Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 431-443).


CHAPITRE XXXVIII.

LE DUEL.


Qu’y a-t-il donc en moi pour que chaque bruit me fasse pâlir ?
Shakspeare. Macbeth.


« Je désire avoir une conférence avec vous ; » ces mots étaient simples en eux-mêmes, mais l’esprit de lord Leicester était dans cet état d’agitation et d’alarme qui donne de sombres couleurs aux circonstances les plus ordinaires ; et il se retourna brusquement pour voir la personne qui lui parlait. Il n’y avait rien de remarquable dans l’aspect de cet individu, qui portait un pourpoint de soie noire avec un manteau court, et dont un masque noir couvrait le visage ; car il paraît qu’il s’était mêlé à la foule de masques qui étaient entrés dans la salle à la suite de Merlin, quoiqu’il ne portât pas un déguisement bizarre comme la plupart d’entre eux.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » demanda Leicester, non sans trahir, par l’inflexion de sa voix, l’agitation de son esprit.

« Aucun mal, milord, répondit le masque, beaucoup de bien, au contraire, et un grand respect, si vous daignez comprendre mes intentions ; mais il faut que je vous parle plus secrètement.

— Je ne puis m’entretenir avec un étranger sans nom, » répondit Leicester, dans l’esprit duquel la requête de l’inconnu faisait naître une crainte qu’il ne pouvait définir ; « et ceux que je connais doivent choisir un moment plus opportun pour me demander une entrevue. »

Il se serait éloigné, mais le masque continua de l’arrêter.

« Ceux qui ont à parler à Votre Seigneurie de ce que son honneur exige doivent avoir des droits sur votre temps, quelles que soient les occupations que vous deviez abandonner pour les satisfaire.

— Comment ? mon honneur ! qui ose l’attaquer ? dit Leicester.

— Votre conduite seule peut fournir des motifs de l’attaquer, milord, et c’est sur ce point que je voudrais vous parler.

— Vous êtes un insolent, dit Leicester, et vous abusez de la liberté hospitalière de ce moment qui me défend de vous faire punir. Quel est votre nom ?

— Edmond Tressilian de Cornouailles, dit le masque ; ma langue a été liée par une promesse pendant vingt-quatre heures. Cet intervalle est écoulé, je puis parler maintenant, et je rends à Votre Seigneurie la justice de m’adresser d’abord à elle. »

Le frémissement de surprise qui vint agiter Leicester quand il entendit prononcer ce nom par la voix de l’homme qu’il détestait le plus, et par lequel il se regardait comme profondément outragé, le rendit d’abord immobile, mais sa surprise se changea l’instant d’après en une soif de vengeance aussi ardente que celle qu’éprouve le pèlerin au milieu des sables arides du désert. Il lui resta à peine assez de raison et d’empire sur lui-même pour s’abstenir de frapper au cœur le scélérat qui, après avoir causé sa perte, osait avec une telle assurance se jouer encore de lui. Résolu à contenir pour le moment toute marque d’agitation, afin de découvrir jusqu’au bout quel était le but de Tressilian, autant que pour assurer sa vengeance, il répondit d’une voix si altérée par les efforts qu’il faisait pour étouffer sa colère, qu’elle était à peine intelligible : « Et que demande de moi monsieur Edmond Tressilian ?

— Justice, milord, » répondit Tressilian avec calme et fermeté.

« Justice ! dit Leicester : tous les hommes y ont droit, et vous en particulier, monsieur Tressilian ; soyez donc assuré que vous l’aurez.

— Je n’en attendais pas moins de votre magnanimité, répondit Tressilian ; mais le temps presse, et il faut que je vous parte ce soir. Puis-je vous voir dans votre appartement ?

— Non, » répondit Leicester d’une voix sévère, « non pas dans une maison, surtout pas dans la mienne. Nous nous rencontrerons sous la voûte du ciel.

