Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 146-160).


CHAPITRE XII.

LE CHÂTEAU DE ROBSART.


Hélas ! la fleur de votre maison a été emportée par le vent vers d’autres cieux.
Joanna Baillie. Légende de famille.


L’ancien château de Lidcote-Hall était situé près du village du même nom, et touchait à la vaste forêt d’Exmoor, peuplée de gibier de toute espèce, où d’anciens privilèges appartenant à la famille Robsart donnaient à sir Hugh le droit de se livrer à la chasse, son amusement favori. Ce vieil édifice, à l’aspect vénérable, était peu élevé et occupait une étendue de terrain considérable qui était entourée d’un fossé profond. Les approches et le pont-levis étaient défendus par une vieille tour octogone, bâtie en briques, mais si couverte de lierre et d’autres plantes grimpantes, qu’il était difficile de découvrir avec quels matériaux elle avait été construite. Les angles de cette tour étaient décorés chacun d’une tourelle de grandeur et de forme particulières, ce qui leur donnait un aspect bien différent de la monotonie de ces boîtes à poivre que l’architecture gothique moderne emploie pour le même objet. Une de ces tourelles était carrée et contenait l’horloge du château ; mais cette horloge était alors arrêtée, circonstance qui frappa d’autant plus Tressilian que le bon vieux chevalier, entre autres manies fort innocentes, avait celle de vouloir connaître la mesure exacte du temps ; ridicule assez ordinaire à ceux qui en ont beaucoup à leur disposition et qui le trouvent lent à s’écouler. Ainsi, nous voyons les marchands s’amuser à faire l’inventaire de leurs marchandises à l’époque où il leur vient le moins de demandes.

On entrait dans la cour du vieux manoir par un passage voûté, pratiqué sous la tour dont nous venons de parler ; le pont-levis était alors baissé, et un des battants de la porte garnie de fer était négligemment ouvert. Tressilian traversa précipitamment le pont-levis, entra dans la cour, et commença à appeler à haute voix les domestiques par leurs noms. Pendant quelque temps il n’obtint de réponse que des échos et des chiens de chasse, dont le chenil, situé à peu de distance du château, était entouré du même fossé. Enfin, Will Badger, vieux serviteur, favori du chevalier, qui remplissait à la fois près de lui les fonctions de garde-du-corps et de surintendant de ses chasses, fit son apparition dans la cour. Le vieux forestier montra une grande joie quand il reconnut Tressilian.

« Que le Seigneur vous protège, monsieur Tressilian, dit-il ; est-ce vous en chair et en os ? Votre arrivée va peut-être faire quelque bien à sir Hugh, car tout le monde y perd sa science, c’est-à-dire moi, le vicaire et M. Mumblazen.

— Sir Hugh est-il donc plus mal que quand je suis parti ? demanda Tressilian.

— Plus mal de corps, non… il est beaucoup mieux, répliqua le domestique ; mais toujours le même trouble dans son esprit… Il mange et boit comme à l’ordinaire, mais il ne dort pas, ou plutôt il ne s’éveille jamais ; car il est toujours dans une sorte d’engourdissement qui n’est ni le sommeil ni la veille. Dame Swineford pensait que c’était une espèce de paralysie… mais non, lui dis-je, non, c’est le cœur, c’est le cœur.

— Ne peux-tu stimuler son esprit par quelqu’un de ses amusements ordinaires ? dit Tressilian.

— Il a complètement délaissé ses anciens passe-temps, dit Will Badger ; il ne veut plus toucher ni trictrac ni galet… il ne regarde plus le gros livre des armoiries avec M. Mumblazen. J’avais laissé l’horloge s’arrêter, pensant qu’il éprouverait quelque émotion de ne plus entendre sonner les heures, car vous savez, monsieur Edmond, qu’il aimait singulièrement à les compter ; mais il n’a pas dit un mot à ce sujet, et il n’en dirait pas davantage quand je remonterais le vieux carillon. Je m’avisai aussi de marcher sur la queue de Bungay, et vous savez ce que m’eût valu autrefois un pareil tour ; mais il n’a pas plus fait attention aux cris de la pauvre bête que si c’eût été une chouette perchée sur une cheminée.

— Tu me diras le reste quand nous serons entrés, Will ; en attendant, fais conduire cet homme à l’office, et qu’on le traite avec égard… c’est un homme de l’art.

