Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 16-25).

III

LE DUEL

Ayant ainsi parlé, Mac Cready s’assit en silence auprès du feu et demeura là, durant un assez long temps. Son regard ne quittait point Kazan. Puis, quand il fut bien certain que Thorpe et sa femme s’étaient définitivement clos dans leur tente, pour y passer la nuit, il gagna la sienne à son tour, et y entra.

Il prit une bouteille de whisky et en but, une demi-heure durant, des gorgées successives. Après quoi, sans lâcher la bouteille, il sortit dehors à nouveau et s’assit sur le rebord du traîneau, tout près de la chaîne à laquelle était attaché Kazan.

L’effet du whisky commençait à se manifester, et ses yeux s’allumaient de façon anormale.

— Je t’y ai pris ! répéta-t-il. Mais qui peut avoir changé ton ancien nom ? Où as-tu pêché ce nouveau maître ? Autant d’énigmes pour moi. Ho, ho ! Dommage que tu ne puisses pas parler…

Thorpe et sa jeune femme n’étaient point encore endormis, car Mac Cready entendit la voix de l’un, à laquelle répondit un éclat de rire d’Isabelle.

Mac Cready tressauta violemment. Sa figure s’empourpra et il se mit debout sur ses pieds. Il rangea sa bouteille dans la poche de sa veste et, contournant le feu, il s’en fut, à pas de velours, vers l’ombre d’un arbre qui avoisinait la tente de Thorpe. Dissimulé là, longuement il tendit l’oreille, immobile comme une statue.

À minuit seulement, il regagna sa propre tente, hagard et la figure bouleversée. Les femmes blanches sont rares sur la Terre du Nord et un irréfragable désir, proche de la folie, montait, grandissant et terrible, en cette âme impure.

À la tiédeur du feu, les yeux de Kazan se fermaient lentement. Il somnolait, agité, et mille rêves dansaient dans son cerveau. Il lui semblait parfois qu’il combattait, en faisant claquer ses mâchoires. D’autres fois, il tirait, au bout de sa chaîne, un traîneau que montaient, ou Mac Cready, ou sa jeune maîtresse. Ou bien encore, celle-ci chantait, devant lui et devant son maître, avec la merveilleuse douceur de sa voix. Et, tout en dormant, le corps de Kazan tremblait et se contractait de frissons. Puis le tableau changeait une fois de plus, Kazan se revoyait à courir en tête d’un splendide attelage de six chiens, appartenant à la Police Royale, et que conduisait son maître de jadis, un homme jeune et beau, qui l’appelait : « Pedro ! Pedro ! ». Sur le même traîneau était un autre homme, dont les mains étaient bizarrement attachées par des anneaux de fer. Peu après, le traîneau avait fait halte et l’ancien maître s’était assis près d’un feu, devant lequel lui-même était couché. Alors, l’homme de tout à l’heure, dont les mains étaient maintenant dégagées, s’avançait, muni d’un énorme gourdin. Par derrière, il l’abattait soudain sur la tête du maître, qui tombait en poussant un grand cri.

À cet instant, Kazan se réveilla en sursaut. Il bondit sur ses pattes, l’échine hérissée et un rauque grondement dans sa gorge. Le foyer était mort et les deux tentes étaient enveloppées d’obscures ténèbres. L’aube ne paraissait pas encore.

À travers ces ténèbres, Kazan aperçut Mac Cready qui, déjà levé, était retourné aux écoutes près de la seconde tente. Kazan savait que Mac Cready et l’homme aux anneaux de fer ne faisaient qu’un, et il n’avait pas oublié non plus les coups de fouet et de gourdin qu’il en avait longtemps reçus, après le meurtre de l’ancien maître.

Entendant la menace du chien-loup, le guide était vivement revenu vers le feu qu’il raviva, tout en sifflant en remuant les bûches à demi consumées. Lorsque la flamme eut commencé à jaillir, il poussa un cri d’appel strident, qui éveilla Thorpe et Isabelle.

Thorpe, quelques instants après, parut sur le seuil de sa tente, suivi de la jeune femme. Celle-ci vint s’asseoir sur le traîneau, à côté de Kazan, Ses cheveux dénoués flottaient autour de sa tête et retombaient sur son dos en vagues fauves.

Tandis qu’elle flattait l’animal, Mac Cready feignit de venir fouiller parmi les paquets du traîneau et, durant un instant, ses mains s’égarèrent, comme par hasard, dans la blonde chevelure.

Isabelle parut ne pas sentir le contact. Mais Kazan vit les doigts fugitifs qui palpaient les cheveux de sa jeune maîtresse, tandis que la même flamme libidineuse et démente reparaissait dans les yeux de Mac Cready. Plus rapide qu’un lynx, il bondit par-dessus le traîneau, de toute la longueur de sa chaîne. Le guide n’eut que le temps de faire un saut en arrière, tandis que Kazan, retenu brusquement par la chaîne, était rejeté de côté, contre Isabelle, qu’il vint heurter de tout le poids de son corps.

Thorpe qui regardait ailleurs, se retourna seulement pour voir la fin de la scène et Isabelle renversée du choc sur le traîneau. Il ne douta point, et le guide se garda d’y contredire, que la bête ne se fût précipitée volontairement sur la jeune femme. Après s’être assuré tout d’abord que celle-ci n’était point blessée, il chercha de la main son revolver. L’arme était restée à l’intérieur de la tente. Mais, à ses pieds, le fouet de Mac Cready était posé sur la neige. Thorpe s’en saisit et, dans sa colère, se précipita vers Kazan.

