Nouvelle Librairie Nationale (p. 83-92).

XIII

POURQUOI LOUBET FUT MAGNIFIQUE

Le cabinet Méline-Hanotaux avait fini par se laisser tomber. Il succomba en apparence sur la simple question de savoir s’il avait la majorité dans la nouvelle Chambre élue en mai 1898. Bien qu’il possédât cette majorité, il la déclara trop faible et s’en fut. La vérité était qu’il cédait à l’inquiétude, d’ailleurs fort naturelle, que lui causait la coalition dreyfusienne. C’était la Révolution qui montait, couverte, avee MM. Godefroy Cavaignac et Édouard Lockroy, d’un prétexte nationaliste, mais cosmopolite et conforme à toute la tradition du vieux parti républicain avec les Brisson, les Sarrien et les Delcassé.

La République conservatrice cédait à une République radicale ; la politique de concentration nationale, à la politique de concentration républicaine. Après les tâtonnements exprimés par les départs successifs de MM. Cavaignac, Zurlinden, Chanoine, ministres de la Guerre opposés à la revision du procès de Dreyfus, et cette courte trêve du ministère Dupuy-Freycinet, le cabinet Waldeck-Rousseau, suivant de près l’arrêt de la Cour de Cassation, se constitua. Cette nouvelle équipe subit comme un revers la seconde condamnation de Dreyfus, qu’elle gracia sur-le-champ, mais elle organisa le procès de la Haute-Cour et mit en œuvre le système qui portera désormais la marque de 1899-1900 : elle fit de la Défense républicaine.

Les sanctions politiques données à l’affaire Dreyfus furent expressément contraires au verdict rendu le 9 septembre 1899 par le tribunal compétent. Un nouvel article 7 fut voté contre l’enseignement religieux. Les Congrégations furent réexpulsées. Le Gouvernement s’appuya publiquement sur les organisations anarchiques, un cortège révolutionnaire vint caresser du drapeau rouge le visage du président Loubet, qui ne sourcilla point. Non plus que son ministre Waldeck-Rousseau, M. Loubet ne manqua jamais l’occasion de témoigner aux Juifs par ses actes, et aux Protestants par ses paroles, qu’il les tenait, selon le mot de M. Brisson, pour la véritable « ossature » de la République[1]. La Maçonnerie gouverna, ainsi qu’elle avait fait au lendemain de la victoire des 363. Les classes indépendantes, les familles honorées, les plus anciens éléments de la nation, se virent retirer l’accès du fonctionnariat, exception n’étant faite que pour des personnalités disposées à se dégager de leurs traditions, de leurs relations ou de leur honneur. La délation qui florissait dans tous les autres services publics se trouva étendue aux armées de terre et de mer. Le Gouvernement prit nettement position contre le corps des officiers, considéré comme séditieux de naissance, et tout chef militaire fut mis en observation. En même temps, on fomentait discrètement une certaine indiscipline dans la troupe, afin de prévenir les velléités dangereuses du commandement. Même précaution avait été prise sous Mac-Mahon.

Le Vieux Parti, qui avait lutté contre Mac-Mahon, se souvenait aussi de sa disgrâce de 1893. À cette date, ses participations aux scandales du Panama l’avaient fait traiter en vaincu et mettre, sinon hors la loi, du moins à la porte du pouvoir à l’heure où il venait de remporter un nouveau succès sur « l’esprit prétorien » représenté par Boulanger et le boulangisme. Mais, puisque, à la faveur des revirements de l’Affaire, le personnel du Panama trouvait sa revanche avec M. Joseph Reinach, le neveu de son oncle, avec M. Clémenceau, l’ami de Cornélius Herz, avec M. Émile Loubet, qui les avait tous protégés, cette fois, le Parti, tenant à durer, avait résolu d’appliquer sa tradition et sa doctrine avec exactitude et vigueur. Il visa la destruction complète de l’adversaire. Cela était logique et même naturel.

