Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 209-228).


CHAPITRE XVII.

LEICESTER À LA COUR D’ÉLISABETH.


Eh bien donc ! notre route est choisie… Déployez la voile… jetez souvent le plomb, et notez soigneusement les sondes… Veillez au gouvernail, brave pilote ; de nombreux écueils et des rochers bordent cette triste côte où se tient la sirène qui, de même que l’ambition, attire les hommes à leur ruine.
Falconer. Le Naufrage.


Pendant le court intervalle qui s’écoula entre la fin de l’audience et la séance du conseil privé, Leicester eut le temps de voir qu’il venait de mettre lui-même le sceau à sa destinée. « Il m’est impossible maintenant, pensa-t-il, après avoir, à la face de tout ce qu’il y a d’honorable en Angleterre, attesté, quoique en termes ambigus, la vérité de la déclaration de Varney, de la contredire ou de la désavouer sans m’exposer non seulement à la perte de la faveur dont je jouis à la cour, mais même à toute la colère de la reine, ainsi qu’au mépris et à la dérision de mon rival et de tous ses partisans… » Cette pénible certitude se présenta à son esprit accompagnée de toutes les difficultés qu’il rencontrerait nécessairement pour garder un secret d’où semblaient dépendre maintenant sa sûreté, son pouvoir et son honneur. Il était dans la situation d’un homme qui marche sur la glace prête à se rompre sous lui, et dont l’unique ressource est d’avancer d’un pas ferme et assuré. Il lui fallait maintenant s’assurer par tous les moyens et à tout hasard la faveur de la reine, pour la conservation de laquelle il avait fait tant de sacrifices ; c’était son unique planche de salut au milieu de la tempête. Tous ses soins devaient donc s’appliquer non seulement à conserver, mais encore à augmenter la partialité que lui montrait la reine. Il devait être le favori d’Élisabeth, ou un homme perdu sans ressource dans sa fortune et dans son honneur. Toute autre considération devait être écartée pour le moment, et il repoussa les pensées importunes qui présentaient à son esprit l’image d’Amy, en se disant à lui-même qu’il aurait ensuite le temps d’aviser aux moyens de se tirer de ce labyrinthe. Ainsi le pilote qui se voit menacé par Scylla ne doit pas songer aux dangers plus éloignés de Charybde.

Ce fut dans cette disposition d’esprit que le comte de Leicester alla prendre sa place au conseil d’Élisabeth ; et quand l’heure des affaires fut passée, il occupa auprès d’elle une place d’honneur pendant sa promenade sur la Tamise. Jamais il ne déploya avec plus d’avantage les talents d’un politique de premier ordre et l’esprit d’un courtisan accompli.

Le hasard voulut que ce jour-là il fut question de l’affaire de l’infortunée Marie Stuart, qui était alors dans la septième année de sa douloureuse captivité en Angleterre. Des opinions avaient été émises dans le conseil en faveur de cette malheureuse princesse, et Sussex, avec plusieurs autres, les avait appuyées par de puissants arguments qui reposaient sur la loi des nations et les droits de l’hospitalité, arguments qui, quelque adoucis qu’ils fussent, avaient déplu à l’oreille d’Élisabeth. Leicester soutint l’opinion contraire avec beaucoup de chaleur et d’éloquence ; il représenta la continuation de la sévère détention de la reine d’Écosse comme une mesure nécessaire à la sûreté du royaume et, particulièrement, de la personne sacrée d’Élisabeth. Le moindre cheveu de la tête de la reine d’Angleterre devait être, selon lui, aux yeux des grands de la cour, l’objet d’une sollicitude plus active et plus inquiète que la vie et la fortune d’une rivale qui, après avoir fait valoir de vaines et d’injustes prétentions au trône d’Angleterre, était encore actuellement même, au sein de sa prison, l’espoir constant et le but des efforts des ennemis d’Élisabeth, soit au dedans, soit au dehors. Il finit en demandant pardon à Leurs Seigneuries si dans la chaleur de son discours il avait offensé quelqu’un d’eux ; mais la sûreté de la reine était un sujet qui le faisait sortir de sa modération ordinaire dans les débats.

Élisabeth le réprimanda, mais sans trop de sévérité, sur ce qu’il attachait trop d’importance à ce qui la concernait personnellement ; cependant elle avoua que, puisqu’il avait plu au ciel de combiner ses intérêts avec ceux de ses sujets, elle ne faisait que son devoir en adoptant pour sa propre conservation des mesures que les circonstances lui commandaient ; si donc le conseil, dans sa sagesse, était d’opinion qu’il fût nécessaire de continuer la captivité de sa malheureuse sœur la reine d’Écosse, elle croyait qu’il ne la blâmerait pas de prier la comtesse de Shrewsbury d’user envers elle de toute la douceur qui était compatible avec une exacte surveillance. Ayant ainsi fait connaître son bon plaisir, elle mit fin au conseil.

Jamais on ne fut plus attentif et plus empressé à faire place à milord Leicester, lorsqu’en sortant du conseil il traversa les antichambres encombrées de courtisans pour se rendre sur le bord de la rivière, et accompagner Sa Majesté dans son bateau. Jamais les huissiers n’avaient crié plus haut : Place ! place au noble comte ! Jamais on n’avait obéi à ce signal avec plus de promptitude et de respect ; jamais yeux plus inquiets ne se tournèrent vers lui pour obtenir un regard de bienveillance ou un simple signe qu’ils n’étaient pas inconnus, tandis que le cœur de ses plus humbles partisans hésitait entre le désir de lui offrir des félicitations et la crainte de montrer trop de hardiesse en se faisant remarquer d’un personnage autant au-dessus d’eux. Toute la cour considérait l’issue de cette audience, attendue avec tant d’anxiété, comme un triomphe décisif pour le parti de Leicester, et il passa pour certain que si l’astre de son rival n’était pas entièrement obscurci par l’éclat du sien, il serait placé désormais dans une sphère plus humble et plus éloignée du soleil. Ainsi pensaient la cour et les courtisans depuis le premier jusqu’au dernier, et ils se comportaient en conséquence.

D’un autre côté, jamais Leicester n’avait rendu les saints qui lui venaient de toutes parts avec une politesse aussi empressée et aussi étudiée ; jamais il n’avait aussi bien réussi à recueillir, selon l’expression d’un poète qui en ce moment n’était pas bien loin de lui, des opinions dorées de toutes sortes de personnes[1].

