Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 228-243).


CHAPITRE XVIII.

LEICESTER ET L’ASTROLOGUE.


Le moment approche. Il est déjà venu ce moment où il faut que tu écrives le total définitif de l’immense somme de ta vie. Les constellations brillent d’un éclat victorieux au dessus de ta tête ; les planètes t’annoncent une haute fortune, dans leurs conjonctions propices, et te disent : Voici l’instant.
Schiller. Wallenstein.


Quand Leicester fut de retour chez lui, à la suite d’une journée si décisive et si harassante pour lui, journée où sa barque, après avoir essuyé plus d’un coup de vent et touché plus d’un écueil, était enfin entrée dans le port, pavillon déployé, il parut éprouver autant de fatigue qu’un matelot après une furieuse tempête. Il ne dit pas un seul mot pendant que son chambellan remplaçait son riche manteau de cour par une robe de chambre fourrée, et quand un officier lui annonça que M. Varney désirait parler à Sa Seigneurie, il ne répondit que par un signe de tête. Varney, cependant, prenant ce signe de tête pour une permission, entra, et le chambellan se retira.

Le comte demeura silencieux et presque sans mouvement sur son fauteuil, la tête appuyée sur sa main, et le coude posé sur la table qui était près de lui, sans paraître s’apercevoir de l’entrée et de la présence de son confident. « Puis-je féliciter Votre Seigneurie, dit celui-ci, du triomphe mérité que vous avez obtenu aujourd’hui sur votre redoutable rival ?

Leicester leva la tête et répondit tristement, mais sans colère : « Toi, Varney, dont l’esprit fécond en artifices m’a enveloppé dans un tissu de mensonges des plus bas et des plus dangereux, tu sais mieux que personne s’il y a lieu de me féliciter.

— Me blâmez-vous, milord, de n’avoir pas trahi dès l’abord le secret d’où dépend votre fortune et que vous avez si souvent et si vivement recommandé à ma discrétion ? Votre Seigneurie était présente, elle aurait pu me démentir et se perdre elle-même en avouant la vérité ; mais assurément il n’appartenait pas à un fidèle serviteur de le faire sans vos ordres.

— Je ne puis le nier, Varney, » dit le comte en se levant et en se promenant à grands pas dans la chambre, « c’est ma propre ambition qui a trahi mon amour.

— Dites plutôt, milord, que votre amour a trahi votre élévation, et vous a ravi une perspective d’honneur et de puissance telle que le monde n’en peut offrir à aucun autre. Pour avoir fait comtesse mon honorable maîtresse, vous avez perdu la chance d’être vous-même… »

Varney s’arrêta et parut ne pas vouloir achever sa phrase.

« D’être moi-même quoi ? demanda Leicester : parle, que veux-tu dire, Varney ?

— D’être vous-même roi, milord, répliqua Varney, et roi d’Angleterre, qui plus est… Ce n’est point un crime de haute trahison envers la reine que de dire cela ; c’est une chose qui serait arrivée si elle eût pris le parti, comme tous ses fidèles sujets le désirent de se choisir un époux noble, brave et bien fait.

— Tu déraisonnes, Varney, répondit Leicester. D’ailleurs notre siècle en a vu assez pour dégoûter les hommes de la couronne qu’un mari reçoit de sa femme. On a vu Darnley en Écosse.

— Lui ! une oie, un sot, un âne trois fois bâté, qui se laissa lancer en l’air comme une fusée un jour de fête. Si Marie eût eu le bonheur d’épouser le noble comte, jadis destiné à partager son trône, elle eût eu affaire à un mari d’une autre trempe ; et son mari eût trouvé en elle une femme aussi docile, aussi aimante que la compagne du dernier écuyer qui suit à cheval la meute de son mari, et lui tient la bride quand il monte à cheval.

— La chose aurait bien pu être comme tu le dis, Varney, » dit Leicester ; et un léger sourire de contentement de lui-même passa sur sa figure inquiète. « Henri Darnley connaissait peu les femmes… Avec Marie un homme qui eût connu son sexe eût eu quelque chance de maintenir l’honneur du sien. Mais il n’en serait pas ainsi avec Élisabeth car je crois que Dieu en lui donnant le cœur d’une femme lui donna la tête d’un homme pour en réprimer les folies… Non, je la connais, elle acceptera de vous des gages d’amour, et vous rendra même la pareille… Elle mettra dans son sein des sonnets bien doucereux et y répondra… Elle poussera la galanterie jusqu’au point où elle devient échange de tendresse… Mais elle écrit nil ultrà à tout ce qui doit suivre, et ne troquerait pas un iota de son pouvoir suprême pour tout l’alphabet de Cupidon et de l’Hymen.

