revues passées ensemble, des visites reçues et rendues entre lui et nous : de toute évidence, les cérémonies dans lesquelles on s’était coudoyé, les grands noms, les grands mots, les banquets à discours, les tapages, l’apparat et la chamarrure avaient entièrement caché à ceux qui contractaient en notre nom le fond et le corps du contrat, qui était l’engagement défini de quelque chose de concret, les forces françaises, à une autre chose concrète, les forces de la Russie.

À ce vertige de grandeurs imaginaires, à cette faiblesse de cœur et d’esprit, s’était ajoutée l’influence d’un préjugé maçonnique extrêmement puissant sur tous les vieux républicains. Ce préjugé veut que l’ère des guerres soit bien close en Europe et que, hors d’Europe, tout doive toujours s’arranger à l’amiable par des sacrifices mutuellement consentis entre les puissances coloniales.

On s’était quelquefois arrangé en effet. Des conventions idéalistes, comme celles qui ont été passées entre l’Angleterre et nous, oont paru réaliser sur la terre un bon type d’équitable balancement. Tout le monde donnait, tout le monde recevait, et, semblait-il, avec une équivalence parfaite. Ce semblant suffisait pour éloigner l’idée fâcheuse de vainqueurs et de vaincus ou de gagnants et d’évincés. Comme il s’agit de territoires à exploiter ou bien à cesser d’exploiter, où l’essentiel dépend de la mise en valeur industrielle et commerciale, un arrangement, quel qu’il soit, vaut toujours mieux qu’un litige armé et, plutôt que de perdre du temps à épiloguer sur la justice du partage, le plus simple est de se mettre au travail le plus tôt possible pour tirer des terres ou des eaux le maximum de leur produit. En matière coloniale, il y a toujours avantage à commencer par cultiver en paix son jardin. La méthode guerrière étant la plus coûteuse, les gens pratiques substituent au conflit des colons l’émulation des concurrents.

Cette diplomatie courante risquait-elle de ne pas convaincre les orateurs de l’opposition ? Le vrai pouvoir n’en était pas embarrassé. Eh ! qu’à cela ne tienne ! L’opposition discuterait ? Les débats promettaient de longues saisons de répit au Gouvernement : techniques, ils ne passionneraient que les gens compétents ; si l’on sortait de ce domaine, si l’on allait jusqu’à la véhémence ou jusqu’à l’injure, les haussements d’épaules en feraient justice, car jamais lecteur ni auditeur de bon sens ne concevrait qu’un gouvernement, établi, jouissant du prestige qui naît de la détention et de l’exercice de l’autorité, eût commis les légèretés ou les extravagances que lui imputeraient ses adversaires : polémistes, théoriciens, personnages mal réputés

Une discussion sur les Affaires étrangères est encore regardée au Palais-Bourbon comme un tournoi d’académiciens, volant très haut dans les nuées et sans rapport avec les affaires proprement dites. De là un grand détachement, beaucoup d’aveugle confiance, de la résignation et du scepticisme. Si le Gouvernement se croyait à l’abri des réalités extérieures, l’opposition se sentait aussi loin que possible du moyen et du moment de le contrôler.

Pour faire voir les choses réelles, par exemple pour établir que M. Delcassé avait abandonné à l’Angleterre un bien que nous possédions, en échange de biens que l’Angleterre ne pouvait nous donner, car elle ne les possédait pas, il fallut autre chose que des preuves écrites ou articulées : il fallut l’acte qui devait se produire à Tanger en mars 1905. Or, cet acte, le Vieux Parti républicain vivait persuadé qu’il n’était pas dans la nature des choses que Guillaume II ni personne en eût seulement le plus vague projet. L’acte, c’était la guerre, la menace de guerre : donc l’impossible pur, toute partie africaine engagée entre grands États devant être purement parlementaire et tenue par des diplomates autour du tapis vert. Tout se passerait en discours ; la paix du monde ne pouvait être troublée.