— Je voudrais que son art fût la magie blanche ou noire, pour qu’il pût nous être utile. Oh ! Tom Butler, aie soin de cet homme de l’art… et veille à ce qu’il ne te vole pas tes cuillers, mon garçon, » ajouta-t-il à voix basse, en s’adressant au sommelier qui se montra à une fenêtre du rez-de-chaussée. « J’ai connu des gens à la mine aussi honnête qui avaient assez d’art pour le faire. »

Il introduisit alors Tressilian dans une salle basse, et alla voir dans quel état était son maître, de peur que le retour inattendu de son pupille chéri, de son fils adoptif, ne l’affectât trop vivement. Il revint bientôt après, et dit que sir Hugh était assoupi dans son fauteuil, et que, aussitôt qu’il serait éveillé, M. Mumblazen le ferait savoir à M. Tressilian.

« Mais ce sera un grand hasard s’il vous reconnaît, dit l’écuyer, car il a oublié les noms de tous les chiens de sa meute. Je crus, il y a environ une semaine, qu’il allait se mieux porter ; « Vous me sellerez demain le vieux Sorrel, » me dit-il tout-à-coup, après avoir bu son coup du soir dans un grand gobelet d’argent, « et vous mènerez les chiens sur la colline de Hazelhurtz. » Nous étions tous joyeux et nous sortîmes avec lui de bon matin. Il entra en chasse comme à l’ordinaire ; mais il ne dit pas un mot, si ce n’est que le vent était du sud et que la piste tiendrait. Puis, avant qu’on eût découplé les chiens, il se mit à regarder autour de lui, comme un homme qui s’éveille au milieu d’un rêve, tourna bride et reprit la route du château, nous laissant les maîtres de chasser, pour notre compte, si cela nous convenait.

— Voilà un triste récit, Will, reprit Tressilian, mais Dieu nous assistera, puisque l’homme n’y peut rien.

— Vous ne nous apportez donc pas de nouvelles de notre jeune maîtresse ? Mais qu’ai-je besoin de vous questionner ? votre figure en dit assez. J’avais toujours espéré que si quelqu’un pouvait trouver sa piste, ce serait vous. Tout est donc fini ! Mais si jamais ce Varney se trouve à portée de mon arbalète, je lui enverrai une flèche qui ne le manquera pas ; j’en jure par le pain et le sel. »

Comme il parlait, la porte s’ouvrit et M. Mumblazen parut. C’était un vieux gentilhomme, maigre, dont les joues ridées ressemblaient à des pommes qui ont passé l’hiver ; ses cheveux gris étaient cachés en partie sous un petit bonnet à forme élevée et conique, semblable aux paniers de fraises que les fruitiers de Londres étalent devant leurs boutiques. Il était trop sentencieux pour dépenser beaucoup de paroles à saluer quelqu’un ; il se contenta donc d’accueillir Tressilian par un signe de tête et un serrement de main, et l’invita à le suivre dans la grande chambre de sir Hugh, où se tenait habituellement le vieux chevalier. Will Badger les accompagna sans qu’on le lui dît, curieux de voir si l’arrivée de Tressilian ferait sortir son maître de son état d’apathie.

Le parloir où ils trouvèrent sir Hugh Robsart de Lidcote était une vaste salle décorée d’instruments et de trophées de chasse ; auprès de la cheminée, au dessus de laquelle étaient suspendues une épée et une armure complète que la rouille avait ternies, était assis le bon vieillard, homme de haute stature, chez qui l’habitude des exercices violents avait toujours entretenu une corpulence raisonnable. Il sembla à Tressilian que pendant le peu de semaines qu’avait duré son absence, la léthargie dont son vieil ami paraissait attaqué avait accru son embonpoint. Ce qu’il y a de certain c’est qu’elle avait remarquablement affaibli la vivacité de ses yeux, qui suivirent d’abord M. Mumblazen quand il entra, jusqu’à un grand pupitre de chêne sur lequel un énorme volume était ouvert, puis s’arrêtèrent comme incertains sur l’étranger qui l’accompagnait. Le ministre, vieil ecclésiastique qui avait été persécuté du temps de la reine Marie, était assis, un livre à la main, dans un autre coin de l’appartement. Il salua aussi Tressilian avec un air de tristesse, et mit de côté le volume qu’il tenait, pour observer l’effet que sa vue produisait sur le malheureux vieillard.

À mesure que Tressilian, les yeux remplis de larmes, s’approchait du père de celle qui lui avait été promise pour épouse, la raison de sir Hugh semblait reprendre le dessus. Il poussa un long soupir, comme un homme qui sort d’un état de stupeur, ouvrit ses bras sans dire un mot, et quand Tressilian s’y précipita il le serra contre son sein.