Le comte favori avait pour chacun ou un salut, ou au moins un sourire, et souvent un mot agréable. Ils étaient pour la plupart adressés à des courtisans dont les noms se sont perdus dans le fleuve de l’oubli, mais quelquefois aussi à des hommes dont les noms sonnent étrangement à nos oreilles quand ils se trouvent mêlés aux détails de la vie commune au-dessus desquels les a élevés la reconnaissance de la postérité.

Voici quelques-unes des phrases que Leicester laissait échapper sur son passage :

« Bonjour, Poynings ; comment se portent votre femme et votre charmanle fille ? pourquoi ne viennent-elles pas à la cour ?… Adams, votre demande est inadmissible : la reine n’accordera plus de monopoles ; mais je pourrai vous servir en toute autre circonstance… Mon bon alderman Aylford, je ferai marcher l’affaire de la Cité, relativement à Queenhite, aussi vite que me le permettra mon faible crédit… Maître Edmond Spencer, j’appuierais volontiers ta pétition irlandaise, si j’écoutais mon amour pour les muses ; mais tu as blessé le lord-trésorier.

— Milord, répondit le poète, s’il m’était permis de m’expliquer…

— Viens me trouver chez moi, reprit le comte, non pas demain, ni après-demain, mais bientôt… Ah ! Will Shakspeare… fou de Will… tu as donné à mon neveu Sidney de la poudre de sympathie, car il ne peut plus s’endormir sans avoir sous son oreiller ton poème de Vénus et Adonis. Nous te ferons pendre comme le plus grand sorcier de l’Europe. Quant à ton affaire de la patente, je ne l’ai pas oubliée, pas plus que celle des ours[2].

Le comédien s’inclina, et le comte, lui faisant un signe de tête, passa son chemin. C’est ainsi qu’à cette époque on eût raconté la chose ; de nos jours on pourrait dire que l’immortel avait rendu hommage au mortel. Le personnage que ce favori aborda ensuite était un de ses zélés partisans.

« Comment donc ! sir François Benning, « lui dit-il à mi-voix pour répondre à son salut triomphant, « ce sourire a raccourci la figure d’un tiers depuis ce matin… Eh bien ! monsieur Bower, pourquoi vous retirer ? pensez-vous que je vous ai gardé rancune ? Vous n’avez fait que votre devoir ce matin ; et si j’ai gardé quelque souvenir de ce qui s’est passé entre nous, il est tout en votre faveur. »

Le comte vit alors s’approcher de lui, avec les révérences les plus ridicules, un personnage bizarrement vêtu d’un pourpoint de velours noir également découpé et garni de satin cramoisi. Une longue plume de coq ornait un bonnet de velours qu’il tenait à la main, et il se faisait remarquer aussi par une énorme fraise empesée, selon l’absurde mode du temps. L’expression prétentieuse de sa physionomie semblait annoncer un fat plein de suffisance et sans le moindre esprit, tandis que la verge qu’il tenait et son air d’autorité indiquait qu’il était investi de quelque fonction officielle à laquelle il attachait une haute importance. Une perpétuelle rougeur, qui occupait plutôt le nez pointu que les joues creuses de ce personnage, semblait être un signe, sinon de modestie, du moins de bonne vie, comme on disait alors ; et la manière dont il aborda le comte confirmait singulièrement ce soupçon.

« Bonjour, monsieur Robert Lancham, » dit Leicester, qui paraissait vouloir passer outre sans en dire davantage.

« J’ai une requête à présenter à Votre noble Seigneurie, — dit ce personnage en le suivant hardimment.

« Et de quoi s’agit-il, brave maître gardien de la ehambre du conseil ?

Clerc de la porte de la chambre du conseil, » dit Robert Lancham avec emphase, et par manière d’erratum.

« Bon ! donne à la fonction le nom que tu voudras, répondit le comte ; mais que désires-tu de moi ?

— Simplement que Votre Seigneurie daigne, comme jusqu’à présent, être mon excellent patron, et me procurer la permission de suivre la cour dans son magnifique et incomparable château de Kenilworth.

— Et pourquoi cela, mon bon monsieur Lancham ? Songez donc que mes hôtes sont déjà bien nombreux.

— Pas assez nombreux, répondit le solliciteur, pour que Votre Seigneurie ne voulût pas accorder un petit coin à son ancien serviteur. Pensez, milord, combien ma verge est nécessaire pour écarter tous ces curieux qui obséderaient l’honorable conseil, et assiégeraient les trous de la serrure et les fentes de la porte. Ma baguette sera aussi utile qu’un chasse-mouche dans la boutique d’un boucher.

— Il me semble que vous avez choisi une comparaison qui n’est guère flatteuse pour l’honorable conseil, mais ne cherchez pas à la justifier. Venez à Kenilworth, si vous voulez ; il y aura bien d’autres sots ; et de cette faqon, tu te trouveras en bonne compagnie.

— Eh bien ! s’il y a des sots, « répondit Lancham avec un air de vive satisfaction, « je vous assure que je m’amuserai avec eux ; car il n’y a pas de lévrier qui ait autant de plaisir à poursuivre un lièvre que j’en ai à donner la chasse à un sot. Mais j’ai une autre faveur insigne à demander à Votre Honneur.

— Parle, et laisse-moi aller ; la reine va sortir à l’instant.

— Milord, je désirerais emmener avec moi un camarade de lit.

— Comment, impudent coquin !

— Mais, milord, en tout bien tout honneur. J’ai une femme aussi curieuse que sa grand’mère qui mangea la pomme : or je ne puis l’emmener avec moi, les ordres de Sa Majesté étant si sévères contre les officiers qui se font accompagner de leurs femmes dans les voyages, et qui encombrent ainsi la cour de cotillons. Mais ce que je demandeiais à Votre Seigneurie, ce serait de lui donner un rôle dans quelque mascarade et quelque divertissement où elle paraîtrait déguisée ; de sorte que, n’étant pas connue, il n’y eût rien à dire contre elle.

