Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 443-453).


CHAPITRE XXXIX.

LA LETTRE.


Place ! place ! mon cheval va ruer s’il arrive à quelques pas d’un prince : car pour vous dire la vérité, et vous la dire en rimes, il a été conçu du temps de la reine Élisabeth, lorsque le grand comte de Leicester la fêta dans son château.
Ben Johnson. La Mascarade des hiboux.


Le divertissement dont Élisabeth et sa cour devaient être régalées le lendemain était un spectacle donné par ses fidèles sujets de Coventry, qui devaient représenter les combats entre les Anglais et les Danois, suivant une coutume long-temps conservée dans leur ancienne ville, et confirmée par les historiens et les chroniqueurs. Dans ce spectacle, une partie des gens de la ville représentaient les Saxons, et l’autre les Danois, et peignaient en vers grossiers, accompagnés de coups vigoureux, les débats de ces deux nations orgueilleuses, et le courage comparable à celui des amazones que montrèrent les femmes anglaises qui, suivant l’histoire, furent les auteurs principaux du massacre général des Danois qui eut lieu à Hock-Tide, l’an 1012. Ce divertissement, qui était depuis longtemps l’amusement favori des gens de Coventry, avait, à ce qu’il paraît, été supprimé par l’influence de quelque ecclésiastique zélé de la secte la plus austère, qui avait beaucoup de crédit sur les magistrats. Mais la majorité des habitants avait présenté une pétition à la reine pour que leur divertissement leur fût de nouveau permis, et qu’on leur accordât l’honneur de l’exécuter devant Sa Majesté, Lorsque cette demande fut discutée dans le petit conseil qui entourait la reine pour l’expédition des affaires, cette requête, malgré l’opposition qu’elle rencontra de la part de quelques-uns de ses membres les plus sévères, trouva grâce aux yeux d’Élisabeth, qui dit que de telles frivolités occupaient sans aucun danger l’esprit de bien des gens qui, à leur défaut, pourraient trouver des passe-temps plus coupables, et que leurs pasteurs, tout recommandables qu’ils fussent par leur savoir et leur piété, mettaient un peu trop d’aigreur dans leurs sermons contre les amusements de leurs ouailles. En conséquence la représentation fut autorisée.

Après le repas du matin, que maître Lancham appelle un déjeuner ambroisien, la reine, accompagnée des principaux personnages de sa cour, se dirigea vers la tour de la Galerie pour assister à l’entrée des deux partis ennemis, les Anglais et les Danois ; et, au signal donné, la porte qui donnait sur le parc s’ouvrit pour les introduire dans le château. On les vit arriver alors à pied et à cheval, car quelques-uns des bourgeois et des fermiers les plus ambitieux s’étaient revêtus de costumes bizarres, ressemblant à ceux des chevaliers, pour chercher à représenter la noblesse des deux différentes nations. Cependant, pour empêcher des accidents qui auraient pu devenir funestes, on ne leur avait pas permis de paraître sur de véritables chevaux, mais seulement de monter ces chevaux de bois qui faisaient autrefois le principal agrément de la danse moresque, et qui se voient encore sur la scène dans la grande bataille donnée au dénoûment de la tragédie de M. Bayes. L’infanterie suivait pareillement déguisée. Tout ce spectacle pouvait être considéré comme une espèce de mascarade, ou imitation burlesque de représentations plus imposantes où la noblesse et la classe des gentilshommes remplissaient un rôle et représentaient leur personnage avec autant de fidélité que le leur permettait une instruction plus étendue. La représentation du combat d’Hock-Tide était d’un genre différent, les acteurs étant des gens de classe inférieure, que leurs habitudes grossières rendaient d’autant plus propres à bien s’acquitter de leur rôle dans cette occasion. Leur équipement, que la marche de notre histoire ne nous donne pas le loisir de décrire, était donc passablement bizarre, et leurs armes, quoique capables de porter de rudes coups, étaient non des lances et des épées, mais des épieux et de bons bâtons. Quant aux armes défensives, cavalerie et infanterie étaient pourvues de casques solides et de boucliers de cuir épais.

