Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 66-79).


CHAPITRE VI.

LE CHÂTEAU.


La rosée d’une nuit d’été tombait ; la lune, reine paisible du firmament, argentait les murs de Cumnor-Place et le feuillage des chênes qui s’élevaient autour.
Mickle.


Quatre pièces formant la partie occidentale du vieux bâtiment carré de Cumnor-Place avaient été disposées avec une magnificence extraordinaire. Ces travaux avaient employé plusieurs jours avant celui où commence notre histoire. Des ouvriers venus de Londres, et auxquels il avait été défendu de sortir de l’enceinte du château avant que tout fût fini, avaient changé les appartements de ce côté du bâtiment, qui jadis avait l’air d’un monastère en ruine, en une espèce de résidence royale. Le plus grand mystère fut observé dans toutes ces dispositions ; les ouvriers arrivèrent et s’en retournèrent de nuit, et toutes les mesures furent prises pour détourner la curiosité des habitants du village d’observer et d’épier les changements qui s’opéraient dans l’habitation de leur voisin Foster, jadis si pauvre, maintenant si riche. Or le secret désiré fut si bien gardé que rien ne transpira au dehors, sinon quelques bruits vagues et incertains, qu’on écouta et répéta sans y ajouter beaucoup de croyance.

Le soir du jour dont nous parlons, cette suite d’appartements nouvellement et magnifiquement décorés fut pour la première fois éclairée, et cela avec un tel éclat qu’on s’en fût aperçu de six milles si les volets de chêne, soigneusement fermés par des verrous et des cadenas, par de longs rideaux de soie et de velours, garnis de larges franges d’or, n’eussent empêché la lumière de la façade d’être vue du dehors.

Le principal appartement, ainsi que nous l’avons dit, était composé de quatre pièces qui communiquaient l’une à l’autre. On y arrivait par un grand escalier d’une largeur et d’une hauteur démesurée qui aboutissait à la porte d’une antichambre ayant à peu près la forme d’une galerie. Cette pièce avait autrefois servi à l’abbé de chambre de conseil ; mais elle était maintenant richement lambrissée avec un bois étranger de couleur brune très foncée, et poli avec le plus grand soin. On le disait apporté des Indes occidentales à Londres, où on avait eu tant de peine à le travailler, que les ouvriers y perdaient souvent leurs outils. La teinte sombre de ces lambris était relevée par de nombreuses bougies placées dans des candélabres d’argent fixés aux murs, et par six grands tableaux richement encadrés, ouvrage des grands maîtres de l’époque. À l’une des extrémités de la pièce était une table massive en chêne, à l’usage des amateurs de galet, jeu alors fort à la mode ; et à l’autre, une galerie destinée à recevoir les musiciens ou les ménestrels qui pouvaient être appelés à augmenter les plaisirs de la soirée.

De cette antichambre on passait dans une salle à manger de moyenne grandeur, mais dont le riche ameublement était fait pour éblouir les yeux des spectateurs. Les murs, naguère si nus et si tristes, étaient actuellement tapissés de tentures en velours bleu de ciel brodé en argent ; les chaises étaient en ébène, richement sculptées et garnies de coussins de même étoffe que les tentures ; on avait suppléé aux candélabres en argent qui éclairaient l’antichambre, par un vaste lustre du même métal. Le plancher était couvert d’un tapis d’Espagne, sur lequel on avait représenté des fleurs et des fruits en couleurs si vives et si naturelles, que l’on hésitait à poser le pied sur un travail aussi précieux. La table, faite de vieux chêne anglais, était d’avance couverte du linge le plus fin, et un grand buffet, dont les battants cintrés étaient ouverts, montrait des tablettes chargées d’un assortiment complet d’argenterie et de porcelaine. Au milieu de la table était une salière, ouvrage d’un artiste italien, haute de près de deux pieds ; cette magnifique pièce d’argenterie figurait le géant Briarée, dont les cent mains offraient aux convives toutes sortes d’épices et d’assaisonnements destinés à relever les mets.

