Nouvelle Librairie Nationale (p. 101-111).

XV

LE RÉALISME UNIVERSEL

MM. Delcassé et Loubet avaient oublié d’ouvrir les yeux sur leur époque. Ils ressassaient Henri Martin, Hugo et M. Thiers, mais connaissaient bien mal ces États modernes, gérés comme des métairies, où rien n’est avancé pour rien, où, si l’on met un germe en terre, l’on a déjà dressé le compte approximatif de son rendement. Les affaires, étant les affaires, sont traitées fort pratiquement. Face à notre diplomatie qui, après avoir dormi si longtemps, rêvait tout éveillée et se livrait au souffle de spéculations sans terme ni objet, l’Univers entier s’organisait pour l’action : jamais peut-être ces actions de politique étrangère, l’immixtion des peuples dans les affaires de leurs voisins, les luttes d’influences, les rivalités de production et d’échange, n’ont été poussées autour de nous aussi ardemment que dans la période de République radicale qui va de 1898 à 1905.

Dès la constitution du cabinet, quand M. Delcassé succéda à M. Gabriel Hanotaux, l’oligarchie ploutocratique des États-Unis commençait ses opérations contre les escadres et les armées de l’Espagne enfermées dans Cuba. Cette guerre finit en août, mais, sur l’heure, recommença autour des tables diplomatiques, par des procédés d’intimidation brutale qui aboutirent à ce dur traité de Paris dont le texte définitif aggrava les préliminaires : en quelques mois de pourparlers, sans avoir tiré un nouveau coup de canon, l’Amérique avait annexé les Philippines et les archipels circonvoisins…

À Mac-Kinley succédait M. Roosevelt, c’est-à-dire qu’au protectionnisme et au nationalisme s’ajoutait un impérialisme exalté. Telle est du reste la tendance commune à tous les peuples qui ont constitué leur puissance et leur unité dans le siècle passé. Si le xxe siècle les trouve préoccupés de s’armer, ce n’est plus pour devenir indépendants des autres, mais pour placer les autres sous une domination de fait ou de nom. Il ne s’agit plus de défendre ou d’exister, mais de primer et de régner. Pangermanisme, panslavisme, union du monde anglo-saxon[1], voilà les formules qui courent. L’Angleterre, qui a été la première à pratiquer, sans aucun égard à l’Europe, une sournoise politique de strict intérêt national, ne cherche plus du tout à la déguiser. Elle avoue et la proclame, afin d’ajouter aux immenses ressources matérielles de son gouvernement le précieux facteur moral des suffrages de l’opinion, puisque l’opinion de l’âge nouveau préfère hautement le cynisme guerrier à l’hypocrisie pacifiste. L’Angleterre s’était dite strictement libre-échangiste, libérale et même révolutionnaire tant que le formulaire de la révolution avait servi ses intérêts sur le continent : elle a dévoilé ses principes et confessé le véritable secret de sa fortune quand elle a vu les avantages qu’elle pourrait avoir à tailler un drapeau dans la vieille maxime : « être dur ». Ce n’est pas l’avènement d’un cabinet libéral à la surface du pouvoir qui a pu dévier ces tendances profondes. Ce cabinet s’est montré aussi patriote, aussi militariste et plus royaliste que son prédécesseur[2]. L’Angleterre varie beaucoup moins qu’on ne croit. Elle est restée pirate. Après avoir jeté le Japon sur la Russie pour se délivrer de l’antagoniste oriental et demeurer notre unique ressource en Europe, elle n’a point dicté la paix russo-japonaise sans avoir conclu, pour sa part, le traité qui lui assure le concours des armées et des escadres du vainqueur.

Guillaume II s’est bien posé, au nom de l’humanité civilisatrice, en adversaire des barbares d’Extrême-Orient ; mais, après qu’il eut dénoncé le péril jaune, il s’est allié l’Islam. Le droit des gens et la conscience du genre humain n’importent plus guère qu’à Nicolas II, ce fils spirituel de Tolstoï, qui d’ailleurs commence à renier son père, et aux humanitaires du Parlement français, qu’il n’y a pas à corriger, mais à chasser.