— C’est tant mieux pour vous, dit Varney ; c’est-à-dire en supposant que telles soient ses dispositions, puisque vous ne pensez pas pouvoir aspirer à devenir son mari. Vous êtes son favori, et vous pouvez continuer à l’être, si la dame de Cumnor-Place reste dans son obscurité actuelle.

— Pauvre Amy ! » dit Leicester avec un profond soupir, « elle désire si ardemment être reconnue devant Dieu et devant les hommes !

— Sans doute, milord : mais son désir est-il raisonnable ? voilà la question. Ses scrupules religieux sont levés : elle est épouse honorée et chérie… Elle jouit de la société de son mari toutes les fois que des devoirs plus importants lui permettent de venir lui tenir compagnie… Que veut-elle de plus ? Je suis convaincu qu’une femme aussi douce et aussi aimante consentirait à vivre dans une certaine obscurité, obscurité qui après tout n’est pas plus triste que celle où elle passait ces jours à Lidcote-Hall, plutôt que de porter la moindre atteinte à l’honneur et à la fortune de son époux par une tentative prématurée pour les partager.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis là, et son apparition ici serait fatale… Cependant il faut qu’on la voie à Kenilworth, Élisabeth n’oubliera pas qu’elle l’a ordonné ainsi.

— Laissez dormir cette difficulté, milord ; je ne puis sans cela accomplir un projet que j’ai en tête et qui, je l’espère, satisfera la reine et sera agréable à ma très honorée maîtresse : cependant laissez ce fatal secret enseveli où il est maintenant. Votre Seigneurie a-t-elle d’autres ordres à me donner ce soir ?

— Je voudrais être seul, dit Leicester ; laisse-moi, et mets sur la table ma cassette d’acier. Sois prêt à venir, si je t’appelle. «

Varney se retira, et le comte, ouvrant la fenêtre de son appartement, regarda long-temps et avec inquiétude la brillante armée des étoiles qui éclairaient de leurs feux le ciel d’une belle nuit d’été. Ces mots lui échappèrent comme par mégarde : « Je n’eus jamais un plus grand besoin du secours favorable des corps célestes ; car ma route sur la terre est bien obscure et bien embarrassée. »

On n’ignore pas que ce siècle avait une aveugle confiance dans les vaines prédictions de l’astrologie judiciaire ; et Leicester, quoique exempt des préjugés superstitieux généralement répandus, n’était pas à cet égard supérieur à son époque ; au contraire, il se faisait remarquer par les encouragements qu’il prodiguait à ceux qui professaient cette prétendue science. En effet, le désir de pénétrer dans l’avenir, si général parmi toutes les variétés de la race humaine, se manifeste particulièrement chez les hommes qui s’occupent des affaires d’état et prennent part aux intrigues dangereuses et aux cabales des cours. Avec de minutieuses précautions pour voir si elle n’avait pas été ouverte, et si la serrure n’en avait pas été forcée, Leicester introduisit une clef dans la serrure de sa cassette d’acier : il en tira d’abord une certaine quantité de pièces d’or qu’il mit dans une bourse de soie ; ensuite un parchemin sur lequel étaient tracés les signes planétaires avec les lignes et les calculs d’usage pour former les horoscopes, et qu’il considéra quelques instants ; enfin il prit une grosse clef, et, soulevant une tapisserie, il l’appliqua à une petite porte cachée qui ouvrait sur un escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur.

« Alasco, » dit le comte en élevant la voix, mais de manière seulement à être entendu par l’habitant de la petite tour à laquelle conduisait l’escalier, « Alasco, descends.

— J’y vais, milord, » répondit une voix d’en haut. Aussitôt se fit entendre le pas lent d’un homme âgé qui descendait péniblement l’escalier, et Alasco entra dans l’appartement du comte. L’astrologue était un petit homme et paraissait fort avancé en âge ; car sa barbe était blanche et si longue qu’elle descendait sur son pourpoint noir jusqu’à sa ceinture de soie. Ses cheveux étaient aussi blancs que sa barbe ; mais ses sourcils étaient noirs ainsi que les yeux vifs et perçants qu’ils ombrageaient, ce qui donnait un air étrange à la physionomie de ce vieillard. Ses joues étaient encore fraîches et rubicondes, et ses yeux, dont nous venons de parler, ressemblaient à ceux d’un rat pour la vivacité et même la férocité de leur expression. Ses manières ne manquaient pas d’une sorte de dignité ; et l’interprète des astres, quoique respectueux, semblait cependant à son aise, et prenait même un ton d’autorité en conversant avec le premier favori d’Élisabeth.

« Vos prédictions ne se sont pas accomplies, Alasco, dit le comte après avoir échangé un salut avec lui ; « il est convalescent.