« Il reste donc encore quelque chose qui m’attache à la vie ! » telles furent les premières paroles qu’il fit entendre ; et comme il prononçait ces mots, il donna cours à ses sentiments en versant un déluge de larmes qui inondèrent ses joues brûlées du soleil et sa longue barbe blanche.

« Je n’aurais jamais cru, dit Will Badger, que j’aurais à remercier Dieu de voir mon maître pleurer ; mais je le fais en ce moment, quoique je sois prêt à pleurer aussi.

— Je ne te ferai aucune question, dit le vieux chevalier, aucune, Edmond… Sans doute tu ne l’as pas trouvée, ou, si tu l’as trouvée, ce sera telle qu’il vaudrait mieux l’avoir perdue. »

Tressilian fut incapable de répondre autrement qu’en se couvrant le visage de ses mains.

« C’en est assez… c’en est assez… Mais ne la pleure pas, Edmond. J’ai sujet de la pleurer, moi ; elle était ma fille… Mais toi tu as sujet de te réjouir de ce qu’elle n’est pas devenue ta femme… Grand Dieu ! tu sais mieux que nous ce qui nous convient… C’était ma prière de tous les soirs de demander que je visse Edmond et Amy unis par le mariage… Si ce vœu avait été exaucé, ma douleur en serait aujourd’hui bien plus amère.

— Consolez-vous, mon ami, » dit le ministre en s’adressant à sir Hugh ; « il est impossible que votre fille, cet objet de toutes nos espérances et de nos affections, soit devenue la vile créature que vous vous figurez.

— Oh ! non, » répliqua sir Hugh d’un ton d’impatience, « j’aurais tort de lui donner le nom méprisable qu’elle a mérité… Il y a, j’en suis sûr, quelque nouveau nom à la cour pour désigner ce qu’elle est… C’est trop d’honneur pour la fille d’un vieux campagnard du Devonshire d’être la concubine d’un élégant courtisan., et de Varney… de Varney, dont l’aïeul a été secouru par mon père quand il eut perdu sa fortune à la suite de la bataille où Richard fut tué… Au diable ma mémoire !… Je gage que personne de vous ne m’aidera.

— La bataille de Bosworth, dit M. Mumblazen, qui eut lieu entre Richard-Crookback[1] et Henri Tudor, grand-père de la reine actuelle, primo Henrici septimi, et en l’année 1485, post Christum natum.

— C’est cela, dit le bon chevalier, il n’y a pas d’enfant qui ne le sache. Mais ma pauvre tête oublie tout ce dont elle doit se souvenir, et se souvient de tout ce qu’elle aimerait à oublier. Mon esprit, Tressilian, a été presque toujours en défaut depuis que tu es parti, et maintenant encore il chasse contre le vent.

— Votre Honneur, dit le ministre, ferait mieux de se retirer dans son appartement et d’essayer de dormir un peu… Le médecin a laissé pour vous une potion calmante… et le grand Médecin nous a ordonné d’employer tous les moyens terrestres pour nous donner la force de supporter les épreuves qu’il nous envoie.

— C’est vrai, c’est vrai, mon vieil ami, dit sir Hugh, et nous tâcherons de supporter ces épreuves en homme… Ce n’est qu’une femme que nous avons perdue. Vois, Tressilian (et il tira de son sein une longue boucle de beaux cheveux), vois cette boucle ! Eh bien ! Edmond, la nuit même qu’elle disparut, quand elle me dit bonsoir, comme à son ordinaire, elle se pendit à mon cou et me caressa plus que de coutume ; et moi, comme un vieux fou, je la tenais par cette boucle, quand elle prit ses ciseaux, la coupa, et me la laissa dans la main… comme tout ce que désormais je devais avoir d’elle. »

Tressilian n’eut pas la force de répondre ; il comprenait fort bien quelle complication de sentiments contraires avait dû assiéger l’âme de la malheureuse fugitive en ce cruel moment. Le ministre allait prendre la parole, mais sir Hugh l’interrompit.

« Je sais ce que vous allez me dire, monsieur le ministre. Après tout, ce n’est qu’une boucle de cheveux de femme ; et ce n’est que par une femme que la honte, le péché et la mort sont entrés dans un monde innocent ; le savant monsieur Mumblazen cite quelque témoignage classique de leur infériorité.

C’est l’homme qui se bat et qui conseille, » dit en français M. Mumblazen.