— Vous êtes agité ou mécontent, milord, reprit Tressilian ; bannissez ce trouble. Le lieu m’est indifférent, pourvu que vous m’accordiez une demi-heure sans interruption.

— Un temps plus court suffira, j’espère, répondit Leicester. Venez me joindre dans le jardin quand la reine se sera retirée.

— C’est assez, » dit Tressilian, et il s’éloigna pendant que l’esprit de Leicester semblait livré à une espèce de transport.

« Le ciel, se dit-il, m’est enfin favorable, et il me livre le misérable qui m’a flétri de cette ineffaçable ignominie qui m’a rendu la proie d’un cruel désespoir. Je ne me plaindrai plus du sort, puisqu’il me donne les moyens de découvrir les pièges qu’il voudrait me tendre encore, et de confondre et punir en même temps sa scélératesse. Allons, achevons notre tâche ; j’aurai la force de n’y pas succomber, puisque minuit, au plus tard, amènera ma vengeance. »

Tout en se livrant à ces réflexions, Leicester s’ouvrait un chemin au milieu de la foule obséquieuse qui se sépara pour lui donner passage, et, objet de l’envie et de l’admiration générale, il alla reprendre sa place auprès de sa souveraine. Mais si, devant la foule brillante qui remplissait la salle, le cœur de celui qu’on enviait universellement avait pu être mis à découvert avec toutes ses sombres pensées d’ambition coupable, d’amour trahi, de profonde vengeance, avec tous ses projets barbares, semblables à de noirs fantômes qui s’agitent en sens contraire dans le cercle formé par quelque impure magicienne, quel est celui, depuis le seigneur le plus ambitieux du cercle de la cour jusqu’au plus misérable des valets, jusqu’à celui qui gagne sa vie à laver des assiettes, quel est celui, dis-je, qui aurait voulu changer de rôle avec le favori d’Élisabeth, le seigneur de Kenilworth ?

De nouveaux tourments l’attendaient dès qu’il eut rejoint la reine.

« Vous venez à temps, milord, dit-elle, pour décider une dispute entre nous et une autre dame ; voilà sir Richard Varney qui vient de nous demander permission de quitter le château avec son épouse malade, ayant, à ce qu’il nous dit, le consentement de Votre Seigneurie, s’il peut obtenir le nôtre. Certes, nous n’avons aucune envie de mettre obstacle aux tendres soins qu’il veut donner à cette pauvre jeune femme. Mais vous saurez que sir Richard Varney s’est montré ce soir si enchanté de nos dames, que voici la duchesse de Rutland qui prétend qu’il ne mènera pas sa pauvre insensée de femme plus loin que le lac, et qu’il l’y enverra habiter le palais de cristal dont la nymphe enchantée nous a parlé, pour revenir ensuite, joyeux veuf, sécher ses larmes au milieu des dames de notre suite, et y réparer sa perte. Qu’en dites-vous, milord ? Nous avons vu Varney avec deux ou trois visages différents. Vous savez quelles sont ses qualités naturelles : croyez-vous qu’il soit capable d’agir ainsi avec sa femme ? »

Leicester était confondu, mais le danger était pressant, et une réponse absolument nécessaire. « Les dames, dit-il, pensent un peu légèrement d’une personne de leur sexe, en supposant qu’elle pût mériter un tel sort, et un peu trop mal du nôtre, si elles nous croient capables de leur faire subir un pareil châtiment.

— Écoutez-le, mesdames, dit Élisabeth ; comme tout le reste de son sexe, il voudrait excuser sa cruauté par la légèreté qu’il nous impute.