— Mon fils, répondit l’astrologue, permettez-moi de vous rappeler que je n’ai pas garanti sa mort ; et puis aucune prédiction ne peut être tirée de l’inspection des corps célestes et de leurs conjonctions, qui ne soit soumise au contrôle de la volonté de Dieu.

À stra regunt hommes, sed regit astra Deus[1].

— De quelle utilité est donc votre science mystérieuse ? demanda le comte.

— D’une grande utilité, mon fils, répondit le vieillard, puisqu’elle peut dévoiler le cours naturel et probable des événements, quoique ce cours soit subordonné à un pouvoir supérieur. Ainsi, en repassant l’horoscope que Votre Seigneurie a soumis à ma science, vous observerez que Saturne étant dans la sixième maison en opposition à Mars, en arrière de la maison de vie, il ne peut que dénoter une longue et dangereuse maladie, dont l’issue dépend de la volonté du ciel, quoique la mort doive probablement s’ensuivre. Cependant si je savais le nom de la personne, je ferais un autre calcul.

— Son nom est un secret ; pourtant, je dois en convenir, ta prédiction n’a pas été entièrement fausse. Il a été malade et dangereusement malade, mais non pas jusqu’à la mort. As-tu de nouveau tiré mon horoscope, ainsi que Varney te l’a ordonné ? Es-tu préparé à me dire ce qu’annoncent les étoiles sur ma fortune présente ?

— Mon art est à vos ordres, dit le vieillard ; et voici, mon fils, la carte de votre fortune, aussi brillante que la rendirent jamais les signes bénis sous l’influence desquels s’écoule votre vie, semée néanmoins de craintes, de difficultés et de dangers.

— S’il en était autrement, mon lot ne serait plus celui d’un mortel. Continuez, et croyez que vous parlez à un homme préparé à subir toutes les vicissitudes de sa destinée, comme il convient à un noble d’Angleterre.

— Ton courage pour l’une et pour l’autre épreuve doit se montrer plus grand encore, dit le vieillard. Les étoiles annoncent un titre plus éminent. C’est à toi de deviner ce qu’elles indiquent, non pas à moi de te le dire.

— Dites-le-moi, je vous en conjure… dites-le-moi, je vous l’ordonne, » dit le comte les yeux étincelants.

« Je ne le puis pas, je ne le veux pas, répondit le vieillard. La colère des princes est comme la fureur du lion. Mais observe et juge toi-même. Ici Vénus montant dans la maison de vie, et conjointe avec le soleil, répand ses flots de lumière argentée mêlée d’or, présage de pouvoir, de richesse, de grandeur, de tout ce que le cœur le plus ambitieux peut désirer, et en telle abondance que jamais César, dans cette antique et puissante Rome, n’entendit de la bouche de ses aruspices des promesses de gloire égales à celles que ma science pourrait, d’après un texte si riche, dévoiler à mon fils favori.

— Tu te joues de moi, mon père, » dit le comte frappé de l’enthousiasme avec lequel l’astrologue avait prononcé sa prédiction.

« La plaisanterie convient-elle à celui qui a l’œil dans les cieux et le pied sur la tombe ? » répondit le vieillard d’un ton solennel.

Le comte fit deux ou trois pas dans la chambre, la main étendue en avant, comme un homme qui obéit au signe de quelque fantôme qui l’appelle à une entreprise importante. Mais en se retournant, il surprit l’œil de l’astrologue fixé sur lui ; un regard plein d’une maligne pénétration partait de dessous ses sourcils noirs et épais. L’âme hautaine et soupçonneuse de Leicester prit feu sur-le-champ ; du bout de l’appartement il s’élança sur le vieillard et ne s’arrêta que lorsque sa main ne se trouva plus qu’à un pied du corps de l’astrologue.

« Misérable, dit- il, si tu oses te jouer de moi, je te ferai écorcher vif ; avoue que tu as été payé pour me tromper et me trahir… que tu es un fourbe, et moi ta dupe et ta proie. »

Le vieillard manifesta quelques symptômes d’émotion, mais pas plus que l’emportement du comte, de son patron, n’en eût pu arracher à l’innocence elle-même.

« Que signifie cette violence, milord, répondit-il, et en quoi puis-je l’avoir méritée de votre part ?

— Prouve-moi, » dit le comte avec chaleur, « que tu n’es pas de connivence avec mes ennemis.