— « C’est vrai, reprit sir Hugh, et, en conséquence, nous nous comporterons comme des hommes qui possèdent le courage et la sagesse… Tressilian, tu es le bien-venu, autant que si tu m’avais apporté de meilleures nouvelles. Mais nous avons parlé trop longtemps les lèvres sèches… Amy, remplis un verre de vin pour Edmond et un autre pour moi ! » Mais se rappelant en même temps qu’il appelait celle qui ne pouvait l’entendre, il secoua la tête, et dit au ministre : « Ce chagrin est pour mon esprit égaré ce qu’est l’église de Lidcote pour notre parc : on peut s’y perdre un instant parmi les bosquets et les taillis, mais au bout de chaque avenue on aperçoit le vieux clocher gris et le tombeau de mes ancêtres ; Plût au ciel que je prisse demain cette route ! »

Tressilian et le ministre se réunirent pour engager le vieillard à se mettre au lit, et ils finirent par y réussir. Tressilian demeura près de son chevet jusqu’à ce qu’il eût vu le sommeil lui fermer les yeux, après quoi il retourna près du ministre pour se concerter avec lui sur la marche à suivre dans cette malheureuse circonstance.

Ils ne pouvaient pas exclure M. Michael Mumblazen de cette délibération ; et ils l’y admirent avec d’autant plus d’empressement qu’outre les espérances qu’ils fondaient sur sa sagacité, ils le connaissaient tellement ami de la taciturnité qu’il n’y avait pas à douter qu’il ne gardât le secret. C’était un vieux garçon de bonne famille, mais ayant peu de fortune, et parent éloigné de la maison de Robsart ; en vertu de cette parenté, Lidcote-Hall avait été honoré de sa résidence depuis vingt ans. Sa compagnie était agréable à sir Hugh, principalement à cause de sa profonde érudition qui, bien qu’elle ne se rapportât qu’aux sciences héraldique et généalogique, renforcées des bribes d’histoire qui se lient à de pareils sujets, était précisément ce qu’il fallait pour captiver le bon chevalier. En outre, il trouvait commode d’avoir près de lui un ami qu’il pût appeler à son aide lorsque sa mémoire lui faisait faute, comme il arrivait souvent, ou quand elle l’induisait en erreur sur les noms et sur les dates que M. Mumblazen rétablissait avec toute la brièveté et la discrétion convenables. Et puis, dans les affaires ordinaires du monde, il donnait souvent, dans son style énigmatique et héraldique, des avis qui méritaient d’être suivis ; comme disait Will Badger, il faisait partir le gibier, tandis que les autres battaient les buissons.

« Nous avons mené une vie bien triste avec le bon chevalier, monsieur Edmond, dit le ministre ; je n’ai jamais autant souffert depuis que j’ai été obligé de quitter mon troupeau chéri et de l’abandonner aux loups de l’Église romaine.

— Ce fut in tertio Mariœ, dit M. Mumblazen.

— Au nom du ciel, continua le ministre, dites-nous si votre temps a été mieux employé que le nôtre, et si vous avez des nouvelles de cette malheureuse jeune fille qui, après avoir été pendant tant d’années la joie de cette maison déchue, est maintenant pour elle la cause de la plus grande infortune. N’avez-vous pas du moins découvert le lieu de sa résidence ?

— Je l’ai découvert, répondit Tressilian ; connaissez-vous Cumnor-Place près d’Oxford ?

— Sans doute, répliqua le ministre ; c’était un lieu de retraite pour les moines d’Abingdon.

— Dont, dit Mumblazen, j’ai vu les armes au dessus d’une cheminée en pierre dans la salle : une croix entre quatre merlettes.

— C’est là que réside cette infortunée jeune fille avec l’infâme Varney. Sans un étrange contre-temps, mon épée eût vengé toutes nos injures, en même temps que toutes celles d’Amy, sur cette indigne tête.

— Remercie Dieu, téméraire jeune homme, de ce qu’il a préservé ta main de verser le sang. C’est à moi qu’appartient la vengeance, a dit le Seigneur, et c’est moi qui l’exercerai. Il serait mieux de chercher à la délivrer des liens de l’infamie dans lesquels la retient ce misérable.

— Ce qu’on nomme, en termes héraldiques, laquei amoris ou lacs d’amour, dit Mumblazen.

— C’est en quoi j’ai besoin que vous m’aidiez, mes amis, dit Tressilian : je suis résolu à accuser, au pied du trône même, ce misérable, de trahison, de séduction, et de violation des lois de l’hospitalité. La reine m’écoutera, quand même le comte de Leicester, le protecteur de ce scélérat, serait à sa droite.