— Ne dites pas nous, madame, reprit le comte ; nous disons que des femmes ordinaires, semblables aux astres inférieurs du firmament, ont leurs révolutions et leurs phases ; mais qui osera accuser d’instabilité le soleil, ou Élisabeth ? »

La conversation prit ensuite une tournure moins dangereuse, et Leicester continua de la soutenir avec vivacité, quelle que fût la torture secrète que cet effort lui coûtât. Elle parut si agréable à Élisabeth, que la cloche du château avait sonné minuit avant qu’elle se retirât, circonstance peu ordinaire dans les habitudes régulières et tranquilles qui partageaient son temps. Son départ fut, comme on le pense bien, le signal de la séparation de la compagnie, qui se dispersa et alla dans les différents appartements qui lui étaient destinés, rêver aux plaisirs du jour ou à ceux du lendemain.

Le malheureux seigneur du château, celui qui était l’auteur de ces fêtes superbes, se retira avec des pensées bien différentes. Le valet qui le suivit à son appartement reçut l’ordre de lui envoyer Varney immédiatement. Le messager revint, après avoir un peu tardé, et lui apprit qu’une heure s’était écoulée depuis que sir Richard Varney avait quitté le château par la poterne avec trois autres personnes, dont l’une était dans une litière portée par des chevaux.

« Comment se fait-il qu’il ait quitté le château après la fermeture des portes ? dit Leicester ; je croyais qu’il ne devait partir qu’au point du jour.

— J’ai cru comprendre qu’il a donné à la garde des raisons satisfaisantes, reprit le domestique, et de plus j’ai entendu dire qu’il avait montré la bague de Votre Seigneurie.

— C’est vrai, c’est vrai, dit le comte ; cependant il s’est trop pressé. A-t-il laissé ici quelques-uns de ses domestiques ?

— Michel Lambourne, milord, répondit le valet, qui ne s’est pas trouvé quand sir Richard est parti, et contre lequel son maître était fort irrité. Je viens de le voir à l’instant même seller un cheval pour courir après son maître.

— Dites-lui de venir ici à l’instant, dit Leicester, j’ai un message à lui donner pour Varney. »

Le domestique quitta l’appartement, et Leicester le parcourut quelques moments dans une profonde méditation ; « Varney est par trop zélé, se dit-il, par trop empressé. Il m’aime, je le crois, mais il a aussi ses vues personnelles, et il les poursuit d’une manière inexorable. Si je m’élève il s’élève aussi, et il ne s’est déjà montré que trop ardemment disposé à me débarrasser de l’obstacle qui semble se placer entre moi et la souveraineté. Cependant je n’aurai pas la lâcheté de supporter un pareil outrage ; elle sera punie, mais elle le sera après de plus mûres réflexions. Je sens déjà comme par anticipation qu’une vengeance trop précipitée pourrait allumer dans mon sein les flammes de l’enfer ; non, une victime suffit à la fois, et cette victime m’attend déjà.

Il saisit tout ce qui lui était nécessaire pour écrire, et traça à la hâte ces mots : « Sir Richard Varney, nous avons résolu de différer l’affaire confiée à vos soins, et vous enjoignons positivement de ne pas aller plus loin dans ce qui regarde la comtesse, que vous n’ayez reçu d’autres ordres. Nous vous commandons aussi de revenir immédiatement à Kenilworth, aussitôt que vous aurez mis en lieu de sûreté le dépôt qui vous est confié ; mais si ce soin vous retenait plus long-temps que nous ne l’avons prévu, nous vous ordonnons de nous renvoyer, par un prompt et fidèle messager, notre bague dont nous avons besoin sur-le-champ. Comptant sur votre obéissance en cette circonstance, nous vous recommandons à la garde de Dieu, et nous restons votre sincère ami et bon maître.

D. Leicester.

Donné à notre château de Kenilworth, le 10 juillet de l’an du salut 1575. »

Comme Leicester finissait de cacheter ce billet, Michel Lambourne, botté jusqu’aux genoux, ayant son manteau de voyage attaché par un large ceinturon et un bonnet de fourrure sur la tête à la manière des courriers, entra dans l’appartement conduit par le valet.

« Quel est le service que tu remplis ? demanda le comte.