— Milord, répondit le vieillard avec dignité, vous ne pouvez en avoir de meilleure preuve que celle que vous avez choisie vous-même. Je viens de passer vingt-quatre heures enfermé dans cette tourelle, dont la clef est restée entre vos mains. Les heures de ténèbres je les ai employées à contempler les corps célestes avec ces faibles yeux ; et pendant tout le temps qu’a duré le jour, j’ai fatigué ma pauvre vieille tête à compléter le calcul qui résulte de leurs combinaisons. Je n’ai point goûté de nourriture terrestre, je n’ai entendu nulle voix terrestre ; vous-même vous avez pris des mesures pour qu’il en fût ainsi ; et cependant, je vous le dis, moi qui suis resté de la sorte confiné dans la solitude et dans le travail, je vous dis que dans l’espace de ces vingt-quatre heures votre étoile est devenue prédominante vers l’horizon, et le livre brillant des cieux ment, où il s’est opéré une révolution analogue dans votre fortune sur la terre. S’il n’est rien arrivé dans cet intervalle qui affermisse votre pouvoir ou qui ait fait grandir votre faveur, alors je suis vraiment un fourbe, et l’art divin découvert jadis dans les plaines de la Chaldée est une grossière imposture.

— C’est vrai, » dit Leicester après un moment de réflexion, « tu étais étroitement renfermé, et il n’est pas moins vrai qu’il s’est opéré dans ma position le changement qu’indique, selon toi, mon horoscope.

— D’où vient donc alors cette méfiance, mon fils ? » dit l’astrologue en prenant un ton de réprimande. « Les intelligences célestes ne souffrent pas ce manque de confiance, même de la part de leurs favoris.

— Paix ! silence, mon père ; je me suis trompé. Pas un mortel, pas une intelligence, excepté la suprême intelligence, n’entendra jamais la bouche de Dudley en dire davantage par condescendance ou pour se justifier. Parlons plutôt de l’objet en question. Au milieu de ces brillantes promesses, tu as dit qu’il y avait quelque chose de menaçant ; la science peut-elle me dire de quel côté et sous quelle forme ce danger semble me menacer ?

— Voici tout ce que mon art me permet de répondre à votre question : ce malheur est annoncé par un aspect contraire ; l’instrument est un jeune homme, un rival, je pense : mais est-ce en amour ou en faveur de cour ? je l’ignore ; et la seule indication que je puisse donner sur son compte, c’est qu’il vient de l’occident.

— De l’occident ! reprit Leicester ; ah ! c’en est assez. En effet, la tempête se forme de ce côté… les comtés de Cornouailles et de Devon… Raleigh et Tressilian… l’un des deux est indiqué par là… je dois me garder de l’un et de l’autre… Mon père, si j’ai fait injure à ton savoir, je vais te récompenser noblement. »

Il tira une bourse d’or de la solide cassette qui était devant lui. « Voici le double de la récompense que t’a promise Varney… Sois fidèle… sois discret… obéis aux ordres que tu recevras de mon écuyer, et ne te plains pas de quelques instants de retraite et de gêne consacrés à mon service : tu en seras amplement dédommagé. Holà ! Varney ! conduis ce vénérable vieillard à ton logement… traite-le avec toutes sortes d’égards, mais veille à ce qu’il n’ait de communication avec personne. »

Varney s’inclina. L’astrologue, après avoir baisé la main du comte en signe d’adieu, suivit l’écuyer dans un autre appartement où l’attendaient du vin et des rafraîchissements qu’on lui avait préparés.

L’astrologue s’assit pour prendre son repas ; alors Varney ferma les deux portes avec précaution, examina la tapisserie pour voir si quelque espion n’était pas aux écoutes ; puis s’asseyant en face du sage, il commença à le questionner.

« Avez-vous vu le signal que je vous ai fait de la cour ?

— Je l’ai vu, dit Alasco (car c’était sous ce nom qu’il se faisait appeler alors), et j’ai arrangé l’horoscope en conséquence ?

— Et a-t-il passé sans difficulté ?

— Non pas sans difficulté, répondit le vieillard, mais enfin il a passé, et j’ai parlé de plus, comme nous en étions convenus, du danger d’un secret découvert et d’un jeune homme d’occident.

— De ces deux prédictions, la crainte de milord nous garantit le succès de l’une, et sa conscience le succès de l’autre, répondit Varney. Certes, jamais homme décidé à courir une carrière comme la sienne n’a conservé ces sots scrupules ! je suis forcé de le tromper pour son propre intérêt. Mais pour ce qui est de vos affaires, je puis vous en dire plus sur votre fortune que vos calculs et vos figures ne peuvent vous en apprendre : il faut que vous partiez d’ici sur-le-champ.

Je ne le veux pas, » dit Alasco avec humeur ; « j’ai été dernièrement trop ballotté. Enfermé nuit et jour dans le réduit solitaire d’une tourelle, je veux jouir de ma liberté et continuer mes études qui sont de plus d’importance que le sort de cinquante hommes d’état ou favoris qui s’élèvent et crèvent comme des bulles de savon dans l’atmosphère d’une cour.