La troisième pièce était le boudoir. Elle était ornée d’une fort belle tapisserie représentant la chute de Phaéton ; car les métiers de Flandre exploitaient alors les sujets classiques. Le principal meuble de cet appartement était un fauteuil de parade qu’une marche ou deux isolaient du plancher, et assez large pour recevoir deux personnes. Il était surmonté d’un dais qui, aussi bien que les coussins, les draperies, et le tapis de pied lui-même, était de velours cramoisi brodé en perles. Au dessus du dais étaient deux couronnes de comte et de comtesse. Des tabourets recouverts en velours, et quelques coussins disposés à la manière orientale, et ornés d’arabesques dessinées à l’aiguille, tenaient lieu de chaises dans cet appartement, qui contenait des instruments de musique, des métiers à broder, et d’autres objets à l’usage des dames. Éclairé par une multitude de bougies ordinaires, ce boudoir l’était aussi par quatre flambeaux de cire vierge placés chacun dans les mains d’une statue représentant un Maure armé, dont le bras gauche portait un bouclier d’argent de forme ronde et parfaitement poli, qui, placé entre son corps et la lumière, la réfléchissait avec tout l’éclat d’un miroir de cristal.

La chambre à coucher, qui complétait ce brillant appartement, était décorée avec moins de faste, mais non moins richement que les pièces précédentes. Deux lampes d’argent, alimentées par une huile parfumée, répandaient à la fois une odeur délicieuse et une lumière vacillante et mystérieuse dans cet asile du repos. Le parquet était couvert d’un tapis si épais que le pas le plus lourd n’eut pu être entendu, et le lit, formé du duvet le plus précieux, était revêtu d’une vaste courtepointe de soie brodée d’or, sous laquelle on entrevoyait des draps de la plus fine batiste et des couvertures aussi blanches que les agneaux qui avaient fourni leurs toisons pour les tisser. Les rideaux étaient de velours bleu, doublés de soie cramoisie, bordés de larges festons en or, et ornés d’une broderie représentant les amours de Psyché et de Cupidon. Sur la toilette était une belle glace de Venise, dans un cadre de filigrane d’argent, et à côté une timbale en or destinée à contenir le breuvage de nuit[1]. Une paire de pistolets et un poignard montés en or se faisaient remarquer près du lit, armes de nuit que l’on présentait aux nobles hôtes, plutôt, à ce qu’il paraît, par cérémonie que dans la crainte d’un danger réel. Nous ne devons pas omettre une circonstance qui fait plus d’honneur aux mœurs de cette époque. Dans un petit cabinet, éclairé par un cierge, étaient deux carreaux en velours et or, pareils aux draperies du lit, placés devant un prie-Dieu d’ébène artistement sculpté. Ce cabinet avait été autrefois l’oratoire particulier de l’abbé, mais le crucifix avait été enlevé pour mettre à sa place sur le prie-Dieu deux livres de prières, richement reliés et avec des ornements d’argent. À cette délicieuse chambre à coucher, dont le silence ne pouvait être troublé que par le bruit du vent qui sifflait parmi les chênes du parc, et que Morphée eut désirée pour s’y livrer au repos, correspondaient deux garde-robes ou cabinets de toilette, comme on dit à présent, meublées avec non moins de magnificence que tout ce que nous avons décrit. Il faut ajouter qu’une partie de l’aile adjacente du bâtiment était occupée par les cuisines et les offices, et disposée pour loger les personnes de la suite des hauts et puissants seigneurs pour qui on avait fait ces somptueux préparatifs.