— Celui d’écuyer de l’écuyer de Votre Seigneurie, » répondit Lambourne avec son assurance accoutumée.

« Retiens ta langue mal apprise, drôle, dit Leicester ; les plaisanteries que tu peux te permettre avec sir Richard Varney, ne te conviennent pas en ma présence. Dans combien de temps peux-tu rejoindre ton maître ?

— Dans une heure, milord, si l’homme et le cheval tiennent bon, » dit Lambourne en changeant immédiatement son air presque familier contre le ton le plus respectueux. Le comte le toisa de la tête aux pieds.

« J’ai entendu parler de toi, dit-il ; on dit que tu es un drôle alerte et zélé, mais un peu trop adonné au vin et aux querelles pour que l’on puisse te charger de commissions importantes.

— Milord, dit Lambourne, j’ai été soldat, matelot, voyageur et aventurier, et ce sont là des métiers dans lesquels les hommes se hâtent de jouir, parce qu’ils ne sont pas sûrs du lendemain ; mais quoique j’aie fait un mauvais usage de mes loisirs, je n’ai jamais négligé mes devoirs envers mes maîtres.

— Aie soin qu’il en soit de même dans cette circonstance, et tu t’en trouveras bien ; remets cette lettre promptement et soigneusement entre les mains de sir Richard Varney.

— Ma commission ne s’étend-elle pas plus loin ? demanda Lambourne.

— Non, répondit Leicester, mais il m’est de la plus grande importance qu’elle soit exécutée avec exactitude et rapidité.

— Je n’épargnerai ni mes peines ni les flancs de mon cheval, » répondit Lambourne, qui prit à l’instant congé. « Ainsi donc, se disait-il à lui-même en traversant la longue galerie et descendant l’escalier secret ; ainsi donc voilà le résultat de cette audience particulière, dont j’avais conçu de si belles espérances ! Peste ! j’espérais que le comte aurait eu besoin d’un tour de mon métier pour quelque intrigue secrète ; et le tout se borne à porter une lettre ! N’importe, sa volonté sera faite, et, comme le dit Sa Seigneurie, je puis m’en trouver bien une autre fois. Il faut que l’enfant rampe avant de marcher, il en est de même de l’apprenti courtisan. Cependant je veux jeter un coup d’œil dans l’intérieur de cette lettre qu’il a cachetée avec tant de négligence. » Ayant exécuté ce projet, il s’écria en se frottant les mains dans un transport d’étonnement : « La comtesse ! la comtesse ! j’ai surpris un secret qui fera ma fortune ou ma perte ; mais allons, Bayard, » ajouta-t-il en amenant son cheval dans la cour, « il faudra bientôt que tes flancs fassent connaissance avec mes éperons. »

Lambourne monta donc en selle, et sortit du château par la poterne dont on lui laissa le libre passage, en conséquence d’un ordre que sir Richard Varney avait donné à cet effet.

Aussitôt que Lambourne et le valet furent sortis de l’appartement, Leicester s’occupa de changer son costume contre un autre fort simple, s’enveloppa dans son manteau, et prenant une lampe à la main alla gagner par le passage de communication une petite porte secrète qui donnait dans la cour près de l’entrée des jardins. Ses réflexions avaient un caractère plus calme et plus déterminé qu’elles ne l’avaient eu précédemment, et il essayait de se faire passer à ses propres yeux pour un homme plus outragé que coupable.