— Comme il vous plaira, » dit Varney avec un rire moqueur que l’habitude avait rendu familier à sa physionomie, et qui formait le trait caractéristique de la figure que les peintres ont prêtée à Satan. « Comme il vous plaira ; vous pouvez jouir de votre liberté et poursuivre vos études jusqu’à ce que les poignards des partisans de Sussex, pénétrant à travers votre pourpoint, viennent se heurter contre vos côtes. » Le vieillard pâlit, et Varney continua. « Ignorez-vous qu’une récompense est promise à qui livrera le charlatan, l’empoisonneur Démétrius, qui a vendu certaines épices précieuses au cuisinier de Sa Seigneurie ?… Quoi ! vous pâlissez, mon vieil ami ? Est-ce que Hali voit déjà quelque malheur dans la maison de vie ? Mais, écoute ; nous t’enverrons à la campagne, dans une vieille maison qui m’appartient, où tu vivras avec une espèce de rustre que ton alchimie pourra convertir en ducats, car voilà les seules opérations auxquelles ton art puisse être bon.

— C’est faux, railleur maudit, » dit Alasco frémissant d’une colère impuissante ; « il est de notoriété publique que j’ai approché de la projection plus près qu’aucun artiste hermétique existant. Il n’y a pas six chimistes dans le monde qui se trouvent aussi près de découvrir le grand secret…

— Allons, allons, » dit Varney en l’interrompant, « qu’est-ce que cela veut dire, au nom du ciel ? Ne nous connaissons-nous pas l’un l’autre ? Je te crois si avancé, si fort avancé dans les mystères de la fourberie, qu’après en avoir imposé à toute l’humanité, tu es arrivé, en quelque sorte, à te tromper toi-même ; et sans cesser de duper les autres, tu es devenu dupe de ta propre imagination. Ne rougis pas pour cela, mon cher ; tu es érudit, voici une consolation classique :


Ne quisquam Ajacem possit superare nisi Ajax[2]


Nul autre que toi-même n’aurait pu te tromper, et tu as trompé de plus la confrérie entière des Rose-Croix. Nul n’a approfondi le mystère que toi. Mais écoute, je te prie, si l’assaisonnement avec lequel a été épicé le bouillon de Sussex eût eu un plus sûr effet, j’aurais eu une meilleure idée des connaissances chimiques dont tu te vantes.

— Tu es un scélérat endurci, Varney, répondit Alasco ; bien des gens font des choses dont ils n’osent point parler.

— Et bien des gens parlent de choses qu’ils n’osent point faire, reprit Varney. Mais ne t’emporte pas ; je ne veux point te chercher chicane… Si je le faisais, je serais obligé de ne vivre que d’œufs pendant un mois, afin de pouvoir manger sans crainte. Mais dis-moi comment ton art t’a failli en une si importante occasion.

— L’horoscope du comte de Sussex annonce que le signe de l’ascendant étant en combustion…

— Laisse là tes billevesées ; crois-tu avoir affaire au patron ?

— Je vous demande pardon, reprit le vieillard ; mais je vous jure que je ne connais qu’un seul médicament qui ait pu sauver la vie du comte ; et comme nul homme vivant en Angleterre ne connaît cet antidote, excepté moi, et que de plus les ingrédients, l’un d’eux surtout, sont presque impossibles à trouver, je dois supposer qu’il a dû son salut à une constitution des poumons et des parties vitales, telle que n’en contint jamais corps pétri d’argile.

— On a parlé d’un charlatan qui l’a visité, » dit Varney après un moment de réflexion ; « es-tu sûr qu’il n’y ait personne en Angleterre qui possède ton secret ?

— Il y avait un homme, dit le docteur, qui fut autrefois mon domestique, et qui aurait pu me dérober ce secret avec deux ou trois autres. Mais rassurez-vous, monsieur Varney ; il n’entre pas dans ma politique de souffrir que de tels drôles se mêlent de mon métier. Il ne s’immiscera plus dans les mystères, je vous en réponds ; car j’ai lieu de croire qu’il a été enlevé au ciel sur les ailes d’un dragon de feu… La paix soit avec lui !… Mais dans ma nouvelle retraite, aurai-je l’usage de mon laboratoire ?

— Tu auras tout un atelier, dit Varney ; car un révérend père abbé qui fut obligé de céder la place au gros roi Hal[3] et à ses courtisans, il y a une vingtaine d’années, avait un laboratoire de chimiste complet, qu’il fut contraint de laisser à ses successeurs. Là tu pourras t’occuper à ton aise, fondre, souffler, faire de la flamme et multiplier jusqu’à ce que le dragon vert devienne une oie d’or, ou toute autre chose, selon qu’il plaira à la confrérie de l’appeler.