Ce qui semble moins logique et moins naturel, c’est que, la politique intérieure du Vieux Parti étant restaurée de la sorte, on n’ait point restauré sa politique extérieure. À cet égard, le Vieux Parti se transforma. Il changea sa diplomatie, ou plutôt il respecta tous les changements que l’on y avait introduits pendant qu’il était exclu du pouvoir. Lui qui avait évité, avec un soin extrême, tout engagement à terme lointain, lui dont le système avait été de vivre sans système, le plan, de n’avoir aucun plan, fort et fier de la vieille devise : « Point d’affaires », il soutint et approuva chez son président Loubet les infidélités à la circonspection de Jules Grévy et de Sadi-Garnot. Quand nous paraissions tendre à un régime de république suisse, esprit radical et très petit bourgeois, anticlérical, protestant, on évitait manifestement de nous ramener de même au régime de neutralité extérieure qui permet à la Suisse le plus grand nombre de ses expériences sociales à l’intérieur.

En principe, ignorer l’Europe et en être ignoré assure, jusqu’à un certain point, contre les périls du dehors. Un État s’expose toujours dès qu’il prend des initiatives précises dont l’étranger peut s’emparer. Les républicains de la vieille école s’appliquaient à ne jamais commettre de ces péchés d’action. On peut se demander s’il était permis de nourrir une autre ambition en 1899 et si la peur des coups était moins naturelle ou moins raisonnable alors qu’en 1879 par exemple ? L’armée et la marine ayant été mêlées à la politique et diminuées d’autant il tombait sous le sens que la méthodique abstention primitive redevenait plus que jamais le bon parti. Comme l’a dit spirituellement M. Denys Cochin, la politique de Dreyfus pratiquée à l’intérieur interdisait à l’extérieur la politique de Déroulède. Elle interdisait toute politique à longues visées. Or, ni Loubet ni Delcassé ne se l’interdirent. Ils ne se refusèrent rien.

L’Élysée de M. Émile Loubet ressembla à l’Élysée de Félix Faure ; le quai d’Orsay de M. Delcassé au quai d’Orsay de M. Hanotaux. Les vues avaient beau différer, les objectifs être contraires : dans une orientation différente en sens opposés, on ne cessait pas de se conformer à des vues générales et à des systèmes de même essence que ceux qui étaient suivis en 1895-1898 et qui auparavant avalent été si soigneusement écartés.

Comment done la sagesse avait-elle fondu ? Comment, à l’inquiétude, avait pu succéder une telle témérité ? L’excès de confiance des modérés avait pu s’expliquer jadis. Mais rien n’était moins brillant que la situation des radicaux trois ans plus tard, menacés à la fois par la Révolution et par la Réaction, condamnés aux alternatives d’une lutte perpétuelle contre les alliés de gauche ou les adversaires de droite. On ne pouvait pas imputer l’innovation au tempérament ni aux origines du nouveau personnel : M. Loubet appartenait à l’ancienne équipe ; de date plus récente, M. Delcassé avait grandi à l’ombre de M. Reinach, dans le journal de Gambetta, parmi les familiers de l’opportunisme naissant. Pourquoi cette tradition fut-elle rompue ?

La première explication qui se présente à la pensée n’est pas la plus sérieuse. Ce n’est pas non plus la plus fausse, et, en dépit d’un certain ridicule triste, il n’est pas possible de la négliger tout à fait, quoi qu’on veuille. On y mit de la vanité. Il faut tenir compte de ce facteur, qui agita deux grands personnages à la fois. Vanité de M. Delcassé. Vanité de M. Loubet.

