Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 66-75).

IX

SUR LE FLEUVE GLACÉ

L’aube paraissait lorsque l’enfant, se pressant de plus près contre la chaude poitrine de sa mère, l’éveilla en demandant sa nourriture.

Jeanne ouvrit les yeux, écarta ses cheveux ébouriffés et le premier objet qu’elle aperçut fut, de l’autre côté de la tente, la forme ombreuse de Pierre Radisson, qui semblait reposer paisiblement.

Elle en fut tout heureuse, car elle savait combien la journée précédente avait été épuisante pour son père. Afin de ne point troubler son sommeil, elle demeura elle-même immobile dans son lit, une demi-heure encore, en roucoulant doucement à son bébé. Elle se décida enfin à se lever avec précaution, borda bébé Jeanne dans les couvertures et dans les fourrures, et, s’enveloppant dans une épaisse pelisse, alla vers la porte de la tente et sortit. Le jour s’était maintenant complètement fait et elle constata, avec satisfaction, que le vent avait cessé. Le temps était calme ; mais le froid, par contre, était terriblement piquant et la saisit au visage.

Dehors, le feu s’était éteint et Kazan était enroulé en boule près des cendrés froides, le museau enfoui sous son propre corps.

Il leva la tête vers Jeanne, tout grelottant, lorsqu’elle parut. De son pied, chaussé de lourds mocassins, la jeune femme éparpilla les cendres et les bûches noircies. Pas une étincelle n’y était plus enclose. Elle caressa de la main la tête hirsute de Kazan.

— Pauvre Loup ! dit-elle. J’aurais dû penser à te donner hier soir, pour te tenir chaud, une de nos peaux d’ours !

Et elle revint vers la tente.

Elle rejeta en arrière la porte de toile et le blême visage de son père lui apparut en pleine lumière, Kazan entendit soudain un cri sinistre et déchirant, qui jaillissait de ses lèvres. Nul doute, en effet, n’était permis en face de Pierre Radisson.

Jeanne s’était jetée sur la poitrine de son père, avec des sanglots étouffés, si faibles que l’ouïe fine de Kazan n’arrivait pas même à les percevoir. Elle demeura là abîmée dans sa douleur, jusqu’au moment où un cri plaintif de bébé Jeanne fit sursauter en elle son énergie vitale de femme et de mère. L’heure n’était pas aux larmes, mais à l’action.

Elle se remit brusquement sur ses jambes et courut dehors. Kazan, tirant sur sa chaîne, voulut s’élancer au-devant d’elle. Mais elle n’y prêta point attention.

La solitude, dont l’épouvante est pire que celle de la mort, était sur elle. En une seconde, elle en avait eu la conscience. Et cette peur n’était rien pour elle-même ; elle était toute pour l’enfant. Les gémissements de l’infortunée petite créature, qui de la tente venaient vers elle, lui entraient au cœur comme autant de lames de poignards.

Puis elle se souvint soudain de tout ce que Pierre Radisson lui avait dit au cours de la nuit précédente : le fleuve qu’il fallait atteindre à tout prix, les poches d’air à éviter sur la glace, la cabane à quinze milles… « Jeanne, tu ne peux pas te perdre », avait-il insisté. Il avait prévu sans nui doute ce qui arrivait. Elle commença par revenir vers l’emplacement du foyer éteint, qu’il importait avant tout de rallumer. Elle récolta dans la neige des écorces de bouleau desséchées, dont elle forma une petite pile, en les entremêlant aux bûchettes noires, non consumées. Puis elle rentra dans la tente pour y quérir des allumettes.

Pierre Radisson avait coutume d’en emporter sa provision dans une boîte imperméable, qu’il plaçait dans une poche intérieure de son vêtement de peau d’ours. Et Jeanne se reprit à sangloter, tandis qu’agenouillée devant son père, elle fouillait, à la recherche de cette boîte.

L’ayant trouvée, elle fit fuser bien haut la flamme bienfaisante et rechargea le feu avec une partie des grosses bûches dont Pierre avait fait provision. La chaleur la réconforta et lui rendit courage. Quinze milles… le fleuve qui conduisait à la cabane… Il lui fallait couvrir cette distance avec bébé et avec Loup.