— Que le diable vous emporte tous les deux ! » dit Leîcester qui ne put se contenir à cause du souvenir que ces paroles réveillaient en lui ; « de pareilles sornettes valaient-elles la peine que tu me retinsses aussi longtemps ! »

Le clerc de la porte de la chambre du conseil, terrifié et stupéfait de l’accès de colère qu’il avait si innocemment provoqué, laissa échapper de sa main l’emblème de sa charge, et regarda le comte courroucé d’un air d’effroi et d’étonnement stupide qui fit rentrer sur-le-champ Leicester en lui-même.

« Je voulais seulement voir si tu possèdes l’audace qui convient à ta place, » dit-il précipitamment ; « viens à Kenilworlh, et amène le diable avec toi, si tu veux.

— Ma femme, milord, a joué jadis le rôle du diable dans un mystère, du temps de la reine Marie ; mais nous aurions besoin d’une bagatelle pour les costumes.

— Tiens, voici une couronne pour toi : débarrasse-moi de ta présence, j’entends la grosse cloche qui sonne. »

Robert Lancham regarda encore un instant le comte, tout surpris de l’emportement qu’il avait excité ; puis, il se dit à lui-même en se baissant pour ramasser sa verge : « Le noble comte est de mauvaise humeur aujourd’hui ; mais ceux qui donnent de l’argent s’attendent à nous voir, nous autres gens d’esprit, supporter leurs boutades, et, par ma foi, s’ils ne payaient pas pour se faire pardonner, nous les traiterions d’importance. »

Leicester se hâta de sortir, négligeant les salutations qu’il avait jusque-là distribuées si libéralement ; et traversant rapidement la foule des courtisans, il gagna un petit salon où il s’arrêta un moment pour reprendre haleine, loin de toute importunité.

« Que suis-je donc devenu, se dit-il à lui-même, pour que les vains discours d’un misérable, d’un sot oison, fassent sur moi une pareille impression ? Conscience, tu es comme le limier que le bruit léger d’un rat ou d’une souris éveille aussi bien que le pas d’un lion. Ne puis-je pas par un coup hardi sortir d’un état aussi pénible, aussi avilissant ? Si j’allais me jeter aux genoux d’Élisabeth, avouer tout, et me remettre à sa merci ? »

Comme il s’arrêtait sur cette pensée, la porte de l’appartement s’ouvrit, et Varney entra précipitamment.

« Grâce à Dieu, milord, je vous trouve enfin ! s’écria-t-il.

— Grâce au diahle, dont tu es l’agent, répliqua le comte.

— Grâce à qui vous voudrez, milord, répondit Varney ; mais hâtez-vous de gagner la rivière : la reine est à bord et demande où vous êtes.

— Va lui dire que je me suis trouvé mal tout-à-coup ; car, par le ciel, ma tête n’y est plus.

— C’est ce que je vais faire, » dit Varney avec amertume, « car votre place et la mienne à moi, qui, en qualité de votre écuyer, dois suivre Votre Seigneurie, sont déjà prises dans la barque de la reine. Le nouveau favori, Walter Raleigh, et notre ancienne connaissance Tressilian, ont été appelés pour les prendre, à l’instant où je partais pour vous chercher.

— Tu es un diable, Varney, » dit vivement Leicester ; « mais pour le présent tu es le maître… Je te suis. »

Varney ne répondit pas ; mais il conduisit hors du palais et du côté de la rivière son maître qui le suivait presque machinalement ; puis s’élant retourné, il lui dit d’un ton sinon d’autorité, du moins de familiarité : « Que veut dire ceci, milord ? votre manteau pend d’un côté, votre pourpoint est déboutonné… permettez-moi…

— Tu es un sot en même temps que tu es un coquin, Varney, » dit Leicester en repoussant son assistance, « et nous sommes fort bien ainsi, monsieur : quand nous vous demanderons votre aide, à la bonne heure ; mais maintenant nous n’avons pas besoin de vous. »

En parlant ainsi le comte reprit son air d’autorité et son sang-froid, il disposa ses vêtements de façon qu’ils parussent encore dans un plus grand désordre, passa devant Varney, avec un air de supériorité, et à son tour le conduisit vers la rivière.

La barque de la reine était sur le point de partir ; la place de Leicester à la poupe et celle de son écuyer à la proue étaient déjà remplies. Mais à l’approche de Leicester, les bateliers suspendirent leurs rames, comme s’ils eussent prévu quelque changement dans la compagnie. Cependant le mécontentement perçait sur la figure de la reine, et de ce ton froid qu’affectent les supérieurs pour cacher leur agitation intérieure en pailant à des personnes vis-à-vis desquelles ce serait déroger que de la laisser apercevoir, Élisabeth lui adressa ces paroles glaciales : « Nous vous avons attendu, milord Leicester.

— Madame et très gracieuse princesse, dit Leicester, vous qui pardonnez tant de faiblesses que votre cœur ne connut jamais, combien plus n’accorderez-vous pas votre pitié aux émotions intérieures qui m’ont un moment affecté l’esprit et le corps ! Je me suis présenté devant vous suspect et accusé ; votre bonté a percé les nuages de la calomnie, m’a rendu mon honneur, et, ce qui m’est encore plus cher, votre faveur. Est-il étonnant, quelque malheureux que ce soit pour moi, que mon écuyer m’ait trouvé dans un état qui me laissait à peine la force de l’accompagner jusqu’ici, où un regard de Votre Majesté, quoique, hélas ! ce soit un regard de courroux, a eu le pouvoir de produire sur moi ce qu’eût vainement tenté Esculape lui-même.

— Quoi donc ! » dit précipitamment Élisabeth en se tournant vers Varney, « votre maître s’est-il trouvé mal ?

— Il a éprouvé une espèce de faiblesse, répondit l’habile et rusé Varney, comme Votre Majesté peut le voir à son état actuel. L’empressement de milord ne lui a pas permis de réparer le désordre de sa toilette.

— Peu importe ! » dit Élisabeth en jetant un regard sur la noble figure de Leicester, à qui le mélange singulier des passions qui naguère l’avaient agité donnait un air plus intéressant encore : « Faites place à mon noble lord, dit-elle… Votre place, monsieur Varney, a été prise, vous en trouverez une dans une autre barque. «

Varney salua et se retira.