Ce même capitaine Coxe, cet illustre plaisant de Coventry, dont le recueil entier de ballades, d’almanachs et d’histoires à deux sous, bien enveloppé de parchemin et lié par une corde pour plus de sûreté, est encore un objet recherché par les antiquaires, était l’ingénieux personnage chargé de la direction du spectacle, et se montrait vaillamment sur son cheval de bois à la tête de la troupe d’Anglais. « Bien troussé, » dit Lancham en brandissant sa longue épée, « et ainsi qu’il convenait à un vieil homme de guerre qui s’était battu au siège de Boulogne, sous le fier Henri VIII, père de la reine. » Ce chef fut, comme l’exigeaient la raison et le droit, le premier à entrer en lice ; et en passant devant la Galerie, à la tête de ses mirmidons, il baissa la poignée de son épée en face de la reine, et exécuta une gambade telle qu’on n’en avait jamais vu faire à cheval de bois à deux jambes. Défilant ensuite avec toute sa troupe de cavaliers et de fantassins, il les rangea, avec son expérience militaire, à l’extrémité opposée du pont, sur l’emplacement qui devait servir d’arène, en attendant que ses antagonistes fussent préparés au combat.

Il n’attendit pas long-temps ; car la cavalerie et l’infanterie danoises, qui n’étaient nullement inférieures aux Anglais en nombre et en valeur, arrivèrent immédiatement, précédées de la cornemuse du Nord, en signe de leur origine, et commandés par un habile ingénieur qui ne le cédait en fait de discipline militaire (si toutefois il le cédait à quelqu’un) qu’au célèbre capitaine Coxe. Les Danois, comme assaillants, prirent leur poste sous la Galerie de la tour, en face de celle de Mortimer. Tous ces arrangements terminés, on donna le signal du combat.

La première attaque ne fut pas très vive, car chaque parti craignait d’être poussé dans le lac ; mais des renforts arrivant de tous côtés, ce qui n’était d’abord qu’une escarmouche devint une véritable bataille. Ils fondirent les uns sur les autres, comme l’affirme maître Lancham, ainsi que des béliers enflammés de jalousie, et le choc fut si furieux que les deux partis furent souvent renversés, et qu’il y eut un horrible fracas causé par le retentissement des bâtons sur les boucliers. Alors arriva ce qu’avaient redouté les guerriers les plus expérimentés au commencement du combat : les balustrades qui garnissaient les bords du pont, et qui, peut être à dessein, n’avaient été que faiblement construites, cédèrent sous la pression de la foule qui se portait au combat, en sorte que le brillant courage de quelques uns des combattants put suffisamment se refroidir. Cet accident aurait pu occasionner un mal plus sérieux que celui qui devait résulter de cette bataille ; car beaucoup de ces champions malencontreux ne savaient pas nager, et ceux qui le savaient étaient trop embarrassés de leur équipement de cuir et de leurs armures de carton pour en profiter : mais ce cas avait été prévu, et il y avait plusieurs bateaux tout prêts à recueillir les guerriers infortunés et à les ramener sur la terre ferme, où, tout dégoutants d’eau et fort découragés, ils se réconfortèrent avec l’ale chaude et les liqueurs qui leur furent libéralement distribuées, sans témoigner aucun désir de recommencer un combat si dangereux.

Le capitaine Coxe seul, ce type des amateurs des antiquités gothiques, après avoir fait deux fois, homme et cheval, le saut périlleux du pont dans le lac, capable d’affronter tous les dangers auxquels les champions les plus célèbres de la chevalerie, dont il étudiait les exploits, les Amadis, les Behami, les Bavir ou son favori Guy de Warwick, avaient jamais été soumis ; le capitaine Coxe, disons-nous, s’élança seul au fort de la mêlée, ses jambes et les couvertures de son cheval de bois dégoutantes d’eau, et deux fois il ranima par sa voix et son exemple le courage abattu des Anglais ; de sorte qu’à la fin leur victoire sur les Danois, leurs antagonistes, devint, comme de raison, complète et décisive. Ce héros mérita d’être immortalisé par la plume de Ben-Johnson qui, cinquante ans après, jugea qu’une mascarade représentée à Kenilworth ne pouvait être mieux introduite que par l’ombre du capitaine Coxe monté sur son cheval de bois.