— Sa Majesté, dit le ministre, a donné un bel exemple de continence à ses sujets, et certainement elle fera justice du perfide ravisseur. Mais ne feriez-vous pas mieux de vous adresser d’abord au comte de Leicester pour lui demander justice de son serviteur ? S’il vous l’accorde, vous évitez de vous faire un ennemi puissant, ce qui arrivera infailliblement si vous commencez par accuser devant la reine son écuyer et le plus cher de ses favoris.

— Mon âme se révolte contre un tel avis, dit Tressilian ; je ne puis supporter l’idée de plaider la cause de mon noble protecteur, celle de la malheureuse Amy, devant un autre que ma souveraine légitime. Leicester, m’objecterez-vous, occupe un rang élevé, soit ; mais il n’est qu’un sujet comme nous, et ce n’est pas devant lui que je porterai ma plainte, si je puis faire mieux. Cependant je réfléchirai à ce que vous m’avez dit ; mais il me faut votre assistance pour persuader sir Hugh, afin qu’il me donne de pleins pouvoirs en cette affaire ; car ce n’est qu’en son nom que je puis parler, et non au mien. Puisqu’elle est assez changée pour aimer avec passion cet infâme courtisan, du moins faut-il qu’en l’épousant il lui donne la seule satisfaction qui soit en son pouvoir.

— Il vaudrait mieux qu’elle mourût cœlebs et sine prole, » dit Mumblazen avec plus de chaleur qu’il n’en montrait d’ordinaire, « que d’unir per pale le noble écu des Robsart avec celui d’un tel mécréant.

— Si votre but, comme il n’y a pas à en douter, dit le ministre, est de sauver, autant qu’il est possible encore, l’honneur de cette malheureuse femme, je vous répète que vous devez d’abord vous adresser au comte de Leicester. Il est maître aussi absolu dans sa maison que la reine dans son royaume ; et s’il signifie à Varney que tel est son bon plaisir, l’honneur d’Amy ne sera pas compromis aussi publiquement.

— Vous avez raison, vous avez raison, » dit Tressilian avec vivacité, « et je vous remercie de m’avoir fait voir ce que dans mon emportement je n’avais pas aperçu. Je ne pensais guère à avoir une grâce à demander à Leicester ; mais je fléchirais le genou devant l’orgueilleux Dudley, si je pouvais effacer seulement l’ombre de cette honte sur le front de cette infortunée. Vous m’aiderez donc à obtenir de sir Hugh les pouvoirs nécessaires. »

Le ministre lui promit son assistance, et l’amateur de blason exprima son adhésion d’un signe de tête.

« Il faut aussi que vous vous teniez prêts à rendre témoignage, dans le cas où vous en seriez requis, de l’hospitalité toute cordiale que votre patron exerçait à l’égard de ce traître odieux, tandis que celui-ci travaillait à séduire sa malheureuse fille.

— Dans le principe, dit le ministre, elle ne parut pas goûter beaucoup sa compagnie ; mais en dernier lieu, je les ai vus souvent ensemble.

Séant dans le salon, dit Mumblazen, et passant dans le jardin.

— Je les ai rencontrés une fois par hasard, dit le pasteur, dans le bois du sud, un soir de ce printemps. Varney était enveloppé d’un manteau brun, de telle façon que je ne vis pas sa figure. Ils se séparèrent précipitamment dès qu’ils m’entendirent agiter le feuillage, et je remarquai qu’elle tourna la tête, et le suivit long-temps des yeux.

— Le cou regardant, dit l’amateur de blason.

— Et le jour de sa fuite, qui était la veille de la Saint-Austin, je vis le domestique de Varney, vêtu en livrée, qui tenait le cheval de son maître et le palefroi de miss Amy, sellés, bridés, prêts à partir, derrière le mur du cimetière.

— Et maintenant on la trouve enfermée dans une retraite mystérieuse, dit Tressilian. Le scélérat est donc pris sur le fait ; je voudrais qu’il niât son crime, pour que je pusse le lui faire avouer le pied sur sa gorge de traître. Mais il faut que je fasse mes préparatifs de voyage. Vous, messieurs, disposez sir Hugh à me donner les pouvoirs nécessaires pour agir en son nom. »

À ces mots Tressilian quitta l’appartement.

« Il est trop ardent, dit le ministre, et je prie Dieu de lui accorder la patience nécessaire pour agir à l’égard de Varney comme il convient.

— Patience et Varney ! dit Mumblazen, c’est pire que métal sur métal dans l’art héraldique. Ce Varney est plus faux qu’une sirène, plus rapace qu’un griffon, plus venimeux qu’une vipère, et plus cruel qu’un lion rampant.