« Et vous aussi, notre jeune chevalier du manteau, » ajouta-t-elle en s’adressant à Raleigh, « il faut que vous passiez dans le bateau de nos dames d’honneur. Quant à Tressilian, il a déjà trop souffert des caprices des femmes, pour que je l’afflige encore en le déplaçant. »

Leicester prit place dans la barque, auprès de la reine ; Raleigh se leva pour se retirer, et Tressilian aurait été assez maladroitement poli pour offrir d’abandonner sa place à son ami, si un coup d’œil expressif de Raleigh lui-même, qui semblait maintenant être dans son élément, ne lui eût fait sentir qu’un pareil empressement à renoncer à la faveur royale pourrait être mal interprété. Il resta donc tranquillement assis, tandis que Raleigh, avec un profond salut, et un air de profonde humiliation, se préparait à se retirer.

Un noble courtisan, le galant lord Willoughby, crut lire dans les yeux de la reine une sorte de pitié pour la mortification réelle ou affectée de Raleigh. « Ce n’est pas à nous, vieux courtisans, dit-il, de cacher aux jeunes l’éclat du soleil. Avec la permission de Sa Majesté, je renoncerai pour une heure à ce que ses sujets ont de plus cher, au bonheur de sa présence, et je me mortifierai en me privant pour un court instant de l’aspect radieux de Diane, pour marcher à la clarté des étoiles. Je prendrai place dans le bateau des dames, et je laisserai jouir ce jeune cavalier de l’heure de félicité sur laquelle il comptait. »

La reine répondit d’un ton moitié enjoué, moitié sérieux : « Si vous avez tant d’envie de nous quitter, milord, il faut bien nous résigner à cette mortification. Mais, avec votre permission, quelque vieux et expérimenté que vous vous croyiez, nous ne vous confierons pas le soin de nos dames d’honneur. Votre âge vénérable, ajouta-t-elle en souriant, sera mieux assorti avec le lord-trésorier qui nous suit dans le troisième bateau, et dont l’expérience peut profiter même de celle de lord Willoughby. »

Lord Willougliby cacha son désappointement par un sourire, puis d’un air confus, quoique riant, il salua et quitta la barque de la reine, pour entrer dans celle de lord Burleigh. Leicester, qui s’efforçait de donner le change à sa pensée, en la fixant sur ce qui se passait autour de lui, remarqua cette circonstance. Mais quand la barque eut pris le large, quand la musique se fut fait entendre d’une barque voisine, quand les acclamations de la populace s’élevèrent du rivage, et que tout lui rappela la situation où il se trouvait, il fit un effort énergique pour détacher son esprit de toute autre pensée que la nécessité de se maintenir dans la faveur de sa protectrice. Il déploya avec tant de succès ses moyens de plaire, que la reine, charmée de sa conversation, mais alarmée pour sa santé, finit par lui imposer, d’un air riant et plein d’une aimable sollicitude, un silence momentané, de peur qu’une conversation trop animée n’épuisât ses forces.

« Milords, dit-elle, puisque nous avons rendu un édit de silence temporaire contre notre bon Leicester, nous vous demanderons votre avis sur un sujet plaisant, plus fait pour être traité au milieu de la gaîté et de la musique qu’avec la gravité de nos délibérations ordinaires… Qui de vous, milords, dit-elle en souriant, connaît une pétition d’Orson Pinnit, gardien, comme il se qualifie, de nos ours royaux ? Qui de vous se fera son avocat ?

— Avec la permission de Votre Majesté ce sera moi, dit le comte de Sussex ; Orson Pinnit a été un brave soldat, avant d’avoir été mutilé par les armes du clan irlandais de Mac-Donough, et j’ai la confiance que Votre Majesté se montrera, comme elle l’a toujours fait, une bonne maîtresse pour ses bons et loyaux serviteurs.

— Assurément, dit la reine, c’est notre intention, et surtout en faveur de nos pauvres soldats et matelots qui hasardent leur vie pour une chétive paie. Nous donnerions notre palais[3], dit-elle avec chaleur, pour en faire un hôpital à leur usage, plutôt que de les mettre dans le cas de nous appeler une maîtresse ingrate… Mais ce n’est pas ce dont il s’agit, » dit-elle en passant du ton énergique que lui avait fait prendre ce mouvement de patriotisme, à un ton de conversation enjouée et familière, « et la requête d’Orson Pinnit parle d’autre chose encore. Il se plaint de ce qu’au milieu de l’extrême plaisir que le public trouve à fréquenter les théâtres, et de l’empressement avec lequel il se porte surtout à la représentation des pièces d’un certain Will Shakspeare, dont vous avez dû, milord, entendre parler, je crois, le noble amusement des combats d’ours est négligé ; et cela parce qu’on aime mieux aller voir ces coquins de comédiens faire semblant de se tuer que nos chiens et nos ours royaux se déchirer à outrance. Qu’en dites-vous, milord Sussex ?

— Vous ne devez guère vous attendre, gracieuse princesse, à ce qu’un vieux soldat comme moi plaide en faveur des combats simulés, quand on les compare à des batailles véritables ; et cependant, sur ma foi, je ne veux pas de mal à ce Will Shakspeare. C’est un gaillard qui manie bien le bâton à deux bouts, et même le sabre, quoiqu’il soit boiteux, à ce qu’on dit ; et il paraît qu’il a vigoureusement tenu tête aux gardes-chasse du vieux sir Thomas Lucy de Charlecot, quand il a escaladé son parc pour embrasser la fille de son concierge.

— Je vous demande pardon, dit Élisabeth en l’interrompant, la chose a été jugée en conseil, et nous ne voulons pas que l’on exagère la faute de ce pauvre diable… Il n’y avait pas de galanterie dans l’affaire ; l’accusé a nié formellement le fait. Mais que dites-vous de son talent au théâtre ? Car c’est là la question, et il ne s’agit nullement de ses vieux péchés, de ses incursions dans les parcs, ni des autres folies dont vous parlez.