Son prédécesseur Félix Faure, aimant trancher du gentilhomme, avait pris des allures de haute vie auxquelles M. Émile Loubet put se sentir, dès son début, remarquablement inégal. Le nouveau président ne s’en disait pas moins tout bas que, au fond, de Faure ou de lui, le vrai patricien, ce n’était pas Félix Faure. N’ayant jamais été ouvrier tanneur en peinture ni en figure, mais bien docteur en droit, fils, petit-fils de propriétaires campagnards, il se rendait l’exacte justice de se trouver socialement le plus haut placé. Il s’estima tenu, par respect de soi-même et culte des ancêtres, à le faire voir. Son arrivée à l’Élysée fut bien marquée par quelques mesures somptuaires, qui firent commencer par réduire le train de maison présidentiel : une moitié des chevaux et des gens fut remerciée. « Oui, mais », annonça-t-on, « nous en aurons le double l’année prochaine. » L’année prochaine était l’année de la visite des rois, qui justement ne vinrent pas à l’Exposition. M. Loubet se jura de les faire venir dans les années suivantes ; cet avènement peu joyeux ayant imposé de petits sacrifices à l’esprit jaloux de la démocratie révolutionnaire, il espérait les rattraper.

C’est à quoi il tendit toujours.

Tel était le secret de ce petit vieillard rusé et circonspect. Il a vécu en butte à l’obsession de la pompe de Félix Faure. L’accueil de la gare Saint-Lazare, la conduite d’Auteuil, l’ayant d’autant plus affamé de cérémonial, de prestige, de tous les signes perceptibles de sa dignité, il ne rêvait que protocole, galas et carrousels, chapelets du pape et ordres de rois. Et plus sa politique l’enfonça dans la honte, plus il sentit l’obligation de courir les honneurs d’emprunt et d’aller se frotter à toutes les autorités respectables de l’univers.

Ses désavantages extérieurs furent un aiguillon. « L’autre » était beau garçon. Le successeur, de stature modeste, de démarche timide et d’aspect chétif, désire pouvoir faire confesser aux Français que ces inégalités sont de peu et qu’il est en état d’obtenir autant, sinon plus, que le plus fastueux des commis voyageurs de la République. Faure avait la Russie : Loubet eut la Russie. Mais Faure n’a pas eu l’Angleterre, ni l’Espagne, ni l’Italie, M. Loubet reçut tout ce monde à dîner : « Vous voyez bien ! » Le public ayant pris, sous la présidence de « l’autre », des habitudes de sociabilité extra-républicaine, fut prié d’avouer que la République radicale n’avait perdu aucune des belles relations acquises en Europe par la République conservatrice[2].

M. Delcassé était fait à souhait pour comprendre ce prurit de magnificence, car il éprouvait des tortures symétriques quand il se comparait à M. Hanotaux.

M. Hanotaux aura été le ministre de rêve dont le brillant fantôme exaspéra les envies de son successeur. M. Hanotaux venait de la Carrière, il émanait du quai d’Orsay, M. Hanotaux était un écrivain notoire, un brillant lauréat de l’Université. Les ducs de l’Académie l’avaient choisi pour leur collègue. Et Delcassé se regardait : ancien maître répétiteur, à peine licencié ès lettres, petit secrétaire de rédaction, promu par les hasard honteux de l’élection et de l’intrigue parlementaire. Ces genres d’élévation ne sont plus aussi bien portés au xxe siècle qu’ils le furent au XIXe. Sans doute, la fortune d’un mariage avait un peu pansé ces plaies. Elle y ajoutait un nouveau germe d’irritation : deux amours-propres, dont un de femme, à satisfaire ! On prétend qu’une question de taille brouilla Élisabeth et Marie Stuart. Ce fut peut-être en se mesurant à la toise que M. Delcassé décréta de surpasser du moins M. Hanotaux de toute la sublimité de sa politique en Europe.

— Moi aussi !… Nous aussi !

Ces petits mots contiennent une part du secret de l’intrigue. Ainsi dut naître entre MM. Delcassé et Loubet, par le concert des intérêts de vanité meurtrie, cette amitié profonde nouée dans les entrailles d’une émulation et d’une jalousie identiques. Ainsi fut ourdie leur conjuration, qui montre comment une politique personnelle, toujours possible en République, y est uniquement dépourvue du sérieux, des garanties et des correctifs qu’elle doit trouver sous la Monarchie.