— Tu as raison, Varney, » dit l’alchimiste en grinçant des dents ; « tu as raison, même dans ton mépris de tout ce qui est juste et raisonnable ; car ce que tu dis par moquerie pourrait devenir une réalité avant que nous nous retrouvions. Si les sages les plus vénérables des temps anciens ont dit la vérité, si les plus savans de notre temps l’ont recrue dans toute sa pureté ; si partout où j’ai voyagé, en Allemagne, en Pologne, en Italie et aux extrémités de la Tartarie, j’ai été accueilli comme un être à qui la nature a dévoilé ses mystères les plus cachés ; si j’ai acquis les signes les plus secrets et les mots de passe de la cabale juive, à tel point que la plus grise barbe de la synagogue balaierait les chemins sur mon passage ; si tout cela est comme je le dis, et qu’il ne reste plus qu’un pas, un seul pas entre la route longue, obscure et souterraine que j’ai parcourue, et le foyer de lumière qui me montrera la nature veillant sur ses plus riches et ses plus nobles productions dans leur berceau ; s’il n’y a plus qu’un pas entre ma dépendance et le pouvoir suprême, qu’un pas entre ma pauvreté et une somme de richesse telle que la terre avec toutes ses mines de l’ancien et du nouveau monde ne pourrait la fournir sans ce secret ; si tout cela est comme je te le dis, n’ai-je pas raison d’y consacrer ma vie, certain que je suis, après une courte période d’études patientes, de m’affranchir de cette vile dépendance des favoris, et des favoris de favoris, dont je suis l’esclave maintenant ?

— Bravo ! bravo ! mon bon père, » dit Varney avec ce rire sardonique et cet air moqueur qui lui étaient habituels ; « mais tous ces progrès dans la découverte de la pierre philosophale ne tireront pas une seule couronne de la poche de milord Leicester, et encore moins de celle de Richard Varney. Il nous faut des services terrestres et substantiels, Alasco ; peu nous importe que tu en trompes d’autres avec ton charlatanisme philosophique.

— Mon fils Varney, reprit l’alchimiste, l’incrédulité répandue autour de toi, comme un épais brouillard, a obscurci ton intelligence pénétrante, et l’empêche de voir ce qui est une pierre d’achoppement pour le sage, mais qui cependant, aux yeux de l’homme qui cherche la science avec humilité, présente une leçon si claire qu’il peut la lire couramment. Penses-tu que l’art n’ait pas les moyens de compléter les concoctions imparfaites de la nature dans ses essais pour former les métaux précieux, de même qu’il a su perfectionner ces autres opérations d’incubation, de distillation, de fermentation, et tous les autres procédés d’un usage commun au moyen desquels on extrait la vie elle-même d’un œuf inanimé, on tire une liqueur pure et vivifiante d’une lie impure, on donne le mouvement à la substance inerte d’un liquide stagnant ?

— J’ai déjà entendu tout cela, dit Varney, et je suis à l’épreuve d’un pareil jargon, depuis que, novice comme j’étais, j’ai lâché, pour avancer le grand œuvre, vingt bonnes pièces d’or qui, Dieu aidant, se sont toutes évanouies in fumo. Depuis ce moment où j’ai acheté ma liberté d’opinion, je défie la chimie, l’astrologie, la chiromancie et toute autre science occulte, fût-elle aussi secrète que l’enfer lui-même, de délier les cordons de ma bourse. Pourtant je ne défie pas la manne de Saint-Nicolas, et je ne puis m’en passer. Ton premier soin doit être d’en préparer pendant que tu seras là-bas dans ma petite solitude ; et ensuite tu pourras faire de l’or tant que tu voudras.

— Je ne veux plus faire de cette drogue, » dit l’alchimiste d’un ton résolu.

« Hé bien ! dit l’écuyer, tu seras pendu pour ce que tu en as déjà fait, et de cette façon le grand secret sera à jamais perdu pour l’humanité. Ne fais pas ce tort à l’humanité, mon bon père, soumets-toi plutôt à ta destinée, et prépare-nous une once ou deux de la même drogue, quantité qui peut nuire tout au plus à deux personnes, afin de prolonger ta vie assez long-temps pour découvrir la panacée qui nous délivrera à la fois de toutes les maladies. Mais déride-toi un peu, toi le plus grave, le plus savant et le plus triste des fous. Ne m’as-tu pas dit qu’une dose modérée de ta drogue peut n’avoir que des effets très doux, nullement dangereux pour le système humain, en se bornant à produire un abattement général, des nausées, des maux de tête et de la répugnance à changer de place, enfin une disposition d’esprit telle que celle qui empêcherait un oiseau de s’envoler, si on laissait la porte de sa cage ouverte ?