La divinité pour laquelle on avait décoré ce temple était bien digne de toutes les peines et de tous les frais qu’il avait coûtés. Elle était assise dans le boudoir que nous avons décrit, contemplant, avec le plaisir d’une vanité innocente autant que naturelle, cette création subite de magnificence, comme si tout cela eût été fait en son honneur ; car son séjour à Cumnor-Place ayant été la cause des mystères apportés dans tous les travaux faits pour rendre ces appartements logeables, on avait pris toute espèce de précaution pour que, jusqu’à ce qu’elle en eût pris possession, elle n’eût aucune connaissance de ce qui se faisait dans cette partie de l’ancien bâtiment, et pour qu’elle ne s’exposât pas à être aperçue par les ouvriers. Elle avait donc été introduite ce soir-là dans une partie de la maison qu’elle n’avait jamais vue, et si différente de tout le reste, qu’elle lui sembla, en comparaison, une espèce de palais enchanté. Aussi, quand elle examina et occupa pour la première fois ces splendides appartements, elle le fit avec la joie naïve et immodérée d’une beauté champêtre qui se trouve subitement environnée d’une magnificence telle qu’elle ne se l’était jamais figurée dans ses désirs les plus extravagants, et en même temps elle éprouva ce sentiment délicat d’un cœur affectueux qui reconnaît que toutes les merveilles qui l’entourent sont l’ouvrage de ce grand magicien qu’on appelle l’Amour.

La comtesse Amy (car elle avait été élevée à ce rang par son union secrète mais solennelle avec le plus puissant des comtes d’Angleterre) courut pendant quelque temps de chambre en chambre, admirant chaque nouvelle preuve du goût de son amant, en même temps son époux, et redoublant encore d’admiration quand elle considérait que les objets qui brillaient à ses yeux étaient autant de témoignages de son inépuisable affection. « Que ces tapisseries sont belles !… Que de naturel dans ces tableaux qui semblent être animés ! … Quelle richesse de travail dans cette argenterie dont la profusion ferait croire qu’on a intercepté tous les galions de l’Espagne pour la fabriquer !… Jeannette ! » répéta-t-elle à plusieurs reprises à la fille de Foster, sa femme de chambre, qui la suivait en témoignant non moins de curiosité, mais une joie moins extatique, « Ô Jeannette ! qu’il est délicieux de penser que toutes ces belles choses ont été réunies ici par son amour pour moi ! et que ce soir, lorsque le jour que chaque instant rend plus obscur aura tout-à-fait disparu, je le remercierai bien plus de l’amour qui a créé cet admirable paradis que des merveilles qu’il renferme !

— Il faut d’abord, madame, dit la jolie puritaine, remercier le Seigneur qui vous a donné l’époux tendre et galant dont l’amour a fait tout cela pour vous. Et moi aussi, j’en puis revendiquer ma petite part. Mais si vous courez ainsi de chambre en chambre, votre coiffure, qui m’a coûté tant de peine, va s’affaisser, comme la glace fond sur les vitres lorsque le soleil est sur l’horizon.

— Tu as raison, Jeannette, » dit la jeune et belle comtesse, en s’arrêtant tout-à-coup et sortant de son ravissement ; puis se regardant de la tête aux pieds dans une glace plus grande que celles qu’elle avait vues jusqu’alors, et dont la pareille ne se trouvait même pas dans le palais de la reine, « tu as raison, » répéta-t-elle en voyant avec une vanité bien pardonnable cette magnifique glace réfléchir des charmes comme il s’en était rarement présenté devant sa surface brillante et polie ; « j’ai plutôt l’air d’une laitière que d’une comtesse, avec ces joues rouges et animées, et ces boucles noires, que tu as eu tant de peine à arranger, qui tombent comme les bourgeons d’une vigne qui n’a pas été taillée. Mon fichu aussi est chiffonné et laisse voir mon cou et mon sein plus que ne le permet la bienséance. Viens, Jeannette, il faut nous habituer à représenter. Passons dans le boudoir, ma bonne ; tu remettras à leur place ces boucles rebelles, et tu emprisonneras sous la dentelle et la batiste mon sein qui se soulève avec trop de violence. »

Elles passèrent donc dans le boudoir ; la comtesse s’étendit mollement sur une pile de coussins mauresques, à demi assise, à demi couchée, tantôt se laissant aller à ses pensées, tantôt écoutant le babil de sa suivante.