La liberté, disait M. Ranc, est une guitare. On put jouer de cette guitare et des autres tant que des Puissances diverses, et en assez grand nombre, équilibraient les unes par les autres le continent. Depuis que trois ou quatre grandes nations dominatrices ont fait qu’il n’y a plus d’Europe, la force brutale est devenue l’unique porte-respect. L’Angleterre compte sur l’influence de ses flottes magnifiquement déployées en temps utile, par exemple pour attirer la marine italienne dans la sphère de son action. Il est vrai que, pour conserver l’appui de la même marine, l’Allemagne calcule aussi l’effet magique du même attrait. Pareilles ambitions : pareils moyens de les satisfaire. Je n’approuve pas, je constate. Loin de cacher les préparatifs de la guerre, on les étale. Partout, il ne s’agit que d’intimider avant de frapper, soit pour éviter de frapper, soit afin de ne frapper qu’efficacement, à coup sûr, comme l’État d’Orange et le Transvaal l’ont suffisamment éprouvé.

Entre eux, les plus puissants États se témoignent des égards : plutôt que d’en venir aux mains, ils conviendront de se partager certaines dépouilles. Celles des plus faibles ? Peut-être que non, car ces faibles sont répartis en clientèle autour de chaque État fort. La grande guerre de destruction tenue en suspens et qui doit éclater un jour ou l’autre vise plutôt les nations d’étendue et de force moyenne dont la Pologne fut le type à l’avant-dernier siècle. De nos jours, ce n’est pas la Roumanie, ce n’est pas la Turquie ni le Portugal, ce n’est même pas l’Italie que les grands empires menacent. Le Portugal est anglais, la Turquie et la Roumanie à peu près allemandes. Le jeu de l’Italie est de feindre tour à tour un même rôle subalterne auprès de Londres et de Berlin. Il ne reste plus guère que nous dans la zone de liberté dangereuse. En 1900, la France était encore étrangère à ces systèmes de protectorats impériaux. En 1910, preuve de survivance, mais signe de très grand péril, elle n’est encore entrée définitivement sous aucun, et, pour l’y faire entrer avant de se la partager, on se rend compte qu’il faudra commencer par l’amoindrir dans ses moyens d’action ou dans l’opinion qu’elle en a.

Mais Berlin et Londres s’en rendent compte : même en république, même démunis d’un gouverment durable, prévoyant et fort, tant que l’outillage industriel et l’organisation militaire de notre pays conserveront quelque valeur, nous jouirons d’un degré d’autonomie qui nous épargnera les formes explicites de vassalité qui seraient dangereuses pour nos dominateurs parce qu’elles pourraient susciter chez nous un réveil national. À condition d’être discrets, nous pourrons ainsi nous garder en temps de paix d’une tentative d’Empire germano-franc ou anglo-celte. Mais, étant encore assez bas pour obéir sans discuter, nous ne sommes plus assez haut pour prévenir l’ambition ou la volonté de nous donner des ordres.

L’ambassadeur qui représenta notre France aux obsèques récentes du roi de Danemark exprimait à un journaliste une satisfaction presque naïve de ce que « nous avions été traités comme une très grande puissance. » En effet, telle quelle, cette France peut encore gêner considérablement. Sans renouveler nos luttes d’influence contre le Saint-Empire ni reprendre l’épée de François Ier contre la couronne et le globe de Charles-Quint, sans recommencer Richelieu, une France républicaine peut se rappeler de temps à autre ce qu’elle fut, dire un « non » ou un « demi-non », créer ainsi des difficultés au roi d’Angleterre ou valoir des désagréments à son cousin d’Allemagne. Sans que notre concours puisse rendre de services décisifs à aucun des antagonistes, notre abstention pourra les troubler vivement. De là les convoitises rivales. Tous deux doivent se dire qu’il faudrait, d’ici peu de temps, régulariser la situation de ce pays étrange et savoir à quoi s’en tenir sur ga vigueur et ses desseins. On s’est habitué à songer que le roi d’Angleterre veut reprendre son ancien titre de roi de France. Mais l’Allemagne a la même envie que l’Angleterre : elle veut que la France devienne pour elle un de ces alliés certains qui sont de vrais sujets. Si nous nous flattions de pouvoir vivre d’une autre manière, une nouvelle grande guerre aurait mission de nous révéler cette erreur, Si donc cette guerre n’est pas indispensable, elle peut avoir son utilité. On exagère quand on affirme que la menace anglaise fut l’unique mobile de la querelle que nous a faite l’Allemand. L’intérêt allemand est en jeu d’une manière plus directe. L’Allemagne s’accommoderait de la domesticité de la France, mais elle sait ne pouvoir compter sur un service sérieux et sûr avant de nous avoir liés par un traité plus dur que celui de Francfort. Telle est du moins l’opinion de beaucoup d’Allemands, qui sont en force dans leur pays.

