Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 76-82).

X

LE GRAND CHANGEMENT

Partout la nature se réveillait dans le Wilderness. Le soleil, plus haut au ciel, éclairait d’un éclat merveilleux les rochers et les sites des montagnes. Bans les vallées, les bourgeons des peupliers étaient prêts à éclater. Le parfum des baudriers et des sapins se faisait chaque jour plus pénétrant. Dans les plaines comme dans les forêts, on entendait sans trêve le clapotant murmure des eaux, provenant de la fonte des neiges, qui inondaient le sol et se frayaient un chemin jusque vers la Baie d’Hudson.[1]

Dans l’immense baie, les champs de glace craquaient et s’écroulaient sans trêve, avec un bruit pareil aux roulements du tonnerre, et les vagues clapoteuses se précipitaient vers l’Océan Arctique, au Roes Welcome.[2]Le violent courant d’air qui en résultait faisait encore, par moments, passer dans le vent d’avril la froide piqûre de l’hiver.

Le Sun Rock s’élevait d’un seul jet, dominant le faîte des sapins qui l’entouraient. Sa tête chauve recevait les premiers rayons du soleil levant et les dernières lueurs du couchant s’y accrochaient encore. Sur ce sommet ensoleillé, la tanière de Kazan était bien abritée contre les mauvais vents, à l’opposé desquels elle s’ouvrait, et il s’y reposait délicieusement des six terribles mois d’hiver écoulés.

Presque tout le jour il dormait, avec Louve Grise couchée près de lui, à plat ventre, les pattes étendues, les narines sans cesse alertées de l’odeur de l’homme, qui était proche.

Elle ne cessait de fixer Kazan avec anxiété, tandis qu’il dormait et rêvait. Elle grognait, en découvrant ses crocs, et ses propres poils se hérissaient, lorsqu’elle voyait ceux de son compagnon se dresser sur son échine. Parfois aussi, une simple contraction des muscles des pattes et un plissement du museau indiquaient seuls qu’il était sous l’effet du rêve.

Alors il arrivait souvent que, répondant à la pensée du chien-loup, une voix s’élevait et venait jusqu’au Sun Rock, tandis que sur le seuil de sa cabane une jeune femme aux yeux bleus apparaissait.

— Kazan ! Kazan ! Kazan ! disait la voix.

Louve Grise dressait ses oreilles, tandis que Kazan s’éveillait et, l’instant d’après, se mettait sur ses pattes. Il bondissait vers la pointe la plus haute du rocher et se prenait à gémir, tandis que la voix renouvelait son appel. Louve Grise, qui l’avait doucement suivi, posait son museau sur son épaule. Elle savait ce que signifiait cet appel et, plus encore que le bruit et l’odeur de l’homme, elle le redoutait. Depuis qu’elle avait abandonné la horde de ses frères et vivait avec Kazan, la Voix était devenue la pire ennemie de Louve Grise et elle la haïssait. Car elle lui prenait Kazan et, partout où la Voix était, il allait aussi. Chaque fois qu’il lui plaisait, elle lui volait son compagnon, qui la laissait seule rôder, toute la nuit, sous la lune et sous les étoiles. Quand ainsi la Voix la faisait veuve, elle restait fidèle cependant et, sans répondre aux cris d’appel de ses frères sauvages, attendait le retour de Kazan. Parfois, lorsque Kazan prêtait l’oreille à la Voix, elle le mordillait légèrement, pour lui témoigner son déplaisir, et grognait vers la Voix.

Or, ce jour-là, comme la Voix retentissait pour la troisième fois, Louve Grise, au lieu de s’attacher à Kazan et de tenter de le retenir, lui tourna soudain le dos et se tapit au fond de sa tanière.

Elle s’y coucha, et Kazan ne vit plus, dans l’obscurité, que ses deux yeux qui flamboyaient, farouches.

Il grimpa vers la pointe extrême du Sun Rock, par la piste étroite, usée sous ses griffes, et demeura indécis. Depuis la veille, un certain trouble, qu’il ne pouvait s’expliquer, était en lui. Il y avait du nouveau qui rôdait sur le Sun Rock. Il ne le voyait point, mais le sentait.

Il redescendit vers Louve Grise et passa sa tête à l’entrée de la tanière. Il fut accueilli, non par la plainte caressante coutumière, mais par un grondement menaçant, qui fit retrousser sur ses crocs les lèvres de la louve.

Pour la quatrième fois, la Voix se fit entendre et Louve Grise claqua farouchement des mâchoires. Kazan, après avoir encore hésité, se décida à descendre du Sun Rock et fila dans la direction de la cabane.

Par l’instinct de défiance du Wild, qui était en lui, il ne prévenait jamais de son arrivée, par aucun aboi. Il apparut si soudainement, et sans crier gare, que Jeanne, qui tenait son bébé dans ses bras, sursauta, en apercevant dans la porte la tête broussailleuse et les larges épaules de Kazan. Mais, nullement effrayé, l’enfant s’agita et se contorsionna de plaisir, et tendit vers le chien-loup ses deux menottes, en émettant à son adresse un gentil baragouin.

— Kazan ! s’écria Jeanne doucement, avec un geste de bienvenue. Viens ici, Kazan !

La lueur sauvage, ardente comme du feu, qui luisait dans les prunelles de Kazan, tomba. Il s’était arrêté, une patte sur le seuil de la cabane, et semblait répugner à avancer. Puis, tout à coup, abaissant le panache de sa queue, il s’écrasa sur le sol et entra, en rampant sur son ventre, comme un chien pris en faute.