Ces jeux grossiers ne répondent peut-être pas très bien à l’idée que le lecteur pouvait avoir conçue d’une fête donnée à Élisabeth, sous le règne de laquelle les lettres fleurirent avec tant d’éclat, et dont la cour, gouvernée par une femme chez laquelle le sentiment des convenances égalait la force d’esprit, n’était pas moins distinguée par sa politesse et son élégance que ses conseillers l’étaient par leur prudence et leur fermeté. Mais, soit par désir politique de paraître s’intéresser à ces divertissements populaires, soit par une étincelle de cet esprit mâle et belliqueux du vieil Henri, qu’on remarquait quelquefois dans sa fille, il est certain que la reine rit de tout son cœur de cette imitation, ou plutôt de cette parodie burlesque de la chevalerie, qui lui fut présentée par les habitants de Coventry. Elle appela près sa personne le comte de Sussex et lord Hunsdon, peut-être en partie pour dédommager le premier des longues et secrètes audiences qu’elle avait accordées au comte de Leicester, en le mettant à même de converser sur un divertissement plus d’accord avec ses goûts que ces spectacles dont les sujets avaient été puisés dans les trésors de l’antiquité. La disposition où il vit la reine de rire et de plaisanter avec ses vieux guerriers, fournit à Leicester l’occasion qu’il cherchait de se retirer ; et il sut si bien choisir son temps, que toute la cour attribua sa retraite à la délicate attention de laisser à son rival un libre accès auprès de sa souveraine, au lieu de profiter de son droit d’hospitalité pour se mettre perpétuellement devant les autres seigneurs et leur cacher le soleil.

Cependant les pensées de Leicester avaient un but bien différent de celui que la courtoisie lui prêtait ; car à peine eut-il vu la reine tout occupée de sa conversation avec Sussex et Hunsdon, derrière lesquels se tenait sir Nicolas Blount faisant une grimace qui lui fendait la bouche de l’une à l’autre oreille à chaque parole qu’il entendait, que, faisant signe à Tressilian qui, d’après leur convention, suivait à quelque distance tous ses mouvements, il se débarrassa de la foule, et se dirigea vers le parc, en se faisant un passage à travers des groupes nombreux de spectateurs de la classe du peuple, qui, la bouche béante, contemplait le combat des Anglais et des Danois. Lorsqu’il fut parvenue dépasser cette multitude, ce qui n’était pas sans difficulté, il jeta un regard derrière lui pour s’assurer si Tressilian avait eu le même succès, et le voyant également dégagé de la foule, il le conduisit vers un petit bois taillis dans lequel était un domestique avec deux chevaux tout sellés. Il s’élança sur l’un d’eux, et fit signe à Tressilian de monter l’autre ; celui-ci obéit sans prononcer un mot.

Leicester alors donna de l’éperon à son cheval, et le fit galoper sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un endroit solitaire entouré de chênes majestueux, à un mille environ du château, et du côté opposé aux lieux où la curiosité attirait tous les spectateurs. Il mit alors pied à terre, attacha son cheval, et, sans prononcer d’autres mots que ceux-ci : « Ici, il n’y a pas de danger d’être interrompu, » il jeta son manteau sur la selle et tira son épée.

Tressilian suivit à l’instant son exemple ; cependant il ne put s’empêcher de dire en tirant son arme : « Milord, comme je suis connu pour un homme qui ne craint pas la mort, et qui ne balancerait pas s’il s’agissait de choisir entre elle et l’honneur, il me semble que je puis sans honte demander, au nom de tout ce qu’il y a de sacré, pourquoi Votre Seigneurie s’est cru permis à mon égard le traitement outrageant qui nous a placés en de pareils termes l’un envers l’autre.

— Si ces marques de mon mépris vous déplaisent, répondit le comte, défendez-vous à l’instant même, dans la crainte que je ne renouvelle le traitement dont vous vous plaignez.

— Il n’en sera pas besoin, milord, dit Tressilian ; que Dieu soit juge entre nous, et que votre sang, si vous périssez, retombe sur votre tête. »

Il finissait à peine cette phrase que leurs épées se croisèrent de nouveau.

Mais Leicester qui, entre autres talents recherchés à cette époque, possédait parfaitement l’art de l’escrime, avait suffisamment remarqué la veille le savoir et l’adresse de Tressilian, pour se battre avec un peu plus de précaution que la première fois, car il préférait une vengeance certaine à une vengeance précipitée. Pendant quelques minutes ils combattirent avec une habileté égale, de part et d’autre, lorsque Tressilian, ayant fait un écart désespéré, que Leicester réussit à éviter, se trouva découvert ; dans une seconde tentative pour recroiser le fer, le comte lui arracha son épée des mains et l’étendit à terre. Avec un sourire farouche il posa la pointe de son arme à deux pouces de la gorge de son ennemi renversé, et lui plaçant le pied sur la poitrine, il lui dit d’avouer ses criminels outrages envers lui, et de se préparer à la mort.