Tandis qu’elle était dans cette attitude où l’expression de ses beaux traits, participant à la fois de l’indifférence et de l’attente était en parfait rapport, elle était si séduisante, qu’on eût vainement parcouru la terre et les mers pour trouver un objet moitié aussi gracieux et moitié aussi aimable. La couronne de brillants qui se mêlait à sa chevelure n’égalait pas en éclat ses yeux, que des sourcils noirs, dessinés avec une délicatesse infinie, et de longs cils de même nuance, ombrageaient et faisaient ressortir encore. L’exercice qu’elle venait de prendre, ses douces espérances et sa vanité satisfaite, avaient répandu de vives couleurs sur son joli visage, auquel on avait quelquefois reproché d’être un peu trop pâle. Le collier de perles fines qu’elle portait, le même qu’elle venait de recevoir comme un gage d’amour de la part de son époux, était effacé en régularité par ses dents et en blancheur par sa peau, excepté quelques places que le plaisir et le contentement d’elle-même avaient colorées d’une teinte légèrement pourpre. « Avez-vous fini avec vos doigts empressés ? » dit-elle à son officieuse femme de chambre qui, dans son zèle, était encore occupée à réparer le désordre de sa chevelure et de sa toilette. « Avez-vous fini, dis-je ? il faut que je voie votre père avant que milord arrive, ainsi que M. Varney pour qui milord a une si haute estime, quoique je pourrais dire de lui des choses qui lui feraient perdre sa faveur.

— Ah ! ne le faites pas, ma bonne maîtresse, dit Jeannette ; abandonnez-le à Dieu qui punit les méchants quand il le veut ; et il ne faut pas contre-carrer Varney, car il possède à un tel degré la confiance de milord, que peu de personnes se sont bien trouvées d’avoir traversé ses projets.

— Et de qui savez-vous tout cela, Jeannette, honnête Jeannette ? dit la comtesse. Pourquoi garderais-je tant de ménagements vis-à-vis d’un homme comme Varney, moi qui suis l’épouse de son maître et de son protecteur ?

— Ah ! madame ! vous le savez mieux que moi… Mais j’ai entendu mon père dire qu’il aimerait mieux se jeter sur le passage d’un loup affamé que de traverser Richard Varney dans ses projets… et souvent il m’a recommandé de me garder d’avoir aucun rapport avec lui.

— Ce que t’a dit ton père est fort sensé, et je jurerais que c’est pour ton bien. Il est fâcheux que sa figure et ses manières s’accordent si peu avec ses véritables intentions… car je pense que ses intentions sont honnêtes.

— N’en doutez pas, milady ; ne doutez pas que les intentions de mon père ne soient bonnes, quoiqu’il soit brusque et que son regard dur semble démentir son cœur.

— Je ne veux pas en douter, ma fille, ne fût-ce que pour te faire plaisir. Et cependant il a une de ces figures qui font trembler quand on les regarde. Je pense, Jeannette, que ta mère elle-même… eh bien ! en finiras-tu avec ce fer à friser ?… pouvait à peine le regarder sans trembler.

— Si cela eût été, madame, ma mère avait une famille pour la protéger. Mais vous-même, milady, vous avez tremblé et rougi quand Varney vous a remis la lettre de milord…

— Vous êtes bien hardie, mademoiselle, » dit la comtesse en se levant de dessus les coussins sur lesquels elle était assise à demi renversée dans les bras de sa suivante. « Sachez qu’on peut avoir des motifs de trembler qui n’aient rien de commun avec la crainte. Mais, Jeannette, » ajouta-t-elle sur-le-champ en reprenant le ton de bonté familière qui lui était naturel, « crois que j’accorderai à ton père toute la confiance que je pourrai, et d’autant plus volontiers, ma chère, que tu es sa fille. Hélas ! hélas ! » ajouta-t-elle, et ses jolis traits prirent soudainement l’expression de la tristesse, et ses yeux se remplirent de larmes, « je devrais d’autant plus sympathiser avec les sentiments de ton excellent cœur, que mon pauvre père ignore quel est mon sort, qu’il est malade et plongé dans le chagrin à cause de moi qui le mérite si peu. Mais je le rendrai bientôt à la gaîté… La nouvelle de mon bonheur et de ma haute fortune le rajeunira… Cependant, pour lui rendre plus vite sa gaîté, « ajouta-t-elle en s’essuyant les yeux, « il faut que je sois gaie moi-même. Il ne faut pas que milord me trouve insensible à sa tendresse, ni triste quand il vient faite par hasard une visite à sa recluse après une si longue absence. Réjouis-toi, Jeannette ; la nuit approche, et milord va bientôt arriver… Dis à ton père de venir… Je ne leur en veux pas ; et quoique j’aie à me plaindre d’eux, ce sera leur faute si jamais le comte entend de moi la moindre plainte sur leur compte… Va les appeler, Jeannette. »