Il affectionnait les créatures qui vivaient dans la cabane. Mais la cabane elle-même, il la haïssait. Car toute cabane sentait le gourdin, le fouet et la servitude. Pour lui-même, et comme tous les chiens de traîneau, il préférait, pour dormir, aux parois d’une niche bien close, le sol couvert de neige et le toit du ciel ou des sapins.

Sous la caresse de la main de Jeanne, Kazan éprouva ce délicieux petit frisson coutumier, qui était sa récompense, lorsqu’il quittait pour la cabane Louve Grise et le Wild. Lentement il leva la tête, jusqu’à ce que son museau noir vînt se poser sur les genoux de la jeune femme. Puis il ferma béatement les yeux, tandis que la mystérieuse petite créature qu’était bébé Jeanne l’asticotait, à coups de pieds mignons, et, de ses mains menues, lui tirait ses poils rudes. Plus encore que la caresse de la jeune femme, ces jeux enfantins dont il était l’objet faisaient son bonheur.

Immobile et concentré sur lui-même, comme un sphinx, et comme pétrifié, Kazan demeurait là sans bouger, respirant à peine. Le mari de Jeanne n’aimait point à le voir ainsi et s’inquiétait toujours, en ce cas, de ce que pouvait ruminer le cerveau mystérieux du chien-loup. Mais la jeune femme était plus confiante en Kazan et le savait incapable d’une trahison.

— Bon vieux Kazan, disait-elle, je te remercie d’être venu à mon appel. Bébé et moi nous serons seuls cette nuit. Le papa du petit est parti au Poste le plus proche et nous comptons sur toi pour nous garder.

Elle lui chatouillait le museau, du bout de la longue tresse soyeuse de ses cheveux. Ce qui, quel que fût son désir de n’en point broncher, faisait souffler et éternuer Kazan, à la grande joie du marmot.

Puis Jeanne, s’étant levée, s’occupa, durant le reste de la journée, à empaqueter toutes sortes d’objets qui se trouvaient dans la cabane, Kazan, qui l’observait, fut fort étonné de ce manège énigmatique. Quelque chose qu’il pressentait, mais ne pouvait comprendre, se préparait sans nul doute.

Le soir venu, après l’avoir beaucoup caressé, Jeanne lui dit :

— N’est-ce pas, Kazan, que tu nous défendrais cette nuit, si un danger nous menaçait ? Maintenant je vais verrouiller la porte, car tu dois demeurer avec nous jusqu’à demain matin. Elle se remit à caresser le chien-loup, avec émotion. Sa main tremblait nerveusement.

— Bientôt, sais-tu, reprit-elle, nous allons partir, nous en retourner chez nous. Notre récolte de fourrures est terminée. Oui, nous repartons tout là-bas, là où vivent les parents de mon mari, là où il y a des villes, avec de grandes églises, des théâtres et des concerts de musique, et un tas d’autres des plus belles choses qui sont en ce monde. Et nous t’emmènerons avec nous, Kazan !

Kazan ne comprenait pas ce que lui disait Jeanne, mais il agitait sa queue, tout heureux de voir que la jeune femme lui parlait. Il en oubliait Louve Grise et sa rancune contre la cabane, et il alla se coucher tranquillement dans un coin.

Mais, lorsque Jeanne et l’enfant se furent endormis, quand le silence fut retombé dans la nuit, son malaise le reprit. Il se mit sur ses pattes et tourna furtivement tout autour de la chambre, reniflant les murs, la porte, et tous les objets empaquetés par Jeanne.

Il gémit. La jeune femme, à demi réveillée, l’entendit et murmura :

— Tiens-toi tranquille, Kazan ! Va dormir… Va dormir…

Alors il ne bougea plus et demeura immobile au milieu de la chambre, inquiet et écoutant. Et, à travers les murs de bûches de la cabane, il entendit une plainte lointaine qui venait faiblement jusqu’à lui. C’était le cri de Louve Grise. Ce cri différait toutefois de celui qu’il avait coutume d’ouïr. Ce n’était pas un appel de solitude. C’était tout autre chose.

Il courut vivement vers la porte close et se reprit à gémir. Mais Jeanne et l’enfant dormaient profondément et ne l’entendirent point.

Une fois encore le cri retentit et tout se tut à nouveau. Kazan s’étala devant la porte et y passa le reste de la nuit.

C’est là que Jeanne le trouva, tout alerté, lorsque le lendemain matin, de bonne heure, elle s’éveilla. Elle entr’ouvrit la porte et, en une seconde, il fut dehors. À toute volée, il s’élança vers le Sun Rock, dont le soleil levant teintait le faîte d’une lueur d’or.

Il y grimpa rapidement, par la piste étroite et raboteuse, et ne trouva point que Louve Grise fût venue au-devant de lui. Il atteignit la tanière et huma l’air, le dos hérissé et les pattes raides. Quelque chose de nouveau flottait dans l’air et ce quelque chose était de la vie. Il se glissa dans la fente pratiquée entre deux rochers et, avançant la tête, se trouva nez à nez avec Louve Grise, qui n’était pas seule.

Louve Grise poussa un gémissement plaintif. Les poils s’aplatirent sur le dos de Kazan et il répondit par un grognement attendri. Puis lentement il recula et, dans la lumière de l’aurore, il se coucha devant l’entrée de la tanière, faisant à la louve, de son corps, comme un bouclier. Louve Grise était mère.

  1. La Baie d’Hudson est une vaste mer intérieure, qui s’enfonce profondément dans le territoire canadien et ne mesure pas moins de mille kilomètres du nord au sud. Elle communique avec l’Atlantique par le Détroit d’Hudson et, à son extrémité septentrionale, avec la Mer de Baffin et l’Océan Arctique par le Canal de Fox, qui se trouve sous le Cercle Arctique.
  2. 2. La « Bienvenue des Chevreuils », porte d’entrée du Canal de Fox.