— Je ne sais cependant, dit le ministre, si, dans l’état où se trouve Hugh Robsart, nous pouvons légalement lui demander de déléguer à qui que ce soit son autorité paternelle sur miss Amy.

— Votre Révérence ne peut en douter, » dit Will Badger, qui entrait au même moment ; « car je gagerais ma vie qu’en s’éveillant il sera un tout autre homme qu’il n’a été depuis un mois.

— Quoi, Will ! as-tu tant de confiance dans la potion du docteur Diddleum ?

— Pas du tout, dit Will, car mon maître n’en a pas bu une goutte, vu que la femme de charge a vidé la fiole dans les cendres. Mais il y a ici un homme qui est venu avec M. Tressilian, lequel a donné à sir Hugh une potion qui en vaut vingt comme celle-là. J’ai causé longuement avec lui, et je n’ai jamais vu un meilleur maréchal, un homme qui s’entendît mieux à traiter les chevaux et les chiens ; et certainement il n’est pas homme à faire du mal à un chrétien.

— Un maréchal, misérable coquin ! Et de quelle autorité, je vous prie ! » dit le ministre en se levant de surprise et d’indignation ; « et qui cautionnera ce médecin de nouvelle espèce ?

— À l’égard de l’autorité, n’en déplaise à Votre Révérence, c’est en vertu de la mienne ; et quant à la caution, je crois que je n’ai pas vécu vingt-cinq ans dans cette maison sans avoir acquis le droit de donner une potion à un homme ou à une bête, moi qui sais purger, saigner, cautériser, au besoin, par moi-même. »

Les deux conseillers de la maison Robsart crurent devoir informer à l’instant Tressilian de cette circonstance. Celui-ci fit aussitôt appeler Wayland, et lui demanda, mais en particulier, de quel droit il avait osé administrer une médecine à sir Hugh Kobsart.

« Votre Honneur, répondit l’artiste, doit se rappeler que je lui ai dit que j’ai pénétré dans le mystère de la science de mon maître, je veux dire du savant docteur Doboobie, plus loin qu’il ne l’aurait voulu ; et véritablement s’il conclut de la rancune et de l’animosité contre moi, ce fut, indépendamment de ce que j’avais pénétré trop avant dans ses secrets, parce que plusieurs personnes de discernement, et notamment une jeune et jolie veuve d’Abingdon, préféraient mes ordonnances aux siennes.

— Point de mauvaises plaisanteries, » dit Tressilian d’un ton sévère. « Si tu t’es joué de nous ; bien plus, si ce que tu as fait prendre à sir Hugh Robsart porte le moindre préjudice à sa santé, tu trouveras ton tombeau au fond d’une mine d’étain.

— Je ne suis pas encore assez avancé dans le grand arcanum, pour convertir l’étain en or, » dit Wayland avec assurance. « Mais bannissez vos appréhensions, monsieur Tressilian : j’ai reconnu le genre de maladie du bon chevalier d’après ce que m’a dit M. William Badger ; et je me flatte d’en savoir assez pour administrer une petite dose de mandragore, qui, avec le sommeil qu’elle procurera, est tout ce qu’il faut à sir Hugh Robsart pour calmer le désordre de son cerveau.

— J’aime à croire que tu agis loyalement avec moi, dit Tressilian.

— Très loyalement, en honnête homme, comme l’événement le prouvera. Que me servirait de faire du mal à un pauvre vieillard auquel vous vous intéressez, vous à qui je suis redevable de ce que Gaffer Pinniewinks ne me déchire pas en ce moment la chair et les nerfs avec ses maudites pinces, et ne sonde pas chacune des taches que j’ai sur le corps avec son poinçon acéré (le diable emporte la main qui l’a forgé !), afin de découvrir la marque du sorcier ? J’ai l’espoir de m’attacher à votre personne comme un humble serviteur ; et tout ce que je désire, c’est que vous jugiez de la confiance que je mérite, d’après le résultat du sommeil du bon chevalier. »