« J’ai reçu le plus cruel outrage, pensait-il, cependant je me suis interdit la vengeance immédiate qui était en mon pouvoir, et l’ai bornée à celle qui est digne d’un homme généreux. Mais l’union qui existe entre moi et cette femme perfide demeurera-t-elle comme un lien destiné à m’arrêter éternellement dans la noble carrière que m’ouvre ma destinée ? Non, il est d’autres moyens de rompre de tels nœuds sans attaquer les sources de la vie. Aux yeux de Dieu je ne suis plus engagé que par une union qu’elle a rompue. Des royaumes entiers nous sépareront, l’Océan mugira entre nous, et ses flots, dont les abîmes ont dévoré des flottes entières, seront les seuls confidents de cet affreux secret. »

C’est par une suite de réflexions de ce genre que Leicester essayait de réconcilier sa conscience avec des projets de vengeance si précipitamment adoptés, et des desseins ambitieux tellement identifiés avec toutes les actions de sa vie, dont ils étaient devenus le but principal, qu’il ne pouvait trouver la force d’y renoncer. Au milieu de ces raisonnements, cette vengeance se revêtit insensiblement à ses yeux des couleurs de la justice, et même d’une modération généreuse.

Dans une pareille disposition d’esprit, le vindicatif et ambitieux lord entra dans l’enceinte superbe des jardins, alors éclairés par la pleine lune. Sa lumière, d’un jaune pâle, se reflétait de tous côtés sur les blanches pierres de taille dont le pavé, les balustrades et les ornements d’architecture étaient revêtus. Pas un nuage ne se montrait sur le sombre azur du ciel, en sorte que la clarté était presque aussi grande que si le soleil venait de quitter l’horizon. Les nombreuses statues de marbre blanc paraissaient, à ce jour incertain, comme autant de spectres couverts de leurs linceuls et sortant du tombeau ; les gerbes d’eau qui s’élevaient dans les airs reflétaient les rayons argentés de la lune, puis retombaient en pluie étincelante dans les vastes bassins préparés pour les recevoir. La journée avait été brûlante, et le doux zéphyr qui effleurait de son aile la terrasse du jardin était aussi léger que le vent produit par l’éventail d’une jeune beauté. L’oiseau des nuits d’été avait élevé plus d’un nid dans les jardins adjacents, et leurs habitants, se dédommageant alors du silence qu’ils avaient gardé pendant le jour, formaient un concert de gazouillements enchanteurs, tantôt joyeux, tantôt mélancoliques : tantôt mêlant leurs voix, tantôt se répondant l’un à l’autre, ils semblaient exprimer les délices qu’ils goûtaient au milieu de ces lieux ravissants et paisibles, en les remplissant de leur douce harmonie.

Rêvant à des sujets très peu en rapport avec la chute des eaux, le clair de lune et le chant du rossignol, Leicester parcourut lentement la terrasse, enveloppé de son manteau, tenant son épée sous son bras, sans rien voir qui ressemblât à une figure humaine.

« J’ai été dupe de ma générosité, se dit-il, en laissant échapper le scélérat, et peut-être même en lui laissant le moyen de courir à la délivrance de sa complice, qui est si faiblement escortée. »

Telles étaient ses pensées, qui s’évanouirent bientôt quand il vit, en se retournant pour regarder du côté de l’entrée, une figure d’homme s’avancer lentement du portique, et obscurcir de son ombre les divers objets devant lesquels il passait en s’approchant de lui.

« Le frapperai-je avant d’entendre sa voix détestée ? » pensa Leicester en saisissant la poignée de son épée. « Mais non ; je veux voir quel est le but que le lâche se propose ; je veux suivre, quelque dégoûtante que soit cette tâche, les plis et replis de ce serpent venimeux avant d’employer ma force pour l’écraser. »

Sa main abandonna la garde de son épée, et il s’avança lentement vers Tressilian, rassemblant pour cette entrevue tout l’empire qu’il pouvait avoir sur lui-même. Il se trouvèrent enfin en face l’un de l’autre.

Tressilian fit un profond salut ; le comte y répondit par une inclination de tête pleine de hauteur, et lui adressa les paroles suivantes : « Vous m’avez demandé une conférence secrète, monsieur ; me voici, et je vous écoute.