Jeannette Foster obéit à sa maîtresse, et, peu de minutes après, Varney entra dans le boudoir avec l’aisance gracieuse et le front serein d’un courtisan accompli qui sait déguiser ses sentiments sous le masque de la politesse pour mieux pénétrer ceux des autres. Antony Foster entra après lui ; son air sombre et commun ressortait davantage par les efforts maladroits qu’il faisait pour dissimuler l’inquiétude mêlée de déplaisir avec laquelle il voyait celle sur qui il avait exercé jusqu’alors une surveillance si sévère, vêtue si magnifiquement et parée de tant de gages de la tendresse de son époux. La révérence gauche qu’il fit plutôt à que pour la comtesse ne le montra que trop bien : c’était la révérence que le criminel fait à son juge quand il avoue son crime et implore son pardon ; révérence qui est en même temps un effort embarrassé pour se défendre et se justifier et un humble appel à l’indulgence.

Varney qui, par le droit que lui donnait sa noblesse, était entré dans la chambre avant Foster, savait mieux ce qu’il avait à dire, et le dit avec plus d’assurance et de meilleure grâce.

La comtesse le salua avec un air de cordialité qui semblait être une amnistie complète pour tout ce dont elle avait pu avoir à se plaindre. Elle se leva de son siège, fit deux pas en avant, et lui dit en lui présentant la main : « Monsieur Richard Varney, vous m’avez apporté ce matin de si bonnes nouvelles, que je crains que la surprise et la joie ne m’aient fait oublier la recommandation que m’a faite milord, mon époux, de vous accueillir avec distinction. Nous vous offrons notre main, monsieur, en signe de réconciliation.

— Je suis indigne de la toucher, » dit Varney en fléchissant le genou, « sinon comme un sujet touche celle d’un prince. »

Il posa légèrement ses lèvres sur ces doigts délicats, si richement ornés de bagues et de pierreries, puis se levant, il se préparait avec une galanterie pleine de grâce à la conduire vers le fauteuil de réception, quand elle lui dit : « Non, mon bon monsieur Varney, je n’y prendrai place que lorsque milord m’y conduira lui-même ; je ne suis encore qu’une comtesse déguisée, et je ne veux pas prendre possession avant d’y avoir été autorisée par celui à qui je dois ma nouvelle position.

— J’espère, milady, dit Foster, qu’en exécutant les ordres de milord votre époux, pour ce qui concerne votre réclusion, je n’ai pas encouru votre disgrâce, et que vous considérez que je ne fais que remplir mon devoir envers votre seigneur et le mien ; car le ciel, comme dit l’Écriture sainte, a donné à l’époux la suprématie et le droit de commander à sa femme. Ce sont là, je crois, ses expressions, ou à peu près semblables.

— Je viens d’éprouver une si agréable surprise, monsieur Foster, » répondit la comtesse, « que je ne puis qu’excuser la rigide sévérité avec laquelle vous m’avez éloignée de ces appartements jusqu’à ce qu’ils eussent subi une métamorphose aussi splendide.

— Oui, milady, il en a coûté plus d’une belle couronne[2] pour tout cela ; mais afin de n’être pas indiscret, je vous laisse, jusqu’à l’arrivée de milord, avec ce bon M. Varney, qui a quelque chose à vous dire de la part de votre noble seigneur et époux. Jenny, suis-moi, pour voir si tout est en ordre.