Wayland ne se trompa point dans ses pronostics. La potion calmante que son savoir avait préparée et que la confiance de Will Badger avait administrée, fut suivie des meilleurs effets. Le sommeil du malade fut long et paisible, et le pauvre chevalier s’éveilla, l’esprit abattu, il est vrai, et le corps faible, mais plus capable de juger de ce qu’on pouvait soumettre à son intelligence qu’il ne l’avait été depuis long-temps. Il combattit d’abord la proposition que lui faisaient ses amis d’autoriser Tressilian à se rendre à la cour pour tâcher de ramener sa fille, et d’obtenir réparation de l’injure faite à cette infortunée autant que la chose était encore possible. « Laissez-la aller, disait-il, c’est un faucon qui suit le vent ; je ne donnerais pas un coup de sifflet pour la rappeler. » Il persista encore quelque temps dans cette idée. Mais à la fin il demeura convaincu qu’il était de son devoir de céder à son affection naturelle, et de consentir à ce que Tressilian fit tous les efforts qui pouvaient encore être faits en faveur de sa fille. Il signa donc un pouvoir en règle, rédigé avec toute la science dont le ministre était capable : car dans ces temps de simplicité les pasteurs étaient souvent les guides de leurs ouailles, tant dans les affaires temporelles que dans les affaires spirituelles.

Tout fut prêt pour le second départ de Tressilian, vingt-quatre heures après son retour à Lidcote-Hall ; mais un point essentiel avait été oublié, et ce fut M. Mumblazen qui, le premier, le rappela à Tressilian. « Puisque vous allez à la cour, dit-il, rappelez-vous, monsieur Tressilian, que vos armoiries doivent être argent et or. » La remarque était aussi juste qu’embarrassante. Pour suivre une affaire à la cour, l’argent comptant était aussi indispensable dans les beaux jours d’Élisabeth qu’à aucune époque postérieure ; et c’était une ressource dont les habitants de Lidcote-Hall pouvaient n’être guère pourvus. Tressilian par lui-même était pauvre ; les revenus du bon sir Hugh Robsart étaient dépensés et même mangés à l’avance, grâce à la manière large dont il exerçait l’hospitalité, il devint donc nécessaire que l’amateur de blason qui avait soulevé la question se chargeât de la résoudre. C’est ce qu’il fit. M. Mumblazen présenta à Tressilian une bourse contenant environ trois cents livres sterling en monnaies d’or et d’argent à diverses effigies, ses épargnes de vingt années, et qu’il sacrifiait maintenant, sans dire mot, au service de celui dont l’aide et la protection lui avaient donné les moyens d’amasser ce petit trésor. Tressilian l’accepta sans affecter la moindre hésitation, et un serrement de main fut la seule manifestation du plaisir qu’ils ressentaient, l’un à consacrer pour un pareil objet tout ce qu’il possédait, l’autre en voyant un obstacle aussi sérieux à son voyage levé d’une manière si soudaine et si inattendue.

Tandis que Tressilian faisait ses préparatifs pour partir le lendemain matin, Wayland Smith exprima le désir de lui parler ; et après lui avoir dit qu’il conservait l’espoir qu’il avait été satisfait de la manière dont avait opéré la potion qu’il s’était empressé de donner à sir Hugh, il ajouta qu’il désirait l’accompagner à la cour. C’était une chose à laquelle Tressilian avait déjà pensé ; car l’adresse, l’intelligence et la variété de ressources qu’avait montrées cet homme pendant le peu de temps qu’ils avaient voyagé ensemble, lui avaient fait sentir que son assistance pouvait lui être fort utile. Mais Wayland était sous le coup de la loi, et Tressilian le lui rappela en lui disant quelque chose des pinces de Pinniewinks et du mandat d’arrêt du juge Blindas. Wayland en rit de pitié.

« Voyez-vous, monsieur, dit-il, j’ai changé mon costume de maréchal contre celui de domestique ; mais ne l’eussé-je pas fait, regardez mes moustaches : elles pendent maintenant ; je les relèverai et les teindrai avec une composition à moi connue, et le diable lui-même aurait de la peine à me reconnaître. »

Il accompagna ses paroles du fait, et en moins d’une minute, en relevant ses moustaches et sa chevelure, il parut un tout autre homme. Cependant Tressilian hésitait encore à accepter ses services, et l’artiste n’en devenait que plus pressant.

« Je vous dois la vie et mes membres, dit-il, et je désire d’autant plus vous payer une partie de cette dette, que j’ai appris de Will Badger dans quelle dangereuse entreprise vous êtes engagé. Je ne prétends pas à la réputation de brave, et ne suis pas un de ces fiers-à-bras qui soutiennent les querelles de leur maître avec l’épée et le bouclier. Loin de là ; je suis un de ces hommes qui aiment mieux la fin d’un repas que le commencement d’une dispute. Mais je sais que je puis servir Votre Honneur, dans la position où vous vous trouvez, mieux qu’aucun de ces spadassins, et ma tête vaut cent de leurs bras. »

Tressilian hésitait encore. Il connaissait peu cet étrange personnage, et il ne savait pas jusqu’à quel point il pouvait lui accorder la confiance nécessaire pour en faire un serviteur utile dans la circonstance actuelle. Avant qu’il eût pris une détermination, le pas d’un cheval se fit entendre dans la cour, et M. Mumblazen et Will Badger entrèrent à la hâte dans la chambre de Tressilian, parlant tous les deux à la fois.