« Je n’ai à me reprocher ni crimes ni outrages à ton égard, répondit Tressilian, et je suis mieux préparé à la mort que toi. Use de ton avantage comme il te plaira, et puisse Dieu te pardonner ; je ne t’ai pas donné de cause d’en agir ainsi.

— Pas de cause ! s’écria le comte, pas de cause ! Mais pourquoi parlementer avec un tel misérable ? meurs en menteur, comme tu as vécu. »

Il avait levé le bras dans le dessein de lui porter le coup fatal, lorsqu’il se sentit soudainement arrêté par derrière.

Le comte se retourna avec fureur pour se débarrasser de cet obstacle inattendu ; mais il fut surpris de voir un enfant d’une physionomie bizarre, qui s’était saisi du bras avec lequel il tenait l’épée, et s’y attachait avec une telle ténacité, qu’il ne put s’en débarrasser sans une violente lutte, pendant laquelle Tressilian trouva le moyen de se relever et de ressaisir son arme. Leicester se retourna de nouveau de son côté avec des regards pleins d’un acharnement qui ne s’était pas affaibli ; et le combat allait recommencer avec plus de fureur des deux côtés, lorsque le jeune garçon se jeta aux genoux de Leicester, et d’une voix perçante le supplia de l’écouter un moment avant de recommencer à poursuivre sa querelle.

« relève-toi, et lâche-moi, dit Leicester, ou, de par le ciel, je te perce de mon épée ! Pourquoi viens-tu ici porter obstacle à ma vengeance ?

— Oh ! j’ai de puissants motifs, s’écria l’intrépide enfant, puisque ma folie a été cause de ces sanglantes querelles entre vous, et peut-être de plus grands maux ! Si vous voulez jouir encore du repos d’une âme innocente, si vous espérez dormir en paix à l’abri de tout remords, prenez seulement le temps de lire cette lettre, et faites ensuite ce que vous voudrez. »

Tout en parlant de cette manière avec une vivacité et une force à laquelle ses traits bizarres et le son étrange de sa voix donnaient quelque chose de surnaturel, il présentait à Leicester un petit paquet entouré d’une longue mèche de cheveux de femme d’un beau châtain foncé. Quoique plein de rage de s’être vu si étrangement frustré de la vengeance qu’il s’était promise, le comte ne put résister à ce suppliant extraordinaire. Il lui arracha la lettre, changea de couleur en lisant l’adresse, délia d’une main tremblante le lien qui l’assujettissait, jeta un coup d’œil sur le contenu, et, chancelant, il serait tombé sans l’appui d’un tronc d’arbre contre lequel il s’appuya. Il resta un moment dans cette position, les yeux fixés sur la lettre, la pointe de son épée tournée vers la terre, sans paraître s’apercevoir de la présence d’un adversaire auquel il avait montré peu de pitié, et qui pouvait à son tour profiter de son avantage. Mais Tressilian avait l’âme trop noble pour commettre une telle lâcheté, et il restait également immobile de surprise, attendant l’issue de cet étrange accès de fureur, mais tenant son arme de manière à être promptement en état de défense contre quelque attaque nouvelle et soudaine de Leicester, qu’il regardait encore comme atteint d’une véritable frénésie. Il avait, à la vérité, immédiatement reconnu dans le jeune garçon son ancienne connaissance Dickon, dont il n’était pas facile d’oublier les traits quand on l’avait vu une fois ; mais de quelle manière était-il venu là dans un moment si critique ? pourquoi mettait-il tant d’énergie dans son intervention ? et surtout, comment avait-elle pu produire un effet si puissant sur Leicester ? C’étaient là autant de questions qu’il ne pouvait résoudre.

Mais la lettre était bien capable en elle-même de produire des effets encore plus étonnants. C’était celle que l’infortunée Amy avait adressée à son mari, et dans laquelle elle lui alléguait les raisons qui l’avaient obligée à quitter Cumnor-Place, de quelle manière elle l’avait fait, et s’était réfugiée à Kenilworth pour jouir de sa protection ; elle l’informait aussi des circonstances qui l’avaient forcée de se retirer dans l’appartement de Tressilian, le priant ardemment de lui indiquer sans délai un asile plus convenable. La lettre était terminée par les assurances les plus vives de l’attachement et de la soumission la plus dévouée à sa volonté en toutes choses, et surtout quant à sa situation et au lieu de sa résidence, le conjurant seulement de ne pas la mettre sous la garde ou dans la dépendance de Varney.