— Non pas, monsieur Foster ; nous voulons que votre fille reste ici, dans notre appartement ; elle se tiendra néanmoins à une distance convenable, dans le cas où M. Varney aurait quelque chose à me dire de la part de milord. »

Foster fit une gauche révérence, et sortit en promenant des regards qui semblaient blâmer les dépenses excessives qui avaient été faites pour changer sa maison, cette masure ruinée, en un palais asiatique. Quand il fut parti, sa fille prit son métier à broderie, et alla s’établir à l’extrémité de la pièce, tandis que Richard Varney, après avoir choisi le siège le plus bas, en faisant une humble révérence, s’établissait près de la pile de coussins sur lesquels la comtesse s’était de nouveau assise. Les yeux attachés sur le parquet, il gardait le plus profond silence, lorsque la comtesse, voyant qu’il n’était pas disposé à entamer la conversation, lui dit : « Je pensais, monsieur Varney, que vous aviez quelque chose à me communiquer de la part de milord, mon époux ; du moins j’ai cru le comprendre d’après ce que m’a dit M. Foster : et c’est pourquoi j’ai éloigné ma femme de chambre. Si je me suis trompée, je vais la rappeler près de moi, car son aiguille n’est pas encore assez exercée à broder pour qu’elle se passe entièrement de ma surveillance.

— Madame, répondit Varney, Foster n’a pas bien saisi mon intention. Ce n’est pas de la part de notre noble, de mon très noble et très excellent maître que je veux et même que je dois vous parler.

— Que ce soit de la part de mon noble époux, ou de lui que vous me parliez, ce sujet d’entretien ne peut que m’être agréable ; mais soyez bref, car je l’attends à tout instant.

— Je serai donc bref, madame, autant que sincère, car ce que j’ai à vous dire exige de la promptitude et du courage. Vous avez vu aujourd’hui Tressilian ?

— Oui, monsieur, et qu’y trouvez-vous à redire ?

— Rien, quant à moi, madame ; mais pensez-vous, milady, que milord l’apprendra avec la même indifférence ?

— Et pourquoi pas ? La visite de Tressilian n’a été embarrassante et pénible que pour moi seule, car il m’a apporté la nouvelle de la maladie de mon père.

— De la maladie de votre père, madame ! répondit Varney. Il faut alors qu’elle ait été subite, bien subite, car le messager que j’ai dépêché, d’après l’ordre de milord, a trouvé le bon chevalier chassant et animant ses chiens, comme à l’ordinaire, par ses cris joyeux. Je crois que Tressilian aura forgé ces nouvelles. Il a ses raisons, comme vous savez, madame, pour chercher à troubler votre bonheur présent.

— Vous êtes injuste envers lui, monsieur Varney, » répondit la comtesse avec chaleur, « vous êtes injuste. C’est le cœur le plus franc, le plus ouvert, le plus loyal qu’il y ait après mon honorable époux ; je ne connais personne à qui le mensonge soit plus odieux qu’à Tressilian.

— Je vous demande pardon, madame, je n’avais pas le dessein d’être injuste envers monsieur Tressilian. Je ne savais pas jusqu’à quel point il vous intéressait. On peut quelquefois déguiser la vérité dans un but louable et honnête ; car s’il fallait la dire toujours, il n’y aurait pas moyen de vivre en ce monde.

— Vous avez une conscience de cour, monsieur Varney, et je ne crois pas que votre véracité nuise jamais à votre avancement dans le monde, tel qu’il est. Mais quant à Tressilian, je dois lui rendre justice (car j’ai eu des torts envers lui, et personne ne le sait mieux que vous), sa conscience est tout autre. Le monde dont vous parlez n’a rien qui puisse le détourner du sentier de l’honneur et de la vérité ; et quand on le verra y vivre avec une réputation souillée, l’hermine ira se blottir dans la tanière du sale putois. C’est pour cela que mon père l’aimait, et que je l’eusse aimé si je l’avais pu. Cependant, ignorant mon mariage et à qui j’étais unie, il croyait avoir de si puissants motifs de me tirer d’ici, que j’aime à croire qu’il aura beaucoup exagéré l’indisposition de mon père, et que les nouvelles meilleures que vous me donnez peuvent être les plus vraies.