— Je l’ai dit, et c’est la vérité, dit l’alchimiste ; tel est l’effet qu’elle produira, et l’oiseau qui en prendra dans cette proportion restera toute la saison languissant sur son perchoir, sans penser ni à l’azur du ciel, ni à la charmante verdure des bois voisins, même quand l’un serait éclairé par les rayons du soleil levant, et que l’autre retentirait du chant matinal de tous ses hôtes ailés.

— Et cela sans aucun danger de la vie ? » dit Varney avec quelque anxiété.

« Oui, pourvu qu’on ne dépasse pas la dose voulue, et qu’une personne qui connaisse bien la nature de la manne soit toujours là pour en surveiller les effets et administrer des secours en cas de besoin.

— Tu régleras le tout, dit Varney, et tu recevras une récompense digne d’un prince, si tu prends bien tes mesures, et que tu n’excèdes pas la dose convenable pour ne point la mettre en danger : autrement, ta punition ne sera pas moins éclatante.

— Pour ne point la mettre en danger ! répondit Alasco ; c’est donc sur une femme que va s’exercer ma science ?

— Non pas, sot que tu es ; ne t’ai-je pas dit que c’était un oiseau, une linotte apprivoisée, dont le chant pourrait arrêter un faucon prêt à fondre sur sa proie… ? Je vois ton œil étinceler, et je sais que ta barbe n’est pas aussi blanche que ton art a su la faire… Voilà du moins une chose que tu as pu changer en argent. Mais, écoute-moi, il ne s’agit pas d’une femme pour toi. Cette linotte en cage est chère à quelqu’un qui ne souffrira pas de rival, surtout un rival comme toi, et, sur toute chose, tu dois prendre garde à compromettre sa santé. Mais il peut se faire qu’elle soit appelée aux fêtes de Kenilworth ; et il est urgent, nécessaire, qu’elle ne dirige point son vol de ce côté. Quant à ces mesures et à leurs causes, il n’y a pas de nécessité qu’elle en sache rien, et il est à croire que son désir la porterait à combattre toutes les raisons ordinaires qu’on pourrait alléguer pour la retenir dans sa prison.

— C’est tout naturel, » dit l’alchimiste avec un sourire étrange, qui cependant se rapprochait plus du caractère humain que l’expression indifférente et extatique ordinaire à sa physionomie, expression qui semblait se rapporter à un monde éloigné de celui au milieu duquel il vivait.

« C’est juste, dit Varney ; tu connais bien les femmes, quoique probablement tu ne les fréquentes plus depuis long-temps. Eh bien donc ! il ne faut pas la contrarier cependant il ne faut pas non plus trop lui complaire… Or, tu comprends… une légère maladie suffisante pour lui ôter le désir de s’éloigner de sa demeure, et faire en sorte que ceux de tes savants confrères qu’on pourrait faire venir pour t’assister, lui recommandent de garder tranquillement sa chambre : voilà tout ce dont il s’agit. Tu rendras par là un grand service, et tu seras récompensé en conséquence.

— On ne me demande donc pas d’affecter la maison de vie ?

— Au contraire, nous te ferons pendre si tu le fais.

— Et l’on me ménagera, dit Alasco, une occasion pour faire le coup, et toute espèce de facilités pour me cacher ou m’échapper en cas de découverte ?

— Tout, tout, homme incrédule pour toutes choses, excepté pour les impossibilités de l’alchimie… Et pour qui me prends-tu donc, je te prie ? »

Le vieillard se leva, prit une lumière, et, traversant l’appartement, se dirigea vers une porte qui conduisait à la petite chambre à coucher où il devait passer la nuit… Arrivé à la porte, il se retourna, et répéta lentement la question de Varney avant d’y répondre… « Pour qui je te prends, Richard Varney ?… je te prends pour un démon pire que je ne l’ai été moi-même. Mais je suis dans vos filets, et je dois vous servir jusqu’à ce que mon terme soit expiré.

— Bien, bien, » répondit Varney vivement ; « sois levé au point du jour… Il se peut que nous n’ayons pas besoin de ta drogue… Ne fais rien avant que je vienne moi-même… Michel Lambourne te conduira au lieu de ta destination. »

Quand Varney eut entendu l’adepte tirer sa porte et la verrouiller soigneusement, il s’en approcha, et avec de semblables précautions, la ferma au dehors et ôta la clef, en murmurant entre ses dents : « Pire que toi, empoisonneur, vil charlatan, sorcier manqué ! si tu n’appartiens pas au diable, si tu n’es pas son esclave, c’est parce qu’il dédaigne un pareil apprenti. Je suis un homme, moi, et je cherche par des moyens humains à satisfaire mes passions et à réaliser mes projets de fortune ; mais toi, tu es un vassal de l’enfer même… Holà ! Lambourne ! » cria-t-il à une autre porte, et Michel parut le visage enluminé et d’un pas chancelant.