— Milord, dit Tressilian, ce que j’ai à vous dire est d’une telle importance, et je désire si ardemment que vous m’écoutiez avec patience, je dirai plus, même favorablement, que je me soumettrai à me disculper auprès de Votre Seigneurie de tout ce qui aurait pu l’indisposer contre moi. Vous me croyez votre ennemi, milord ?

— Et n’en ai-je pas quelque motif apparent ? » dit le comte qui s’aperçut que Tressilian attendait sa réponse.

« Vous me connaissez mal, milord ; je suis l’ami et non le dépendant ou le partisan du comte de Sussex, que les courtisans appellent votre rival, et il y a déjà fort long-temps que j’ai cessé de regarder la cour et les intrigues de cour comme faites pour mon esprit et mon caractère.

— Assurément, monsieur, reprit Leicester, il y a d’autres occupations plus dignes d’un savant ; car le monde tient pour tel maître Tressilian. L’amour a ses intrigues aussi bien que l’ambition.

— Je vois, milord, que vous donnez beaucoup d’importance à mon ancien attachement pour l’infortunée jeune personne dont je vais vous parler, et que vous pensez peut-être que je soutiens sa cause plutôt par rivalité que par un sentiment de justice.

— Peu importe ce que j’en pense, monsieur ! continuez ; vous n’avez encore parlé que de vous-même, sujet très important et très digne d’occuper sans doute, mais qui ne m’intéresse pas assez vivement pour que je diffère d’aller me livrer au sommeil pour vous entendre. Épargnez-moi donc un plus long préambule, monsieur, et allez au but, si toutefois vous avez quelque chose à dire qui me concerne ; quand vous aurez fini, j’aurai à mon tour quelque chose à vous communiquer.

— Je parlerai donc sans retard, milord ; et, ayant à vous entretenir d’une chose qui intéresse l’honneur de Votre Seigneurie, j’ai la confiance qu’elle ne croira pas perdre son temps en m’écoutant. J’ai à prier Votre Seigneurie de m’apprendre quel est le sort de la malheureuse Amy Robsart, dont l’histoire vous est trop connue. Je regrette vivement de n’avoir pas d’abord pris ce parti, et de ne vous avoir pas fait juge entre moi et le scélérat qui l’a outragée. Milord, elle a échappé à un état de captivité illégal et plein de dangers ; mais, se fiant à l’effet que ses représentations pourraient avoir sur son indigne époux, elle m’arracha la promesse de ne pas intervenir en sa faveur avant qu’elle eût tout employé auprès de lui pour le décider à reconnaître ses droits.

— Ah ! dit Leicester, oubliez-vous de qui vous parlez ?

— Je parle de son indigne époux, milord, et tout mon respect ne peut me fournir de termes plus doux. La malheureuse jeune femme a disparu de l’endroit où elle était ; elle est enfermée dans quelque coin secret de ce château, si même elle n’a pas été transférée dans quelque retraite plus favorable à de sinistres desseins. Il faut y mettre un terme, milord ; il faut que ce fatal mariage soit déclaré et reconnu en présence de la reine, que la jeune dame soit affranchie de toute contrainte, et libre de disposer d’elle-même. Et permettez-moi de dire que l’honneur de personne n’est plus intéressé que celui de Votre Seigneurie à ce que mes justes demandes reçoivent satisfaction. »

Le comte restait, pour ainsi dire, pétrifié de l’extrême sang-froid avec lequel l’homme qu’il croyait l’avoir si profondément outragé plaidait la cause de sa criminelle maîtresse, comme si elle eût été la plus innocente des femmes, et lui le plus désintéressé des avocats. Ce qui ne contribuait pas moins à exciter son étonnement, c’était la chaleur avec laquelle Tressilian demandait pour elle l’aveu d’un rang et d’un titre qu’elle avait déshonorés, et dont elle devait sans doute, d’après lui, partager les avantages avec l’amant qui soutenait sa cause avec tant d’effronterie. Tressilian avait cessé de parler depuis plus d’une minute, avant que le comte fût revenu de l’excès de sa surprise ; et, si l’on se rappelle les préventions auxquelles son esprit était livré, on ne s’étonnera pas que la colère l’ait emporté sur toute autre considération. « Je vous ai écouté, maître Tressilian, dit-il, sans vous interrompre, et je rends grâces à Dieu de ce que mes oreilles, jusqu’à ce jour, n’avaient pas encore entendu le langage d’un aussi audacieux scélérat. La tâche de vous châtier conviendrait mieux au fouet du bourreau qu’à l’épée d’un gentilhomme ; mais, n’importe, traître, dégaine, et défends-toi. »