— Soyez-en persuadée, madame. Je n’ai pas la prétention d’être le champion à outrance de cette vertu toute nue qu’on appelle la vérité ; je consens à ce que ses charmes soient couverts d’un voile, ne fût-ce que par amour pour la décence : mais vous auriez une opinion trop défavorable de ma tête et de mon cœur, si vous supposiez que je pusse, de propos délibéré, et sans nécessité, vous faire un mensonge si facile à découvrir, et sur un sujet qui touche de si près à votre bonheur.

— Monsieur Varney, dit la comtesse, je sais que milord vous estime, et qu’il vous regarde comme un pilote sûr et habile au milieu de ces mers sur lesquelles il s’est lancé avec une hardiesse si aventureuse. Ne croyez donc pas que j’aie mauvaise opinion de vous, quand, par amour de la vérité, je prends ainsi la défense de Tressilian. Je suis, vous le savez, une provinciale, qui préfère la simple vérité aux compliments de cour ; mais je vois qu’en changeant de sphère il faudra que je change d’habitudes.

— C’est vrai, madame, » dit Varney en souriant, « et quoique vous plaisantiez maintenant, il ne serait pas impossible que ce que vous venez de dire s’accordât un peu avec vos intentions réelles… Une femme de la cour, la plus noble, même la plus vertueuse, la plus irréprochable de toutes celles qui entourent le trône de notre reine ; une femme, dis-je, se serait, par exemple, bien gardée de dire la vérité, ou ce qu’elle aurait cru la vérité, à la louange d’un amant éconduit, devant le serviteur et le confident de son noble époux.

— Et pourquoi, » dit la comtesse en rougissant d’impatience, « ne rendrais-je pas justice au mérite de Tressilian, devant l’ami de mon époux, devant mon mari lui-même, devant le monde entier ?

— Et ce soir, avec la même franchise, vous direz à votre noble époux que Tressilian a découvert sa retraite qu’on prenait tant de soin de cacher, et qu’il a eu une entrevue avec vous ?

— Sans aucun doute ; ce sera la première chose que je lui dirai en rapportant mot pour mot tout ce que Tressilian m’a dit et tout ce que je lui ai répondu. Ce récit sera à ma honte ; car les reproches de Tressilian, quoique moins justes qu’il ne les croyait, ne sont pas tout-à-fait sans fondement. Ainsi donc, quoi qu’il m’en coûte, je parlerai, et je parlerai sans rien taire.

— Milady fera ce qui lui plaira ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux, puisque rien ne vous oblige à une révélation aussi franche, vous épargner un chagrin, à milord des soins, et à M. Tressilian, puisqu’il doit être question de lui dans cette affaire, le danger qui peut en résulter pour lui.

— Je ne saurais prévoir aucune de ces terribles conséquences, » dit la comtesse avec calme, « à moins de supposer à mon noble époux des sentiments indignes de lui, et qui, j’en suis certaine, n’ont jamais eu accès dans son cœur généreux.

— Loin de moi une pareille idée, » dit Varney. Puis, après un moment de silence il ajouta avec un air de franchise réel ou affecté, mais bien différent de la politesse étudiée qui lui était ordinaire : « Eh bien ! madame, je vous ferai voir qu’un courtisan ose, tout aussi bien qu’un autre, dire la vérité lorsqu’il s’agit de l’intérêt de ceux qu’il honore et qu’il respecte, dût-il en résulter pour lui quelque danger… » Il s’arrêta comme s’il attendait l’ordre ou du moins la permission de continuer ; mais comme la comtesse gardait le silence, il poursuivit, en prenant toutefois quelques précautions oratoires. « Regardez autour de vous, ma noble dame, remarquez les barrières dont ce lieu est entouré, le soin mystérieux avec lequel le joyau le plus brillant de l’Angleterre a été soustrait aux regards de l’admiration ; voyez avec quelle rigueur on a limité vos promenades, circonscrit et restreint vos mouvements, dont la libre action dépend de ce brutal de Foster ; pesez tout cela, et jugez par vous-même quelle en peut être la cause.

— Le bon plaisir de milord, et je ne peux pas y voir d’autre motif.

— C’est son bon plaisir, il est vrai, et son bon plaisir prend sa source dans un amour digne de l’objet qui l’inspire. Mais celui qui possède un trésor et qui l’apprécie, est toujours soigneux, en proportion du prix qu’il y attache, de le mettre à l’abri de la rapacité des autres.