— Vraiment, madame, comme je l’ai déjà dit, je ne veux pas de mal à ce fou. Quelques-uns de ses vers ont retenti à mon oreille comme le boute-selle ; mais ce n’est que de la crème fouettée, il n’y a point de substance là-dedans, rien de sérieux, comme l’a déjà fait observer Votre Majesté. Qu’est-ce que c’est qu’une demi-douzaine de coquins, avec des fleurets rouillés et des boucliers de fer-blanc, transformant une belle bataille en une sotte plaisanterie ? qu’est-ce en comparaison du noble spectacle des combats d’ours qui a été honoré de la présence de Votre Majesté et de celle de vos prédécesseurs, en ce royaume fameux dans toute la chrétienté pour ses incomparables dogues et la hardiesse de ses gardiens d’ours ? Il est grandement à craindre que ces deux races d’animaux ne dégénèrent, si le public s’amuse de préférence à aller entendre un sot acteur cracher de ses poumons des phrases ampoulées et vides de sens, au lieu de donner leur penny pour encourager la plus noble image de la guerre qu’on puisse voir en temps de paix, c’est-à-dire les divertissements du parc aux ours. Là vous voyez l’ours en arrêt avec son œil étincelant, épiant l’attaque du dogue, comme un rusé capitaine qui reste sur la défensive pour attirer l’ennemi dans le piège. Alors sire Matin, en digne champion, s’élance dans la carrière et saute à la gorge de son adversaire ; sire Bruin lui montre quelle est la récompense de ceux qui, dans l’emportement de leur courage, négligent les règles de l’art de la guerre, et, le saisissant entre ses bras, il le presse contre sa poitrine à la manière d’un vigoureux lutteur, jusqu’à ce que les côtes de sa victime craquent l’une après l’autre, comme un pistolet. Alors un autre mâtin aussi hardi, mais plus avisé et plus prudent, saisit Bruin par la lèvre inférieure, et y reste suspendu, tandis que celui-ci vomit des flots de sang et de salive, et s’efforce vainement de faire lâcher prise à sire Talbot. Puis…

— Sur mon honneur, milord, votre description est si admirable que, si nous n’avions jamais vu de combats d’ours comme nous en avons vu, et nous espérons en voir encore avec l’aide du ciel, vos paroles suffiraient pour nous en donner une complète idée. Mais voyons, qui parlera encore sur ce sujet ? Milord Leicester, qu’avez-vous à dire ?

— Avec la permission de Votre Majesté, je dois donc me considérer comme démuselé ? dit Leicester.

— Sans doute, milord ; c’est-à-dire si vous vous sentez assez remis pour prendre part à notre badinage ; et cependant quand je pense que vous avez l’ours et le bâton brisé dans vos armes, il me semble qu’il vaudrait mieux entendre quelque orateur moins partial.

— Sur ma parole, gracieuse princesse, répliqua le comte, quoique mon frère de Warwick et moi ayons dans nos antiques armoiries les emblèmes dont Votre Majesté daigne se souvenir, mon vœu le plus ardent, cependant, est d’être équitable ; ou, comme on dit, de combattre chien contre ours. Quant aux comédiens, je suis forcé d’avouer, à leur avantage, que ce sont des drôles pleins d’esprit, dont les grands mots et les bouffonneries occupent le peuple et le déshabituent de s’immiscer dans les affaires de l’état et d’écouter les discours perfides, les vaines rumeurs et les insinuations déloyales. Lorsque les hommes sont occupés à voir comment Marlow et Shakspeare, et d’autres acteurs, ourdissent leurs complots imaginaires, le spectacle détourne leur attention de la conduite de ceux qui les gouvernent.

— Nous n’avons nullement l’intention de détourner l’esprit de nos sujets de l’examen de notre conduite, milord, reprit Élisabeth ; parce que plus on l’examinera de près, plus seront appréciés les véritables motifs qui nous dirigent.

— J’ai ouï dire cependant, madame, » dit le doyen de Saint-Asaph, puritain déterminé, « que ces comédiens ont non seulement coutume d’introduire dans leurs pièces des paroles profanes et licencieuses, tendant à entretenir le péché et le libertinage, mais même d’y mêler sur le gouvernement, son origine et son objet, des réflexions propres à provoquer le mécontentement chez les sujets, et à ébranler la société dans ses fondements. Or, il me semble, avec la permission de Votre Grâce, qu’il n’est pas très prudent de permettre à ces garnements de ridiculiser la décente gravité des hommes pieux, et de battre en brèche les lois divines et humaines en blasphémant contre le ciel, et en calomniant ses représentants sur la terre.

— Si nous pensions que cela fût vrai, milord, nous punirions sévèrement de pareilles offenses. Mais il est mal d’arguer de l’abus d’une chose contre son usage ; et quant à ce Shakspeare, nous croyons qu’il y a dans ses pièces des choses qui valent vingt combats d’ours, et que sa suite de Chroniques[4], comme il les appelle, peut offrir un divertissement honnête et une instruction utile, non seulement à nos sujets, mais même aux générations qui nous succéderont.

— Le règne de Votre Majesté n’aura pas besoin d’un si faible secours pour être connu de la postérité, dit Leicester. Et cependant Shakspeare a touché à sa manière quelques incidents du règne fortuné de Votre Majesté, qui peuvent contre-balancer tout ce que vient de dire Sa Révérence le doyen de Saint-Asaph. Il y a quelques vers, par exemple… Je voudrais que mon neveu Sidney fût ici, il les a presque toujours à la bouche… Ils se trouvent dans un conte sur des féeries, des charmes amoureux, et je ne sais quoi encore ; mais ils sont fort beaux, quoiqu’ils soient bien au-dessous du sujet auquel il osait faire allusion.

— Vous nous faites éprouver le supplice de Tantale, milord, dit la reine. Philippe Sidney, nous le savons, est un favori des muses, et nous nous en réjouissons. Jamais la valeur ne brille avec plus d’avantage que quand elle est unie au bon goût et à l’amour des lettres. Mais quelqu’un, je pense, de nos jeunes courtisans se rappellera ce que Votre Seigneurie a oublié au milieu d’affaires plus importantes. Monsieur Tressilian, on vous a dépeint à nous comme un adorateur de Minerve… Vous rappelez-vous ces vers ? »

Tressilian avait le cœur trop affligé, ses espérances de bonheur avaient été trop cruellement déçues, pour qu’il saisît l’occasion que lui offrait la reine de fixer son attention ; mais il résolut de transférer cette faveur à un jeune ami plus ambitieux. S’excusant donc sur son prétendu défaut de mémoire, il ajouta qu’il croyait que les beaux vers dont avait parlé milord Leicester étaient encore présents au souvenir de Walter Raleigh.