  1. M. Waldeck-Rousseau devait dire à Saint-Étienne Je 12 janvier 1902 : « Il existe une entente naturelle entre le régime républicain et le culte protestant, car l’un et l’autre reposent sur le libre examen. »
  2. Ces lignes étaient publiées dès septembre 1905. M. Adolphe Brisson, dans la Nouvelle Presse libre de Vienne, vient d’en confirmer le sens par une extraordinaire conversation avec le retraité de la rue Dante, Elle dévoile fout à fait cet aspect peu connu du caractère de M. Loubet.

    — J’ignore ce qui se passe ; on ne me tient au courant de rien », lui a dit tout d’abord l’ancien Président de la République.

    Et, montrant les portraits des souverains qui l’entourent, il ajouta : « Regardez ces illustres personnages. Ceux-là se souviennent. Ils me comblent d’attentions délicates dont je suis touché. Quand le roi d’Angleterre vient à Paris, il fait déposer sa carte chez moi ; à la fin de chaque année, je reçois la visite de l’ambassadeur de Russie. Ces souverains et ces princes ont une courtoisie raffinée ; ils n’oublient ni les amitiés anciennes, ni les services rendus. »

    Et, comme son interlocuteur s’étonne qu’on ne donne pas aux anciens présidents une situation digne d’eux, M. Loubet sourit. « Que voulez-vous ? dit-il ; l’ingratitude est une plante démocratique. » Et un peu plus loin :

    — Tout à l’heure, dit-il, j’exprimais ma gratitude envers les souverains. Le public les juge mal, d’après de fausses légendes. Ainsi, on voit généralement en l’empereur Nicolas un homme excellent, généreux, mais un peu faible, sans défense contre les pressions du dedans et du dehors, mobile, influençable. Erreur, profondé erreur ! Il est attaché à ses idées, il les défend avec patience et ténacité ; il a des plans longuement médités et conçus dont il poursuit lentement la réalisation.

    « Longtemps à l’avance, il avait prévu le rapprochement franco-anglais, il le déclarait nécessaire ; il le favorisa ardemment. Lorsque l’accord fut signé, il me fit écrire : « Vous souvenez-vous de nos entretiens de Compiègne ? » Sous des apparences timorées, un peu féminines, le tzar est une âme forte, un cœur viril, immuablement fidèle. Il sait où il va et ce qu’il veut. »

    L’ancien président ne tarit pas d’anecdotes sur le roi Édouard VII, qu’il a vu dans les circonstances les plus diverses, à l’époque surtout où la France et l’Angleterre se menaçaient. Il rappelle les mesures prises pour protéger le roi lors de sa première visite officielle à Paris. « Le lendemain du gala au Théâtre-Français, dit M. Loubet, le roi était si fatigué que ses yeux se fermaient malgré lui. « Pincez-moi, me disait-il, pincez-moi ou je dors ! » Et je le pinçais et je murmurais à son oreille ; « Sire, saluez à droite, saluez à gauche ! » Il saluait, il souriait automatiquement. Le bon peuple était enchanté. » Amené à parler de l’empereur d’Allemagne, M. Loubet déclare qu’il eût accepté volontiers une entrevue avec lui.

    « Cette entrevue était presque décidée, et il était convenu que la flotte allemande et la flotte française s’aborderaient. M. Loubet accepta l’initiative d’une visite que Guillaume II, aussitôt après, lui aurait rendue. L’impatience, le mouvement de vivacité de l’empereur, son brusque départ, firent avorter ce projet. M. Loubet le regrette. Il eût souhaité que sa présidence dénouât toutes les difficultés, adoucit toutes les querelles et fût en quelque sorte une apothéose de la paix. » (Reproduit par l’Action française du 26 décembre 1909, d’après la traduction du Temps.)