— Où tendent tous ces discours, monsieur Varney ? voudriez-vous me faire croire que mon noble époux est jaloux ? Supposons que cela soit, je connais un remède pour guérir la jalousie.

— Vraiment, madame !

— Oui, monsieur, et c’est de dire en tout temps la vérité à mon mari, de lui montrer mon âme et mes pensées aussi nues que la surface polie de cette glace ; de sorte que, quand il regardera dans mon cœur, il n’y voie que son image.

— Je n’ai plus qu’à me taire, madame ; et comme je n’ai aucun motif de m’intéresser à Tressilian, qui m’aurait percé le cœur, s’il avait pu, je me consolerai aisément de ce qui pourra lui arriver par suite de la franchise avec laquelle vous révélerez qu’il a osé pénétrer dans votre retraite. Vous qui connaissez milord mieux que moi, vous jugez s’il est homme à souffrir que cette insulte reste impunie.

— Ah ! si je pouvais penser que je fasse la cause de la perte de Tressilian, moi qui lui ai déjà fait tant de chagrin, je pourrais consentir à garder le silence. Mais à quoi cela servirait-il, puisqu’il a été vu par Foster et par une autre personne encore ?… Non, non, Varney, n’insistez pas davantage ; je dirai tout à milord, et en même temps je plaiderai de telle façon pour Tressilian, que je disposerai le cœur généreux de milord à le servir plutôt qu’à le punir.

— Votre jugement, madame, est de beaucoup supérieur au mien, mais vous pouvez, si vous voulez, sonder la glace avant de vous y aventurer ; par exemple, prononcez le nom de Tressilian devant milord, et observez l’effet qu’il produira sur lui. Quant à Foster et à son compagnon, ils ne connaissent Tressilian que de vue, et je puis leur fournir quelque excuse raisonnable pour justifier l’apparition d’un étranger inconnu dans cette maison. »

La comtesse se tut un instant ; puis elle répliqua : « S’il est vrai, Varney, que Foster ne sache pas que l’homme qu’il a vu est Tressilian, j’avoue que je ne voudrais pas qu’il apprît ce qui ne le regarde nullement. Il se conduit déjà avec assez de rigueur à mon égard, et je n’ai envie de le prendre ni pour juge ni pour conseiller.

— Sans doute, dit Varney : qu’a-t-il à voir dans vos affaires, cet insolent valet ? Pas plus, assurément, que le chien d’attache qui garde la cour. Pour peu qu’il déplaise à milady, j’ai assez de crédit pour le faire remplacer par un sénéchal qui lui soit plus agréable.

— Maître Varney, dit la comtesse, brisons là-dessus. Si j’ai à me plaindre des personnes que milord a placées près de moi, c’est à milord lui-même que je dois m’en plaindre… Écoutez : j’entends le pas d’un cheval… Le voilà ! le voilà ! » s’écria-t-elle en sautant de joie.

« Je ne puis croire que ce soit lui, dit Varney, ou que vous puissiez entendre le pas de son cheval à travers des fenêtres si bien fermées.

— Ne cherchez pas à me retenir, Varney ; mon oreille est plus fine que la vôtre… C’est lui !

— Mais, madame… ! mais, madame… » s’écria Varney avec anxiété et se plaçant sur son passage… « J’aime à croire que ce que je vous ai dit par devoir et pour vous rendre service ne tournera pas à ma perte. J’espère que mes fidèles avis ne deviendront pas une arme contre moi… Je vous conjure.

— Soyez tranquille… soyez tranquille, et lâchez le pan de ma robe… Vous êtes bien hardi de me retenir… Soyez tranquille, je ne pense plus à vous. »

En ce moment les battants de la porte s’ouvrirent, et un homme d’un port majestueux, enveloppé dans les plis d’un long manteau brun, entra dans l’appartement.


  1. Le poset, dit le texte ; sorte de punch fait de vin, de sucre, de lait et d’œufs. a. m.
  2. Crown, couronne, écu de 5 schellings, de chacune 1 fr. 20. a. m.