Par l’ordre de la reine, le jeune cavalier récita avec un accent et un goût qui ajoutaient encore à la délicatesse exquise de ce morceau, la célèbre vision d’Oberon[5] :

« En même temps je vis (tu ne pouvais le voir), je vis l’amour voler tout armé contre la froide lune et la terre. Son œil, sa main visaient une belle vestale aux blonds cheveux, assise sur un trône de l’Occident. La flèche partit avec une force capable de percer cent mille cœurs ; mais les chastes et humides rayons de la lune amortirent le trait de l’amour ; et la royale vestale suivit sans trouble le cours glorieux de ses pensées virginales. »

La voix de Raleigh en récitant le dernier vers devint un peu tremblante, comme s’il eût été incertain de la manière dont la souveraine à qui cet hommage était rendu l’accueillerait, quelque délicat qu’il fût. Si cette défiance était affectée, c’était une bonne politique ; si elle était réelle, elle avait peu de fondement. Ces vers n’étaient probablement pas nouveaux pour la reine ; car une flatterie aussi fine fut-elle jamais long-temps à parvenir aux oreilles royales auxquelles elle s’adressait ? Quoi qu’il en soit, déclamée par Raleigh, elle n’en fut pas moins bien reçue. Également charmée des vers, du ton, des formes gracieuses et de l’air animé du jeune courtisan qui les récitait, Élisabelh marquait la mesure de sa tête et de son doigt. Quand Raleigh eut fini, elle répéta à mi-voix les derniers vers, comme si elle eût ignoré qu’on l’écoutait, et quand elle arriva à la conclusion, elle laissa tomber dans la Tamise la supplique d’Orson Pinnit, gardien des ours royaux, pour qu’elle allât chercher un accueil plus favorable à Sheerness[6], ou en tout autre lieu où la marée la porterait.

Le succès que venait d’obtenir ce jeune courtisan excita l’émulation de Leicester, comme le vieux cheval de course se ranime quand un jeune poulain plein d’ardeur le dépasse. Il fit tomber la conversation sur les spectacles, les banquets, les fêtes, et sur le caractère de ceux qui recherchent ces divertissements. Il mêla des observations piquantes à quelques légers traits de satire, avec cet esprit de mesure qui évite également l’amertume de la méchanceté et l’insipidité de la louange. Il imita avec un naturel exquis les manières affectées ou grossières de certains individus ; et quand il reprit son ton ordinaire, ses manières n’en parurent que plus gracieuses. Les pays étrangers, leurs coutumes, leurs mœurs, leurs étiquettes de cour, leurs modes, et même l’habillement de leurs dames, lui servirent également de texte ; et rarement il quittait un sujet sans faire quelque compliment, toujours exprimé avec délicatesse, et applicable à la reine-vierge, à sa cour et à son gouvernement. Tel fut pendant cette agréable promenade le sujet de la conversation, à laquelle prirent part les autres personnes attachées à la suite de la reine, en y semant de gais propos, assaisonnés de remarques sur les anciens classiques et les auteurs modernes, tandis que les gens graves et les hommes d’état l’enrichissaient de maximes de profonde politique et de saine morale, et mêlaient ainsi le langage de la sagesse aux propos légers de la cour d’une femme.

Quand on retourna à Greenwich, Élisabeth accepta, ou plutôt choisit le bras de Leicester, pour se rendre de l’escalier au pied duquel on débarqua, jusqu’à la grande porte du palais. Le comte crut même s’apercevoir, quoique ce ne fût peut-être qu’une illusion flatteuse de son imagination, que, pendant ce court trajet, elle s’appuyait sur lui un peu plus que ne l’exigeait l’état du chemin, tout glissant qu’il fût. Au reste, les actions et les paroles de la reine étaient bien faites pour lui prouver qu’il jouissait d’un degré de faveur auquel, même dans ses jours les plus glorieux, il n’était pas encore parvenu. Son rival, il est vrai, avait été à plusieurs reprises honoré de l’attention d’Élisabeth ; mais elle paraissait bien moins l’expression spontanée d’une tendre affection, qu’une concession arrachée par le sentiment de son mérite. D’ailleurs, au jugement de plusieurs courtisans expérimentés, la faveur qu’elle lui avait témoignée avait été contre-balancée par ces mots qu’elle avait dits tout bas à l’oreille de la comtesse de Derby : « qu’elle reconnaissait que la maladie était un plus habile alchimiste qu’elle ne l’avait cru jusque-là, puisqu’elle avait changé en un nez d’or le nez cuivré de roi lord Sussex. »

Cette plaisanterie transpira, et le comte de Leicester jouit de son triomphe comme un homme dont toutes les pensées avaient pour objet la faveur de sa souveraine ; il oublia même, dans l’ivresse du moment, les embarras et les dangers de sa position. Quelque étrange que la chose puisse paraître, il pensait moins alors aux périls auxquels l’exposait sa secrète union, qu’aux marques de faveur que la reine accordait de temps en temps au jeune Raleigh. Elles étaient passagères, à la vérité, mais elles tombaient sur un jeune homme accompli au moral comme au physique, également remarquable par sa grâce, sa galanterie, la culture de son esprit et sa valeur. Un incident survint dans le cours de la soirée qui donna encore plus à réfléchir à Leicester.

Les nobles et les courtisans qui avaient accompagné la reine dans sa partie de plaisir furent invités, avec une hospitalité toute royale, à un banquet splendide qui eut lieu dans la salle du palais. La table, il est vrai, ne fut pas honorée de la présence de la souveraine ; car, fidèle à certaines idées de modestie et de dignité qu’elle s’était formées, la reine avait coutume, en ces occasions, de prendre en particulier, avec deux ou trois de ses favorites, un repas léger et frugal. Après le repas, la cour s’étant réunie dans les magnifiques jardins du palais, la reine demanda tout-à-coup à une dame, qui en raison de ses fonctions et de la faveur dont elle jouissait se trouvait près d’elle, ce qu’était devenu le jeune chevalier du manteau.

Lady Paget répondit qu’elle avait vu, deux ou trois minutes auparavant, M. Kaleigh à la fenêtre d’un petit pavillon qui avait vue sur la Tamise, et écrivant sur une vitre avec le diamant d’une bague.