La lettre tomba des mains de Leicester quand il eut achevé de la lire ; « Prenez mon épée, Tressilian, dit-il, et percez-moi le cœur comme je voulais percer le vôtre il n’y a qu’un moment.

— Milord, dit Tressilian, vous m’avez fait une grande injustice ; mais il y avait en moi une voix secrète qui ne cessait de me dire que c’était l’effet de quelque fatale erreur.

— D’une fatale erreur, en effet, » dit Leicester en lui présentant la lettre ; « j’ai été induit à regarder un homme d’honneur comme un scélérat, et la meilleure, la plus pure des femmes, comme une créature criminelle et perfide. Misérable enfant, comment se fait-il que cette lettre me parvienne maintenant, et pourquoi le porteur a-t-il tant différé à la remettre ?

— Je n’ose vous le dire, milord, » répondit l’enfant, se reculant comme pour se mettre hors de sa portée ; « mais voici celui qui en était chargé. »

Wayland effectivement arriva dans le moment, et, interrogé par Leicester, il se hâta de lui expliquer toutes les circonstances de sa fuite avec Amy, les horribles tentatives qui l’avaient décidée à s’échapper, et son désir ardent de se mettre sous la protection immédiate de son mari, s’appuyant du témoignage des domestiques de Kenilworth, qui ne pouvaient avoir oublié avec quelle vivacité elle s’était informée du comte de Leicester à son arrivée.

« Les scélérats ! s’écria Leicester. Mais, ô le plus scélérat de tous ! Varney ! faut-il qu’elle soit en ce moment même en ton pouvoir ?

— Et Dieu fasse surtout, dit Tressilian, qu’il n’ait pas reçu quelque ordre funeste à son égard !

— Non, non, non, » s’écria précipitamment le comte ; « quelques paroles m’étaient échappées dans ma folie, mais je les ai révoquées, complètement révoquées, en lui dépêchant un exprès ; et maintenant elle est, elle doit être en sûreté.

— Oui, dit Tressilian, il faut qu’elle soit en sûreté ; et moi je dois en avoir l’assurance ; ma querelle personnelle est maintenant terminée avec vous, milord ; mais j’ai une autre satisfaction à demander au séducteur d’Amy Robsart, à celui qui n’a pas craint de cacher son crime sous le manteau de l’infâme Varney.

— Le séducteur d’Amy ! » répondit Leicester d’une voix de tonnerre ; « dites son époux, son coupable, son aveugle, son indigne époux. Elle est comtesse de Leicester aussi vrai que je porte la couronne de comte ; et vous-même, monsieur, ne pouvez indiquer aucune réparation que je ne sois disposé à lui offrir de mon propre mouvement. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je ne craindrais pas les moyens que vous pourriez employer pour m’y forcer. »

Le caractère généreux de Tressilian le porta à abandonner sur-le-champ toute considération personnelle pour ne s’occuper que de la sûreté d’Amy. Il n’éprouvait pas une confiance entière dans les résolutions flottantes de Leicester, dont l’esprit lui paraissait trop agité pour que le calme de la raison pût y exercer son empire ; et malgré toutes les assurances qu’il en avait reçues, il ne pouvait croire davantage qu’Amy fût à l’abri de tous dangers entre les mains de ses dépendants. « Milord, » dit-il d’un ton calme, « je suis loin de vouloir vous offenser et de vous chercher querelle, mais mon devoir envers sir Hugh Robsart me force à porter cette affaire immédiatement devant la reine, afin que le rang de la comtesse soit reconnu en sa personne.

— Vous n’en aurez pas besoin, monsieur, » répondit le comte avec hauteur ; « nulle autre voix que celle de Dudley ne proclamera sa honte : c’est à Élisabeth elle-même que je vais l’apprendre, pour voler ensuite à Cumnor-Place avec toute la rapidité dont on est capable quand il y va de la vie. »

En parlant ainsi, il détacha son cheval, se jeta en selle, et se dirigea rapidement vers le château.