Si en effet, comme on l’assure quelquefois, Berlin voulait sincèrement briguer notre amitié et notre complaisance, si l’on y souhaitait vraiment une alliance véritable contre l’Angleterre et si toutes ces choses avaient vraiment pour l’Allemagne un intérêt aussi décisif et aussi profond qu’on veut bien le dire à Paris, Berlin devinerait à quel prix une sérieuse « amitié française » pourrait être scellée. La simple neutralisation de Metz et de Strasbourg serait accueillie des Français comme un don du ciel. Guillaume aurait pensé à faire cette offre et, malgré tout ce qui a été raconté, jamais une ouverture valable n’a été produite en ce sens. Elle ne se produira jamais sous la République. Assez importants pour n’être pas négligés, on ne nous trouve pas assez bien gouvernés pour fournir l’appui résistant pour lequel on consent des sacrifices effectifs. Les « pays d’Empire » ne nous seront pas rétrocédés, et la seule alliance franco-allemande qu’il faille prévoir sera la capitulation suprême de l’impuissance démocratique, non l’effet d’une entente librement débattue et précédée des réparations équitables.

Ce que Guillaume II doit souhaiter de notre part, comme la solution la plus élégante de ses embarras, ce qu’il espérait des républicains modérés que stylait la Russie, c’était un concours obtenu au prix des mêmes libéralités un peu flottantes qui nous sont venues de l’Italie ou de l’Angleterre, les unes religieuses et philosophiques, les autres coloniales. Tandis que les ferrystes se représentaient nos établissements d’outre-mer comme un moyen de racheter un jour l’Alsace-Lorraine, les Allemands élèves de M. de Bismarck seraient disposés à nous laisser l’Asie et l’Afrique pour nous faire oublier la blessure des Vosges. Nous sommes libres d’accepter ou de refuser. En cas de refus, une combinaison moins pacifique donne toujours à l’empereur des satisfactions égales aux meilleurs fruits de notre alliance, car un effort sur terre et sur mer contre nous lui vaudrait des bénéfices proportionnés aux besoins de l’Empire : notre flotte, nos colonies[3], peut-être même un pied-à-terre sur notre littoral ouest, quelque Gibraltar allemand fondé à Cherbourg ou à Brest, avec chemin de fer direct le raccordant aux voies du Rhin, ou encore un lambeau maritime arraché de cet ancien royaume d’Arles, qui fut jadis terre impériale, Toulon[4].

Nos colonies, nos ports, naguère encore nos vaisseaux, sont les objectifs permanents de l’Allemagne. Elle songe à les utiliser en amie et en alliée ; ele peut se résigner un jour à les conquérir[5]. En quelque état de délabrement que nos escadres puissent tomber, nos colonies, nos ports, même mal outillés, restent capables de servir.

Tel est le sommaire des ambitions réelles braquées par les grands États civilisés sur les pleins et les vides de la carte du monde. Elles permettent de mieux comprendre ce qui vient au-devant de nous depuis Fachoda. Ce que M. Delcassé se donnait pour de simples jeux de protocole, ou des tours de valse, ces formalités de papier étaient prises à Berlin de tout autre manière. Les cabinets avec lesquels M. Delcassé folâtrait, Londres, Rome, étaient d’ailleurs, à cet égard, du même avis que ceux contre lesquels il faisait tournoyer son chœur de chimères. Tout le monde pensait qu’il mettait quelque chose sous les démonstrations. Il n’y avait jamais songé, pas plus que le très petit nombre des Français au courant des choses ! Tandis que nous croyions piétiner et danser sur place, nos partenaires avançaient ; ils devaient donc nous faire avancer avec eux.


  1. Le terme par lequel on désigne cette union est significatif : Ligue de « ceux qui parlent anglais ».
  2. Il n’est ici question que du fond des choses, sans parler de leur étiquette. Les grandes élections libérales ont eu lieu en 1906. Or, de 1905 à 1910, la marine anglaise eut à sa tête lord Fisher, premier lord de l’amirauté. Lord Fisher est « le père des Dreadnoughts », dont le premier type a été mis en chantier dès 1905. Il a réorganisé l’escadre de réserve, qui, désormais, garde en tout temps ses équipages à effectifs réduits, prêts à encadrer l’armée de seconde ligne. Il a désarmé tous les bâtiments vieillis, afin de ne compter que sur de véritables unités de combat. Enfin, la flotte anglaise, naguère dispersée sur toutes les mers, notamment en Méditerranée, est concentrée dans la mer du Nord (Home Fleet). Ce résumé de l’œuvre de lord Fisher, emprunté au Times par le Temps du 27 janvier 1910, est complété par ce tableau du nombre des bâtiments anglais en 1904 et en 1910 :