« Cette bague, dit la reine, est un petit présent que je lui ai fait pour l’indemniser de la perte de son manteau. Venez, Paget, allons voir quel usage il en a fait ; car, autant que j’ai pu en juger, il a l’esprit merveilleusement fin. »

Elles se dirigèrent vers ce point, aux environs duquel rôdait encore le jeune cavalier, comme l’oiseleur veille sur le filet qu’il a tendu. La reine s’approcha de la fenêtre sur laquelle Raleigh avait gravé, au moyen du diamant qu’elle lui avait donné, le vers suivant :

Je voudrais bien monter, mais je crains de tomber.

La reine sourit et lut deux fois ce vers, la première de moitié avec lady Paget, la seconde à part elle. « C’est un joli commencement, » dit-elle après un moment de réflexion ; « mais il me semble que le jeune poète a été abandonné de sa muse à son début. Ce serait une bonne œuvre, n’est-ce pas, d’achever sa tâche ? Allons, lady Paget, essayez vos talents poétiques. »

Lady Paget, prosaïque dès son berceau autant que le fut jamais femme de la suite d’une reine avant ou depuis elle, déclara qu’il lui était de toute impossibilité d’assister le jeune poète.

— Eh bien donc ! dit Élisabeth, ce sera à nous de sacrifier aux muses.

— Nul encens ne peut leur être plus agréable, dit lady Paget, et Votre Majesté méritera ainsi la reconnaissance du Parnasse.

— Chut ! Paget, reprit la reine, votre langage sacrilège est un outrage aux neuf sœurs ; cependant, vierges elles-mêmes, elles devraient être favorables à une reine-vierge… Mais relisons son vers :

Je voudrais bien monter, mais je crains de tomber.


Ne pourrait-on pas, faute de mieux, répondre ainsi :

Si tu manques de cœur, renonce à t’élever ? »

La dame d’honneur poussa une exclamation de joie et de surprise en voyant la reine s’en tirer si heureusement, et certainement on a applaudi de plus mauvais vers, quoique venant d’un auteur moins illustre.

La reine, encouragée par ces marques d’approbation, prit une bague à diamant : « Le jeune homme, dit-elle en même temps, sera bien étonné quand il trouvera son distique achevé sans qu’il s’en soit mêlé. » Puis elle écrivit son vers au dessous de celui de Raleigh.

La reine quitta ensuite le pavillon. Comme elle se retirait lentement en regardant de temps à autre en arrière, elle vit le jeune cavalier voler avec la rapidité d’un vanneau vers l’endroit où il l’avait vue s’arrêter. Elle était encore en observation quand elle s’écria : « Bien ! mon amorce a pris ; » puis riant de l’aventure avec lady Paget, elle reprit le chemin du palais. Élisabeth recommanda à sa dame d’honneur de ne parler à personne de l’assistance qu’elle avait prêtée au jeune poète. Lady Paget promit un secret inviolable. Il est pourtant à supposer qu’elle fit une réserve mentale en faveur de Leicester, à qui elle conta sans délai cette anecdote si peu propre à lui faire plaisir.

Cependant Raleigh s’étant approché de la croisée lut avec un sentiment d’ivresse l’encouragement que lui donnait la reine à suivre sa carrière d’ambition ; puis glorieux de son succès et le cœur plein d’espérance, il alla rejoindre Sussex et sa suite qui étaient près de s’embarquer pour remonter la Tamise.

Le respect dû à la personne du comte empêcha qu’on ne s’entretînt de l’accueil qu’il avait reçu à la cour, avant qu’on fût débarqué et que toute la maison se trouvât rassemblée dans la grande salle de Say’s-Court. Alors Sussex, épuisé par sa dernière maladie et par les fatigues de la journée, se retira dans son appartement, en priant qu’on fit venir Wayland, dont les soins lui avaient été si utiles. Cependant on ne pouvait trouver nulle part l’artiste ; et tandis qu’une partie de la suite du comte, avec toute l’impatience militaire, le cherchait de tous côtés et maudissait son absence, le reste se pressa autour de Raleigh, pour le féliciter de la brillante perspective que lui offrait la cour.

Il eut assez de tact et de jugement pour cacher l’incident décisif du distique qu’Élisabeth avait daigné achever elle-même ; mais d’autres circonstances avaient transpiré qui indiquaient, à n’en pas douter, qu’il avait fait de nouveaux progrès dans les faveurs de la reine. Tous s’empressèrent de le féliciter de la meilleure tournure que prenait désormais sa fortune ; quelques-uns par intérêt véritable, d’autres peut-être dans l’espoir que son avancement pourrait hâter le leur ; le plus grand nombre, par un mélange de ces deux sentiments, et dans l’idée que la protection accordée à une personne de la maison de Sussex était en effet un triomphe pour tout le parti. Raleigh leur répondit par les remercîments les plus affectueux, alléguant avec une modestie charmante, qu’un jour de bon accueil ne faisait pas plus un favori qu’une hirondelle ne fait le printemps. Mais il remarqua que Blount ne joignait pas ses félicitations à celles de tous les autres, et un peu blessé de cet étrange procédé il lui en demanda franchement le motif.

Blount répondit avec la même sincérité ; « Mon bon Walter, je te souhaite autant de bien que pas un de ces babillards qui t’assourdissent de leurs compliments parce que le temps semble te favoriser. Mais je crains pour toi, Walter, ajouta-t-il en essuyant son œil humide ; je crains pour toi de toute mon âme. Ces intrigues de cour, ces flatteries, ces éclairs de faveur des belles dames, sont des séductions qui souvent anéantissent les plus belles fortunes, et conduisent de jolies figures, et des sots réputés gens d’esprit, à faire connaissance avec le billot et la hache. »

À ces mots Blount se leva et quitta la salle, tandis que Raleigh le suivait des yeux avec une expression sous laquelle disparurent en un instant l’assurance et la vivacité ordinaires de sa physionomie.

En ce moment Stanley entra dans la salle, et dit à Tressilian : « Milord demande votre serviteur Wayland, et Wayland vient d’arriver dans un petit bateau ; mais il ne peut pas aller auprès de milord avant de vous avoir vu. Le pauvre diable a l’air d’avoir perdu la tête… Il désirerait que vous allassiez le voir sur-le-champ. »

Tressilian quitta aussitôt la salle, et ayant fait venir Wayland dans un cabinet voisin, il fut surpris de l’altération qu’il remarqua sur son visage.