Son attention se reporta vers le chien. Elle dégela, à la chaleur du foyer, un morceau de viande qu’elle donna ensuite à manger à Kazan, puis fit fondre, pour son propre usage, un peu de neige pour le thé. Elle n’avait pas faim et n’éprouvait nulle envie des aliments. Mais elle se rappela que son père la contraignait à manger, cinq ou six fois par jour, si peu que ce fût afin qu’elle ne perdît point ses forces. Elle s’astreignit donc à déjeuner d’un biscuit et d’une tartine de pain, qu’elle arrosa d’autant de thé brûlant qu’elle en put absorber.

Maintenant l’heure terrible était arrivée. Jeanne enveloppa dans des couvertures, étroitement serrées, le corps de Pierre Radisson, et les lia fortement avec une babiche.

Puis elle empila sur le traîneau, près du feu, les autres couvertures et les fourrures, y fit un lit moelleux pour bébé, quelle y déposa, et commença à démonter la tente. Ce n’était point pour une femme une tâche facile, car les cordes étaient raides et gelées. Lorsqu’elle eut terminé, une de ses mains saignait, Elle amarra la tente au traîneau.

Pierre Radisson gisait à découvert sur son lit de ramures. Il n’y avait plus au-dessus de lui d’autre toit que le ciel grisâtre et le dôme noir des sapins. Kazan raidit ses pattes et renifla l’air. Son échine se hérissa, lorsque la jeune femme s’en retourna lentement vers l’objet immobile qui était ficelé dans les couvertures. Elle fléchit le genou et pria.

Lorsqu’elle revint vers le traîneau, son visage était pâle et inondé de larmes. Elle jeta un long regard vers le Barren sinistre, qui s’étendait à perte de vue devant elle. Puis, se courbant vers le chien-loup, elle l’attela au harnais et, assujettissant elle-même autour de sa taille la courroie dont son père s’était servi, tous deux se mirent à tirer.

Ils cheminèrent ainsi, dans la direction indiquée par Pierre Radisson. La marche était pénible et lente sur la neige molle, tombée la veille, et que le blizzard avait amoncelée par places, en gros tas mous.

Il y eut un moment où le pied manqua à Jeanne, qui s’effondra sur une de ces masses neigeuses. Elle perdit, dans sa chute, son bonnet de fourrure, et ses cheveux se dénouèrent sur la neige. Aussitôt Kazan fut près d’elle et, du bout de son museau, il lui toucha le visage.

— Loup ! gémit-elle. Oh ! Loup !

Elle se remit debout, tant bien que mal, et la petite caravane recommença à avancer.

Le fleuve fut enfin atteint et le traîneau peina moins sur la glace, où la neige était moins épaisse. Mais un vent violent du nord-est ne tarda pas à souffler. Il soufflait de face et Jeanne courbait la tête, tout en tirant avec Kazan. Au bout d’un demi-mille, elle dut s’arrêter, la respiration coupée, et fut reprise d’un nouvel accès de désespoir.

Un sanglot remonta à ses lèvres. Quinze milles ! Elle crispa ses mains sur sa poitrine et, pliant le dos comme quelqu’un que l’on a battu, elle se tourna, pour reprendre un peu haleine, du côté opposé au vent. Elle vit, sur le traîneau, le bébé qui, sous des fourrures, reposait paisiblement. Ce spectacle fut pour elle un coup d’éperon farouche et elle affronta la lutte derechef.

Deux fois encore, elle s’affala sur les genoux, dans des tas de neige. Puis elle parvint à une surface lisse où la neige avait été entièrement balayée par le vent. Kazan suffit à tirer seul le traîneau. Jeanne marchait à côté du chien-loup. Il lui semblait qu’un millier d’aiguilles entraient leurs dards dans la peau de son visage et, en dépit de ses lourds vêtements, pénétraient jusqu’à sa poitrine. Elle eut l’idée de consulter le thermomètre et le tira des bagages. Quand elle l’eut exposé quelques minutes à l’air libre, elle regarda ce qu’il marquait. Trente degrés au-dessous de zéro.[1]

Quinze milles ! Et son père lui avait affirmé qu’elle pouvait couvrir sans encombre cette distance. Mais Pierre n’avait point prévu sans doute ce froid mordant et redoutable, ni ce vent coupant, qui eût terrifié les plus braves.

Le bois, maintenant, était loin derrière elle et avait disparu dans les demi-ténèbres d’une brume livide. Il n’y avait plus, partout, que le Barren impitoyable et nu, où serpentait le fleuve de glace. S’il y avait eu seulement quelques arbres, dans ce paysage désolé, il semblait à Jeanne que le cœur lui aurait moins failli.