Ce préjugé de paix perpétuelle était consolidé en outre par cette garantie russe qui parlait surtout à la simplicité de l’électeur et de ceux des élus qui sentent comme lui. Ce grand et gros pays, ce vaste morceau du planisphère qui s’étend, uni et continu, de Cronstadt et d’Odessa jusqu’à Port-Arthur et Vladivostok, cette masse devait frapper l’imagination populacière d’un semblable gouvernement. Une République démocratique, étant fondée constitutionnellement sur le nombre, doit croire au nombre en toute chose : habitants, lieues carrées, devaient impressionner et tranquiliser des républicains. Les monarchies et les aristocraties connaissent que le monde appartient à la force, donc à la qualité. Mais une foule croit aux foules comme le stupide Xerxès. Nos mandataires de la foule se figuraient, de plus, qu’un géant est toujours robuste, un puissant toujours semblable à lui-même. On ne calculait ni la faiblesse intérieure ni l’affaiblissement momentané. Le colosse, étant là, ne pouvait jouir que d’une vigueur constante et d’une durée éternelle. On en parlait comme d’un dieu. M. Loubet et M. Delcassé n’avaient aucune peine à se persuader que le « poids russe » à l’orient de l’Europe fournirait l’invariable équilibre de leurs petites extravagances en occident.

Parce qu’ils se reposaient sur le grand allié et qu’ils s’en remettaient à lui du soin de tout faire rentrer dans l’ordre quand cela serait nécessaire, le ministre et le président avaient pu s’amuser comme de petites folles. Sans rien forcer, j’emploie ce langage qu’ils ont permis, avec un sourire d’esclave, à quelqu’un qui guettait leurs évolutions politiques. « Un tour de valse à l’Italie », « un autre à l’Angleterre », expliquait, sans les perdre de vue, M. de Bülow

Ces manœuvres de lourde coquetterie internationale n’iraient jamais, estimaient-ils, au-delà du théorique ef de l’idéal : à tout hasard, l’ami de Pétersbourg ferait respecter l’innocence. N’était-ce point pour ce service éventuel qu’on lui avait versé plusieurs milliards ? Que la Russie fût rongée à l’intérieur de la lèpre anarchique et juive ; qu’elle fût engagée en Asie au-delà de ses forces et de ses moyens ; et que, par là, notre podestat moscovite dût subir une dépréciation qu’il aurait fallu calculer : c’étaient des notions beaucoup trop complexes pour troubler l’optimisme doctrinaire fondamental.

Et pourtant, la coquette a beau être bien sûre d’elle : il y a autrui. Autrui est ce qu’il est, indépendamment des qualifications d’un arbitraire complaisant. Autrui, ç’avait été, dans le système Hanotaux, l’Allemagne, qui ne s’était jamais figuré une minute qu’il n’y eût là que jeu et qui, en nous accablant de ses politesses, prétendait obtenir en retour autre chose que des grirnaces ou des compliments, c’est-à-dire un concours colonial et maritime réel. Les nouvelles puissances avec lesquelles on allait entrer en combinaison, l’Italie, l’Angleterre, devaient incontestablement se trouver dans la même disposition : il faudrait donc, à l’échéance, ou leur échapper en les repoussant tout d’un coup, ou les laisser devenir plus pressantes et leur répondre par autre chose que de vagues minauderies ou des excuses en l’air. Notre thème était protocolaire et parlementaire : mais comment admettre qu’il dût demeurer tel, en réponse aux puissantes réalités offertes sur des airs de musique de régiment ? M. Loubet, M. Delcassé, espéraient qu’on n’irait jamais jusque-là et que jamais nous ne serions sommés un peu sérieusement de traduire en actes guerriers le papier fiduciaire qu’ils avaient mis en circulation. Tout ce monde croyait que parler suffirait à autrui comme à nous.

Rêverie contre tout bon sens !