« Tu es ivre, coquin ? lui dit Varney.

— Sans doute, mon noble maître, « répondit l’imperturbable Michel, « nous avons bu toute la soirée à la gloire de ce jour, et au noble comte de Leicester, ainsi qu’à son vaillant écuyer. Oui, je suis ivre ! Poignards et épées ! celui qui refuserait de boire une douzaine de santés après un tel jour ne serait qu’un misérable, un bélître, et je lui ferais boire six pouces de ma dague.

— Écoute-moi, drôle : dégrise-toi sur-le-champ, je te l’ordonne. Je sais que tu peux quitter à volonté ces airs d’ivrogne, comme on quitte un costume de fou ; dépêche-toi, autrement il pourrait t’arriver malheur. »

Lambourne baissa la tête, sortit de l’appartement, et revint deux ou trois minutes après avec une figure rassise, les cheveux peignés, les habits en ordre, aussi différent de ce qu’il était d’abord que si c’eût été un autre homme.

« Es-tu dégrisé maintenant, et me comprends-tu ? » lui dit Varney avec sévérité.

Lambourne s’inclina en signe d’affirmation.

« Il faut que tu partes sur-le-champ pour Cumnor avec le respectable homme de l’art qui dort là-haut dans la petite chambre voûtée. Voici la clef, pour que tu puisses l’appeler quand il sera temps. Tu prendras avec toi un de tes compagnons sur qui l’on puisse compter. Traite notre homme avec égard pendant la route, mais ne le laisse pas échapper. Fais-lui sauter la cervelle s’il cherche à s’enfuir, et je me rendrai ta caution. Je te donnerai des lettres pour Foster. Le docteur doit occuper le rez-de-chaussée du pavillon de l’est, avec liberté de faire usage de l’ancien laboratoire et de tout ce qu’il contient… Il ne doit avoir accès auprès de la jeune dame que quand je l’aurai ordonné ; seulement elle pourra s’amuser de ses tours de sorcier. Tu m’attendras à Cumnor jusqu’à nouvel ordre ; et, sur ta vie, garde-toi du pot d’ale et du flacon d’eau-de-vie. L’air respiré à Cumnor-Place doit être complètement isolé du reste de l’atmosphère.

— Il suffit, milord… je veux dire mon digne maître, qui bientôt, je l’espère, serez mon honorable chevalier et maître. Vous m’avez donné mes instructions et ma liberté… J’exécuterai les unes et n’abuserai pas de l’autre. Je serai à cheval à la pointe du jour.

— Agis de la sorte, et mérite ma bienveillance… Attends, avant de t’en aller, remplis-moi un verre de vin… non pas de celui-là, diable ! » s’écria-t-il, comme Lambourne versait de celui qu’Alasco avait laissé. « Va m’en chercher un autre flacon. »

Lambourne obéit, et Varney, après avoir rincé sa bouche avec la liqueur, en but un plein verre et prit la lampe pour se retirer dans sa chambre à coucher. « C’est étrange ! personne n’est moins que moi esclave de son imagination ; cependant je ne puis parler pendant quelques minutes avec ce drôle d’Alasco, que je ne sente ma bouche et mes poumons comme infectés par des vapeurs d’arsenic calciné… Pouah ! »

En disant ces mots, il quitta l’appartement. Lambourne demeura pour boire un verre du flacon nouvellement débouché. « C’est du Saint-Johnsberg, » dit-il en s’arrêtant pour en savourer le bouquet, « et il a le vrai parfum de la violette. Mais je dois m’en abstenir aujourd’hui, afin de pouvoir un jour en boire tout à mon aise. » Alors, il avala un verre d’eau pour éteindre les fumées du vin du Rhin, se retira lentement vers la porte, s’arrêta, et enfin, ne pouvant résister à la tentation, revint promptement sur ses pas, et but un autre coup dans le flacon même, sans se donner la peine de prendre un verre.

« Si ce n’était cette maudite habitude, dit-il, je pourrais m’élever aussi haut que Varney lui-même : mais qui peut monter quand la chambre tourne autour de lui comme la pointe du clocher de la paroisse ? Je voudrais que la distance fût plus grande, et la route plus difficile de ma main à ma bouche. Mais je ne boirai rien demain, rien que de l’eau… de l’eau pure. »


  1. Les astres gouvernent les hommes, mais Dieu gouverne les astres. a. m.
  2. Nul ne peut vaincre Ajax, hormis Ajax lui-même. a. m.
  3. Henri VIII. a. m.