Mais non, rien, Rien où reposer son regard parmi ce gris blafard, uniforme et spectral, où le ciel paraissait toucher la terre et bouchait la vue, à moins d’un mille.

Tout en avançant, la jeune femme interrogeait le sol à chaque pas, s’efforçant de découvrir ces poches d’air que lui avait signalées Pierre Radisson et où elle aurait pu soudain disparaître. Mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que tout devenait semblable, sur la neige et sur la glace, pour sa vue brouillée par le froid. Les yeux lui cuisaient, avec une douleur croissante.

Puis le fleuve s’épanouit en une sorte de lac, où la force du vent se fit à ce point terrible que Jeanne en trébuchait à toute minute et que quelques pouces de neige lui devenaient un obstacle insurmontable. Kazan continuait, sous les harnais, à tirer de toutes ses forces. À peine réussissait-elle à le suivre et à ne point perdre la piste. Ses jambes étaient lourdes comme du plomb et elle allait péniblement, en murmurant une prière pour son enfant.

Il lui parut soudain que le traîneau n’était plus devant elle qu’un imperceptible point noir. Un effroi la prit. Kazan et bébé Jeanne l’abandonnaient ! Et elle poussa un grand cri. Mais ce n’était là qu’une illusion d’optique pour ses yeux troubles. Le traîneau n’était pas distant d’une vingtaine de pas et un bref effort lui fut suffisant pour le rejoindre.

Elle s’y abattit avec un gémissement, jeta ses bras éperdument autour du cou de bébé Jeanne et enfouit sa tête dans les fourrures, en fermant les yeux. L’espace d’une seconde, elle eut l’impression du « home » heureux… Puis, aussi rapidement, la douce vision se fondit et elle revint au sens de la réalité.

Kazan s’était arrêté. Il s’assit sur son derrière en la regardant.


Elle demeurait immobile, étendue sur le traîneau, et il attendait qu’elle remuât et lui parlât. Comme elle ne bougeait toujours point, il vint sur elle et la flaira. Ce fut en vain.

Et voilà que tout à coup il leva la tête et renifla, face au vent. Le vent lui apportait quelque chose. Il recommença à pousser Jeanne, de son museau, comme pour l’avertir. Mais elle demeurait inerte. Il gémit, lamentablement et lança un long aboi, aigu et plaintif.

Cependant la chose inconnue qu’apportait le vent se faisait plus sensible et Kazan, tendant vigoureusement son harnais, se remit en marche, en traînant Jeanne à sa suite.

Le poids, ainsi alourdi, qu’il tirait, exigeait de ses muscles un effort considérable et le traîneau, dont grinçaient les patins, avançait péniblement. À tout moment, il lui fallait s’arrêter et souffler. Et, chaque fois, il humait l’air de ses narines frémissantes. Il revenait aussi vers Jeanne et gémissait près d’elle, pour l’éveiller.

Il tomba dans de la neige molle et ce ne fut que pouce par pouce qu’il réussit à en sortir le traîneau. Puis il retrouva la glace lisse et il tira avec d’autant plus d’entrain que la source de l’odeur mystérieuse apportée par le vent lui semblait plus proche.

Une brèche, dans une des rives, donnait issue à un affluent du fleuve, gelé comme lui en cette saison. Si Jeanne avait eu sa connaissance, c’est de ce côté qu’elle eût commandé au chien-loup de se diriger. Le flair de Kazan lui servit de guide.

Dix minutes après, il éclatait en un joyeux aboi, auquel répondirent ceux d’une demi-douzaine de chiens de traîneau. Une cabane de bûches était là, au bord de la rivière, dans une petite crique dominée par un bois de sapins, et de son toit une fumée montait. C’était cette fumée dont l’odeur était venue jusqu’à lui.

Le rivage s’élevait en pente rude et unie vers la cabane, Kazan rassembla toutes ses forces et hissa le traîneau, avec son fardeau, jusqu’à la porte. Après quoi, il s’assit à côté de Jeanne inanimée, leva le nez vers le ciel obscur, et hurla. Presque aussitôt, la porte s’ouvrit et un homme sortit de la cabane.

De ses yeux rougis par le froid et le vent, Kazan vit l’homme, poussant une exclamation de surprise, se pencher vers Jeanne, sur le traîneau. En même temps, on entendit sortir de la masse des fourrures la voix pleurnichante et à demi étouffée du bébé.