« Qu’avez-vous donc, Smith ? dit Tressilian ; avez-vous vu le diable ?

— Pire, monsieur, cent fois pire ; j’ai vu un basilic… Grâce à Dieu ! je l’ai vu le premier sans qu’il me vît, et comme il ne m’a pas vu, il m’en fera moins de mal.

— Au nom de Dieu ! parlez raison, dit Tressilian ; expliquez-moi ce que vous voulez dire.

— J’ai vu mon ancien maître, dit l’artiste. Hier soir, un nouvel ami que je me suis fait m’emmena voir l’horloge du palais, jugeant que je serais curieux d’examiner ce chef-d’œuvre. À la fenêtre d’une tourelle voisine de l’horloge, j’ai aperçu mon ancien maître.

— Tu te seras probablement trompé, dit Tressilian.

— Je ne me suis pas trompé, répondit Wayland ; celui qui sait par cœur le moindre de ses traits, le reconnaîtrait entre mille. Il était vêtu à l’antique ; mais, Dieu soit loué ! il ne peut se déguiser à mes yeux, comme je puis me déguiser aux siens. Je ne tenterai cependant pas la Providence en restant à sa portée. Tarleton le comédien lui-même ne pourrait se déguiser assez bien pour n’être pas tôt ou tard reconnu par Doboobie. Il font que je m’éloigne dès demain ; car à la manière dont nous sommes ensemble, je serais un homme mort si je restais aussi près de lui.

— Mais le comte de Sussex ? dit Tressilian.

— Il y a peu de danger pour lui, au moyen de ce qu’il a déjà pris, pourvu qu’il avale, chaque matin, à jeun, gros comme une fève de l’orviétan… Mais qu’il prenne garde à une rechute ?

— Et comment s’en préserver ?

— Par les mêmes précautions dont on userait envers le diable. Que le chef de cuisine de milord tue lui-même la viande, l’accommode lui-même, et ne se serve que d’épices qu’il tienne de mains sûres ; que l’écuyer-tranchant le serve lui-même, et que le maître d’hôtel de milord veille à ce que le chef et l’écuyer-tranchant goûtent les plats que l’un prépare et que l’autre sert ; que milord n’use d’aucun parfum qui ne vienne de personnes dignes de confiance ; qu’il en soit de même pour les onguents et les pommades ; qu’en aucun cas il ne boive ou mange avec des étrangers, soit en collation ou autrement. Qu’il observe surtout ces précautions, s’il va à Kenilworth : son état de maladie, et le régime auquel il est soumis, suffiront pour justifier l’étrangeté de sa conduite.

— Et toi, dit Tressilian, que comptes-tu faire de ta personne ?

— Je me réfugierai en France, en Espagne, dans les Indes orientales ou occidentales, plutôt que de hasarder ma vie en restant à la portée de Doboobie, Démétrius, de mon ancien maître, enfin, quel que soit son nom aujourd’hui…

— Bon, dit Tressilian, cela n’arrive pas mal à propos ; j’ai une mission à te donner pour le Berkshire, mais du côté opposé à celui où tu es connu ; et avant que tu eusses trouvé ce motif de vivre caché, j’avais déjà résolu de t’envoyer en ce lieu pour un message secret. »

L’artiste déclara qu’il était tout prêt à recevoir ses ordres, et Tressilian, sachant qu’il connaissait le fond de son affaire à la cour, lui en expliqua franchement les détails, lui fit part de l’arrangement qu’il avait fait avec Giles Gosling, sans oublier ce qui avait été assuré devant la reine par Varney, et confirmé par Leicester.

« Tu vois, ajouta-t-il, que dans les circonstances où je me trouve, il est nécessaire que je surveille de près les mouvements de ces hommes sans principes, Varney et ses complices, Foster et Lambourne, aussi bien que ceux de milord Leicester lui-même, qui je le soupçonne, est en partie trompeur et non pas tout-à-fait trompé dans cette affaire. Voici mon anneau, comme signe de reconnaissance avec Giles Gosling, et, en outre, une somme en or qui sera triplée si tu me sers fidèlement. Pars donc pour Cumnor, et observe ce qui s’y passe.

— Je pars avec un double plaisir, dit l’artiste ; d’abord parce que je sers Votre Honneur qui a eu tant de bontés pour moi ; ensuite, parce que c’est un moyen d’échapper à mon ancien maître, qui, si ce n’est pas précisément un diable incarné, a, du moins, en intentions, en paroles, en actions, les qualités les plus diaboliques qui aient jamais déshonoré l’humanité. Pourtant qu’il prenne garde à moi. Je le fuis maintenant, comme je l’ai toujours fait jusqu’ici ; mais si, comme les taureaux sauvages d’Écosse, il me pousse à bout par une poursuite opiniâtre, je me retournerai contre lui plein de fureur et de désespoir. Votre Honneur veut-il bien ordonner qu’on selle mon cheval ?… Je vais donner à milord son médicament, divisé en doses convenables, en y joignant quelques conseils ; son salut dépendra ensuite de la vigilance de ses amis et de ses domestiques. Pour le passé, il est sauvé ; mais qu’il se garde de l’avenir. »

Wayland Smith fit en conséquence sa visite d’adieu au comte de Sussex, lui donna ses instructions sur le régime qu’il devait suivre, et sur les précautions qu’il devait prendre pour sa nourriture ; après quoi il quitta Say’s-Court sans attendre au lendemain matin.


  1. Edmond Spencer. a. m.
  2. Allusion à des querelles de la troupe de Shakspeare avec les conducteurs d’ours à Londres. a. m.
  3. Le palais de Greenwich a été en effet converti en hôtel des invalides, mais plus tard, sous le règne de Guillaume. a. m.
  4. Pièces historiques, comme Shakspeare appelait ses tragédies tirées de l’histoire. a. m.
  5. Shakspeare, le Songe d’une nuit d’été, acte II, scène iii. a. m.
  6. Petite ville à 18 lieues de Londres, à l’embouchure de la Medway dans la Tamise. a. m.