« Prenez-moi devant vous, monsieur Tressilian, » dit l’enfant en voyant Tressilian monter à cheval avec la même promptitude ; « mon récit n’est pas encore fini, et je puis avoir besoin de votre protection. »

Tressilian y consentit, et suivit le comte, quoique d’un pas moins précipité. En chemin, le jeune garçon lui avoua, avec beaucoup de repentir, que, par rancune contre Wayland, qui avait éludé toutes ses questions au sujet de la dame, après que lui Dickon avait, à ce qu’il s’imaginait, acquis de diverses manières des droits à sa confiance, il lui avait dérobé par vengeance la lettre qu’Amy lui avait confiée pour le comte de Leicester. Son dessein avait été de la lui rendre le soir même, se croyant sûr de le rencontrer, parce que Wayland devait remplir le rôle d’Arion dans la fête. À la vérité, il avait été un peu effrayé en voyant à qui la lettre était adressée ; mais d’après son raisonnement, Leicester ne devait revenir à Kenilworth que le soir, cette lettre se trouverait entre les mains de celui qui en avait été chargé, aussitôt qu’il aurait la possibilité de la remettre. Cependant Wayland ne vint pas jouer son rôle dans la fête, ayant été, dans l’intervalle, chassé du château par Lambourne ; et l’enfant ne pouvant le trouver ni arriver jusqu’à Tressilian, et se voyant en possession d’une lettre adressée à un personnage aussi élevé que le comte de Leicester, commença à être fort alarmé sur les suites de son espièglerie. La méfiance et même les craintes que Wayland avait exprimées à ce sujet lui firent juger que la lettre devait être remise au comte en mains propres, et qu’il pourrait nuire à la dame en la donnant à quelqu’un des domestiques. Il fit plusieurs tentatives pour parvenir jusqu’à Leicester ; mais la bizarrerie de ses traits et la pauvreté de son extérieur le firent toujours repousser des valets insolents auxquels il s’adressa. Une fois cependant il fut sur le point de réussir, lorsqu’en errant à l’aventure il trouva dans la grotte la cassette qu’il reconnut pour appartenir à l’infortunée comtesse, l’ayant vue entre ses mains pendant le voyage : car rien ne pouvait échapper à son œil curieux. Ayant vainement cherché à la remettre à Tressilian ou à la comtesse, il la remit, comme nous l’avons vu, à Leicester lui-même, que malheureusement il ne reconnut pas sous le déguisement qu’il portait.

L’enfant se croyait enfin près d’atteindre son but lorsque le comte vint du côté de l’entrée de la salle ; mais au moment où il allait l’aborder, il en fut empêché par Tressilian. Ayant l’oreille aussi fine qu’il avait l’esprit délié, l’enfant entendit le rendez-vous qu’ils se donnèrent dans les jardins, et résolut de se mettre en tiers avec eux, dans l’espoir qu’en allant ou en revenant il trouverait l’occasion de remettre la lettre à Leicester ; car il commençait à circuler d’étranges histoires parmi les domestiques, qui l’inquiétaient pour la sûreté de la dame. Un accident, cependant, arrêta Dickon un moment derrière le comte, et quand il arriva sous le portique, il vit que le combat était engagé. Il se hâta donc d’aller porter l’alarme parmi les gardes, ne doutant pas que son escapade ne fût cause du sang qui pourrait être répandu. Continuant à rôder sous le portique, il entendit le second rendez-vous que Leicester donna à Tressilian lorsqu’ils se séparèrent, et ne cessait de les suivre des yeux pendant le combat des hommes de Coventry, lorsqu’à sa grande surprise il reconnut Wayland, très déguisé à la vérité, mais pas assez pour échapper au regard pénétrant de son ancien camarade. Ils se retirèrent à l’écart de la foule pour s’expliquer mutuellement leur situation. L’enfant avoua à Wayland ce que nous venons de raconter, et l’artiste lui apprit à son tour que sa profonde inquiétude sur le sort de cette malheureuse dame l’avait ramené dans le voisinage du château, où il apprit le matin même que Varney et Lambourne, dont il redoutait la violence, avaient tous deux quitté Kenilworth dans la nuit. Pendant qu’ils parlaient, ils virent Leicester et Tressilian sortir de la foule ; ils les suivirent jusqu’au moment où ils montèrent à cheval. Alors le jeune garçon, dont nous avons déjà remarqué la rapidité à la course, courut derrière eux, et quoiqu’il ne lui fût pas possible d’aller aussi vite, il arriva cependant à temps pour sauver la vie à Tressilian. L’enfant finissait son récit au moment même où ils arrivèrent à la tour de la Galerie.