Kazan était exténué. Sa belle force s’en était allée. Ses pattes étaient écorchées et saignaient. Mais la voix de l’enfant l’emplit de joie et il se coucha tranquillement, dans son harnais, tandis que l’homme emportait mère et poupon dans la vivifiante chaleur de la cabane.

Puis l’homme reparut. Il n’était point vieux comme Pierre Radisson.

Il s’approcha de Kazan et, le regardant :

— Alors c’est toi, juste ciel ! qui, tout seul, me l’as ramenée… Mes compliments, camarade !

Il se pencha sur lui, sans crainte, et déliant les harnais, l’invita à entrer à son tour. Kazan parut hésiter. À ce moment précis, il lui avait semblé, dans la fureur du vent qui ne s’était pas apaisé, entendre la voix de Louve Grise. Il détourna la tête, puis se décida pourtant à entrer. La porte de la cabane se referma sur lui. Il alla se coucher dans un coin obscur, tandis que l’homme préparait pour Jeanne, sur le poêle, des aliments chauds.

La jeune femme, que l’homme avait étendue sur une couchette, ne revint pas immédiatement à elle.


Mais, de son coin, Kazan, qui somnolait, l’entendit soudain qui sanglotait et, ayant levé le nez, il la vit qui mangeait peu après, en compagnie de l’inconnu.

Kazan, en rampant, se glissa sous le lit. Ensuite, la nuit étant complètement venue, tout, dans la cabane, retomba dans le silence.

Le lendemain, au point du jour, dès que l’homme entr’ouvrit la porte, Kazan en profita pour se glisser dehors et filer rapidement dans la plaine. Il ne tarda pas à trouver la piste de Louve Grise et l’appela. Sa réponse lui parvint, du fleuve glacé, et il courut vers elle.

Un boqueteau de sapins leur servit d’abri et tous deux s’y dissimulèrent. Mais vainement Louve Grise tenta de persuader à Kazan de fuir avec lui, en de plus sûres retraites, loin de la cabane et de l’odeur de l’homme.

Un peu plus tard, Kazan, toujours aux aguets, aperçut l’homme de la cabane qui harnachait ses chiens et installait Jeanne sur le traîneau, l’emmitouflant de fourrures, elle et l’enfant, comme eût pu le faire le vieux Pierre. Puis, le traîneau s’étant mis en route, Kazan emboîta sa piste et, toute la journée le suivit, à quelque distance en arrière, suivi lui-même par Louve Grise, qui glissait sur ses pas, comme une ombre.

Le voyage se continua jusqu’à la nuit. Le vent était tombé. Sous les étoiles brillantes et sous la lune calme, l’homme pressait l’attelage. Ce ne fut qu’à une heure avancée que le traîneau atteignit une seconde cabane, à la porte de laquelle l’homme vint cogner. De l’ombre épaisse où il se tenait, Kazan vit une lumière apparaître et la porte s’ouvrir. Il entendit la voix joyeuse d’un autre homme, à laquelle répondit celle de Jeanne et de son compagnon. Alors, il s’en alla rejoindre Louve Grise.

Trois jours après, le mari de Jeanne s’en retourna chercher le cadavre gelé de Pierre Radisson. Kazan profita de son absence pour revenir à la cabane, vers la jeune femme et vers la caresse de sa main.

Durant les jours et les semaines qui suivirent, il partagea son temps entre cette cabane et Louve Grise. Il tolérait près de Jeanne la présence de l’homme plus jeune qui vivait avec elle et avec l’enfant, comme il avait toléré celle de Pierre Radisson. Il comprenait que c’était pour elle un être cher et que tous deux aimaient le bébé d’un égal amour.

À un demi-mille de distance, au faîte d’une énorme masse rocheuse que les Indiens appelaient le Sun Rock[2]lui et Louve Grise avaient, de leur côté, trouvé leur « home » dans une crevasse propice. Ils y avaient établi leur tanière, d’où ils descendaient chacun dans la plaine, pour y chasser. Souvent montait jusqu’à eux la voix de la jeune femme, qui appelait :

— Kazan ! Kazan ! Kazan !

Ainsi s’écoula le long hiver de la Terre du Nord, Kazan allant et venant du Sun Rock à la cabane, et le mari de Jeanne occupant son temps à aller poser, puis relever ses trappes, où il capturait les animaux à fourrure, petits et grands, hermines, martres, visons, renards de variétés diverses, qui étaient nombreux dans la région.

Puis revint le printemps et, avec lui, le Grand Changement.

  1. Il s’agit ici de degrés Fahrenheit.
  2. Le Hoc du Soleil.