En prononçant ces derniers mots il laissa tomber son manteau, et frappa vivement Tressilian du fourreau de son épée ; puis, la dégainant aussitôt, il se mit en posture d’attaquer. La violence de son langage avait d’abord excité dans Tressilian une surprise égale à celle que Leicester avait éprouvée en l’écoutant ; mais bientôt son étonnement se changea en indignation, lorsque les injustes outrages qu’il lui adressait furent suivis d’une insulte qui fit évanouir en lui toute autre pensée que celle d’un combat. Tressilian tira immédiatement son épée, et quoiqu’un peu inférieur à Leicester dans le maniement de cette arme, il s’en servait avec assez d’adresse pour soutenir la lutte avec avantage, d’autant plus qu’il était alors le plus calme des deux, puisqu’il ne pouvait s’empêcher d’attribuer la conduite de Leicester à une véritable frénésie, ou à quelque fatale erreur.

Le combat durait depuis quelques minutes, sans qu’aucun des deux eût reçu de blessure, lorsque tout-à-coup des voix et le bruit des pas d’individus qui s’approchaient à la hâte, se firent entendre sous le portique qui servait d’entrée à la terrasse : « Nous sommes interrompus, dit Leicester à son antagoniste, suivez-moi. »

En même temps une voix s’écria du côté du portique : « Le petit drôle avait raison ; on se bat ici. »

Leicester attira alors Tressilian dans une espèce d’enfoncement derrière une des fontaines, où ils se cachèrent pendant que six des gardes de la reine traversaient la grande allée du jardin. Ils purent entendre l’un d’eux dire : « Nous ne pourrons jamais les trouver ce soir, au milieu de toutes ces niches et de tous ces faux-fuyants ; mais si nous ne mettons pas la main dessus quand nous serons là-bas au bout, nous reviendrons monter la garde à la porte, et de cette manière nous les bloquerons jusqu’au matin.

— Voilà une belle affaire, dit un autre, de venir tirer l’épée aussi près de la personne de la reine, et comme qui dirait dans son propre palais ! Le ciel les confonde ! Il faut que ce soient de vieux coqs de combat qui, étant ivres, se seront sauté aux yeux. Il serait presque dommage de les trouver ; car ils courent risque d’avoir le poignet coupé, et il est dur de perdre une main pour avoir touché un morceau de fer dont il est si naturel de se servir.

— Tu es un querelleur toi-même, George, dit un autre ; mais prends garde à toi, car la loi est telle que tu le dis.

— Oui, dit le premier, à moins que la chose ne soit favorablement interprétée ; car tu sauras que ce palais n’est pas à la reine, mais à lord Leicester.

— Ma foi ! quant à cela, la peine pourrait être tout aussi sévère, dit l’autre ; car si notre gracieuse maîtresse, que Dieu protège, est reine, comme il est vrai qu’elle l’est, milord Leicester est autant qu’un roi.

— Chut donc, drôle ! dit un troisième ; qui sait si quelqu’un ne t’écoute pas ? » Ils passèrent leur chemin en continuant négligemment leurs recherches, mais plus occupés en effet de leur conversation que de découvrir les individus qui avaient causé ces troubles nocturnes.