    Cuirassés Croiseurs de 1re classe Petits croiseurs Contre-torpilleurs Torpilleurs Sous-marins
    1904 16 13 30 24 16 0
    1910 44 37 58 121 88 59

    Le Temps ajoute : « Il ne faudrait pas en conclure néanmoins que les unionistes soient désormais satisfaits de l’état présent des constructions navales. Nul doute que la discussion des crédits de la marine ne soulève cette année au Parlement des orages aussi violents pour le moins que ceux de l’année dernière. »

  3. « C’est sur le Rhin que l’Allemagne conquerra son domaine colonial. » Bismarck. :
  4. Dans ses vastes desseins d’administrateur-fondateur de la puissance maritime allemande, Guillaume II n’est pas incapable d’appeler à son aïde les rêveries d’une imagination historique toujours très fertile et inventive chez lui, toujours apte à projeter le passé sur l’avenir. Ce compatriote de Gœthe et de Frédéric II n’a jamais oublié le chemin des pays où fleurit l’oranger. Il vise notre Méditerranée par l’Adriatique, mais aussi par le golfe du Lion. Deux amis, deux alliés déjà anciens occupent ou convoitent Fiume et Trieste ; la seconde voie appartient à l’ennemi héréditaire, mais ne lui appartint pas toujours : Arles, Toulon, Marseille, n’ont-ils pas fait partie du Saint-Empire romain germanique, avec toute la rive gauche du Rhône ? Si l’Illyrie et la Dalmatie restent intangibles et le resteront fort longtemps, la Provence est moins défendue ; comment Guillaume ne regardait-il pas vers cette belle portion du domaine de Charlemagne qui allumait encore les convoitises de Charles-Quint ?

    Il est impossible de dire positivement jusqu’où a pu cheminer, de ce côté, la fantaisie de l’Empereur, mais il y eut beaucoup d’accidents à Toulon pendant les derniers temps, et nos officieux sont seuls d’accord pour exclure toute hypothèse de « malveillance ». La révolution qui, presque toujours, nous est fabriquée en Allemagne, est aussi singulièrement influente dans ce grand port de guerre. Enfin, l’espionnage y paraît très développé, surtout l’espionnage allemand, tantôt direct (l’enseigne juif Ullmo est allé droit aux Allemands quand il s’est agi de trahir), tantôt indirect, par intermédiaire des travailleurs ou faux travailleurs italiens qui infestent ce littoral. Joignez la considération qu’aucune grande ligne de navigation allemande n’a d’intérêts à Toulon : tout peut donc y sauter à la fois, sans coûter un pfennig ni une larme à l’Empire, et le pangermanisme en aura des profits absolument nets. De ce faisceau d’indices et de vraisemblances, rien n’apporte de certitude, mais tout inviterait un gouvernement français à la vigilance, si seulement ce gouvernement existait.

  5. Ingénieusement, le colonel Marchand, qui n’admet pas que la politique allemande nous soit foncièrement hostile, a vu autrement cette perspective du choc franco-allemand « En supposant, écrivait-il, le cas des armées allemandes victorieuses sur terre, nul doute que la marine française anéantisse la marine germanique et s’ensevelisse elle-même dans son triomphe. » — Comme dit le Mithridate de Racine,

    Doutes-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours

    Aux lieux où le Danube y vient finir son cours ?

    Un homme du métier, dis l’historiette, interrompit le roi du Pont pour crier qu’il en doutait en effet. Les rôles, ici, sont renversés : un colonel affirme en poète, et le simple lecteur osera contester l’avis du technicien. Je ne demande pas mieux que de voir la marine germanique anéatie par la marine française, et je veux pouvoir l’espérer. Mais, que notre marine doive ensuite nécessairement s’ensevelir dans son triomphe, c’est une autre hypothèse, il faudrait qu’on la démontrât. Notre flotte peut subsister : dans sa victoire ou sa défaite, elle peut composer encore un utile trophée à remorquer vers les eaux de Kiel au lendemain de notre défaite sur terre. Encore, cette dernière éventualité est-elle sans doute imaginée tout différemment à Berlin : on y suppute une invasion si foudroyante, des succès si rapides et si décisifs, qu’ils devanceraient de beaucoup le mouvement de nos flottes et seraient tels enfin que Ja paix fût immédiatement implorée par quelque lâche gouvernement de Paris. Les conditions de cette paix procureraient tout aussitôt à l’Allemagne quelques-uns des éléments qui lui font encore défaut pour cette domination de la mer qui lui est également imposée par sa population, son commerce et son industrie.