« Il vient d’arriver un domestique sur le plus joli cheval gris que j’aie vu de ma vie, » dit Will Badger qui parvint à se faire entendre le premier ; « il porte au bras, dit M. Mumblazen, une plaque d’argent sur laquelle est un dragon tenant un briqueton dans sa gueule, surmonté d’une couronne de comte, et il tenait à la main cette lettre scellée des mêmes armes. »

Tressilian prit la lettre qui portait pour adresse : À l’honorable M. Edmond Tressilian, notre cher parent ; et au bas : À cheval… à cheval… sur ta vie… sur ta vie… l’ouvrit, et il lut ce qui suit :

« Monsieur Tressilian, notre bon ami et cousin,

« Nous sommes en ce moment si mal portant, et d’ailleurs dans de si fâcheuses circonstances, que nous désirons réunir autour de nous tous ceux de nos amis sur l’affection desquels nous pouvons le plus particulièrement compter, et parmi lesquels nous mettons en première ligne M. Tressilian, tant pour son dévouement que pour son habileté. Nous vous prions donc de venir, le plus promptement qu’il vous sera possible, nous trouver à notre pauvre résidence de Say’s-Court, où nous parlerons plus longuement d’affaires que nous ne jugeons pas convenable de confier au papier. Sur ce, nous vous saluons cordialement, et sommes votre affectionné cousin, tout à vous.

« Ratcliffe, comte de Sussex. »


« Will Badger, dit Tressilian, envoie-moi le messager sur-le-champ ; » et comme cet homme entrait : « Ah ! ah ! Stevens, c’est vous ? Comment se porte milord ?

— Mal, monsieur Tressilian, et il n’en a que plus besoin d’avoir de bons amis autour de lui.

— Mais quelle est la maladie de milord ? » dit Tressilian avec anxiété ; « je n’avais pas ouï dire qu’il fût malade.

— Je ne saurais vous dire, monsieur ; seulement il est fort mal à son aise. Les médecins sont incertains, et quelques personnes soupçonnent qu’il y a de la trahison, de la sorcellerie, peut-être quelque chose de pire.

— Quels sont les symptômes ? » dit Wayland Smith en s’avançant précipitamment.

« Comment ? » dit le messager qui ne comprenait pas ce qu’il voulait dire.

« Qu’éprouve-t-il ? où est son mal ? »

Stevens regarda Tressilian comme pour demander s’il devait répondre à ces questions de la part d’un étranger ; et, d’après un signe affirmatif qu’il en reçut, il énuméra rapidement les symptômes : « Perte graduelle de forces, transpirations nocturnes, défaut d’appétit, faiblesse, etc,

— Et avec cela des déchirements d’estomac et une fièvre lente.

— C’est cela même, » dit le messager un peu surpris.

« Je sais comment lui est venue cette maladie ; j’en connais la cause, dit l’artiste. Votre maître a mangé de la manne de Saint-Nicolas ; j’en connais aussi le remède… Mon maître ne dira pas que j’aie étudié pour rien dans son laboratoire.

— Que voulez-vous dire ? » s’écria Tressilian en fronçant le sourcil ; « nous parlons d’un des premiers seigneurs d’Angleterre. Songez que ce n’est point une plaisanterie.

— À Dieu ne plaise ! dit Wayland Smith ; je dis que je connais cette maladie, et que je puis la guérir. Souvenez-vous de ce que j’ai fait pour sir Hugh Robsart.

— Partons donc à l’instant, dit Tressilian ; c’est Dieu qui nous appelle. »

En conséquence, après avoir mentionné en passant le nouveau motif qu’il avait de presser son départ, mais sans parler des soupçons de Stevens, ni des assurances de Wayland Smith, il prit congé de sir Hugh et des hôtes de Lidcote-Hall, qui l’accompagnèrent de leurs prières et de leurs bénédictions ; et, suivi de Wayland et du domestique du comte de Sussex, il se dirigea en toute hâte vers Londres.


  1. Richard-le-Bossu, c’est-à-dire Richard III, dont la difformité était passée pour proverbe. a. m.