Ils ne se furent pas plutôt avancés à quelque distance sur la terrasse, que Leicester, faisant signe à Tressilian, sortit furtivement avec lui de l’endroit où ils s’étaient cachés ; et, prenant un autre chemin, tous deux s’échappèrent par le portique sans être aperçus. Il conduisit Tressilian à la tour de Mervyn, où celui-ci était de nouveau logé, et avant de s’en séparer, il lui adressa ces paroles :

« Si tu as le courage de continuer et de mettre à fin la partie qui vient d’être ainsi interrompue, sois près de moi quand la cour sera réunie demain ; nous trouverons un moment, et je te ferai connaître par mon signal quand il sera favorable.

— Milord, dit Tressilian, dans toute autre circonstance j’aurais pu demander la cause de la haine étrange et invétérée qui vous anime contre moi : mais vous avez empreint sur mon épaule une marque que le sang seul peut laver ; et fussiez-vous en possession du plus haut rang auquel vos désirs ambitieux aient jamais pu aspirer, je ne vous en demanderais pas moins satisfaction de l’atteinte portée à mon honneur. »

Ils se séparèrent après ces mots. Mais les aventures de la nuit n’étaient pas encore terminées pour Leicester : obligé de passer par la tour de Saint-Lowe pour gagner le corridor secret qui conduisait à son appartement, il rencontra à l’entrée de ce passage lord Hunsdon à demi vêtu, et une épée nue sous le bras.

« Cette alarme vous a-t-elle donc aussi éveillé, milord Leicester ? dit le vieux militaire. C’est bien ! de par Dieu, les nuits sont aussi bruyantes que les jours dans votre château. Il y a à peu près deux heures que j’ai été réveillé par les cris de cette pauvre insensée de lady Varney, que son mari emmenait de force ; je vous assure qu’il a fallu à la fois votre autorité et celle de la reine pour m’empêcher de me mêler de la partie, et de couper les oreilles à votre Varney ; et maintenant ne voilà-t-il pas qu’il y a des querelles là-bas dans les jardins, du côté de cette terrasse ornée de si nombreuses statues ! »

Les premières paroles du vieillard étaient entrées dans le cœur de Leicester comme la pointe d’un poignard. Il répondit aux dernières, qu’il avait été réveillé lui-même par le cliquetis des épées, et était descendu pour rappeler à l’ordre ceux qui avaient commis une telle insolence si près de la personne de la reine.

« Eh bien donc ! dit Hunsdon, je serai fort aise d’avoir la compagnie de Votre Seigneurie. »

Leicester fut ainsi forcé de retourner dans le jardin avec le vieux lord, qui y apprit des soldats de la garde dont il avait le commandement le mauvais succès de leurs recherches, et leur donna pour leur peine quelques douzaines de malédictions, les appelant des fainéants, des drôles qui n’avaient pas d’yeux. Leicester crut aussi qu’il devait paraître fâché que la découverte n’eût pas eu lieu ; mais il finit par persuader à lord Hunsdon, qu’après tout ce n’étaient sans doute que de jeunes fous qui avaient fait des libations un peu trop fortes, et qui seraient assez effrayés par les recherches qui avaient eu lieu. Hunsdon, qui était lui-même assez attaché à la bouteille, convint que la liqueur vermeille pouvait servir d’excuse à beaucoup des folies qu’elle faisait commettre ; « mais, ajouta-t-il, si Votre Seigneurie ne se montre pas moins libérale dans son hospitalité, et si vous ne diminuez pas les flots de vin, d’ale et de liqueurs, je prévois qu’il faudra que quelques-uns de ces bons garçons finissent par aller en prison, et reçoivent les étrivières. Et, après cet avis, je vous souhaite une bonne nuit.

Charmé d’être débarrassé de sa compagnie, Leicester prit congé du vieux lord à l’entrée de sa chambre, où il l’avait d’abord rencontré ; et revenant dans le passage secret, il reprit la lampe qu’il y avait laissée, et à sa lueur expirante regagna enfin son appartement.