Le chien, aplati sur le sol, ne fit pas un mouvement pour fuir ni se défendre. Le châtiment qu’il reçut fut terrible. Mais il le souffrit sans une plainte, sans un grognement.

Alors Kazan vit la jeune femme, qui avait repris ses esprits, s’élancer vers le fouet dont la lanière se balançait encore sur la tête de Thorpe et, le saisissant, l’arrêter.

— Pas un autre coup ! cria-t-elle, d’une voix impérative et suppliante à la fois.

Elle tira son mari à l’écart.

— Kazan, murmura-t-elle toute blême et tremblante encore d’émotion, ne s’est pas jeté sur moi. Mais, comme le guide s’inclinait vers le contenu du traîneau, continua-t-elle en serrant plus fort le bras de Thorpe, j’ai senti sa main frôler mon dos et mes cheveux. C’est alors seulement que Kazan a bondi. Lui, ne voulait pas mordre. C’était l’homme ! Quelque chose se passe, que je ne comprends pas. J’ai peur.

— Voyons, répondit Thorpe, calme-toi un peu, chère amie. Mac Cready ne t’a-t-il pas dit qu’il connaissait ce chien ? Il peut, en effet, l’avoir possédé avant nous et l’avoir injustement maltraité, si bien que Kazan ne l’a point oublié et lui en garde une tenace rancune. Je tâcherai, à l’occasion, d’éclaircir ce point. En attendant, promets-moi, je te le demande à nouveau, d’être circonspecte et de te tenir éloignée de l’animal.

Isabelle promit. Mais, en voyant se dresser vers elle la belle tête de Kazan, dont un des yeux était demeuré fermé sous la morsure du fouet, et dont la gueule dégouttait de sang, elle ne put retenir un mouvement d’émoi, qu’elle réprima. Elle n’alla point vers lui. À demi aveuglé, l’animal savait cependant que c’était, elle qui avait arrêté son châtiment. Et, tout en la regardant et en pleurnichant, il remuait dans la neige sa queue touffue.

L’aube commençait à se lever et, le guide ayant attelé les chiens au traîneau, on se mit en route. La journée fut longue et rude. Kazan, attelé en tête, ouvrait la piste, un œil toujours clos, qui lui brûlait, et le corps meurtri sous les coups du fouet de caribou.

Mais ce n’était pas tant la douleur physique qui lui faisait baisser tristement la tête et abattait l’entrain qui lui était coutumier, quand il courait en avant de ses compagnons. C’était son esprit surtout qui souffrait. Pour la première fois de sa vie, il se sentait sans courage et brisé. Mac Cready, jadis, l’avait battu. Dans sa main ou dans celle de Thorpe, alternativement, le fouet menaçant claquait aujourd’hui au-dessus de ses oreilles, et leurs voix implacables lui ordonnaient de marcher, tout clopinant qu’il fût.

Ce qui l’abattait et blessait, c’était de voir, à chaque halte où l’on se reposait, sa maîtresse bien-aimée qui se tenait à l’écart de lui et de sa chaîne. Il en fut de même lorsque, le soir, on dressa le campement. Elle s’assit hors de sa portée, et sans lui parler. Elle le regardait avec des yeux durs qui le bouleversaient et il se demandait si elle n’allait pas le battre, elle aussi. Il se tapit dans la neige, le dos tourné au feu joyeux, là où l’ombre était la plus noire. Cela signifiait que son pauvre cœur de chien était tout à la douleur. Et personne, sauf elle ne le devina. La jeune femme ne l’appela point, ni n’alla vers lui. Mais elle ne cessait de l’observer et d’observer Mac Cready, qu’épiait pareillement Kazan.

Lorsque le dîner fut terminé, les deux tentes furent dressées et, comme la veille, Thorpe et Isabelle s’enfermèrent dans la leur. Mae Cready demeura dehors.

La neige commençait à tomber. Assis près du feu, Mac Cready, que Kazan n’arrêtait point de surveiller avec une curiosité sans cesse alertée, avait sorti sa bouteille de whisky et y buvait fréquemment. Les flammes faisaient rougeoyer sa face, où luisaient ses dents blanches. À plusieurs reprises, il se leva et alla copier son oreille contre la tente où reposaient Thorpe et la jeune femme. Tout y était silencieux et il percevait seulement les ronflements de Thorpe. Le guide leva sa figure vers le ciel. La neige tombait si épaisse que ses yeux s’emplirent aussitôt des blancs flocons. Il les essuya et s’en alla examiner la piste tracée, quelques heures auparavant, par la petite caravane. Elle était déjà presque entièrement recouverte. Une heure encore, et rien ne pourrait plus dire à personne que quelqu’un était passé là. Le feu même, si on le laissait mourir, serait recouvert avant le matin.

Mac Cready, sans rentrer dans sa tente, but encore plusieurs coups. Des mots inarticulés, des mots joyeux, jaillissaient de ses lèvres. Son cœur battait le tambour dans sa poitrine. Mais plus encore battit celui de Kazan, lorsqu’il vit le guide s’emparer d’un gros gourdin, qu’il appuya debout contre un arbre. Le guide prit ensuite, sur le traîneau, une des lanternes et l’alluma. Puis, la tenant à la main, il alla vers la tente de Thorpe.

— Ho ! Thorpe… Thorpe ! appela-t-il à voix basse. Mais Thorpe continuait à ronfler. Mac Cready écarta légèrement la porte de la tente et appela un peu plus fort :

— Thorpe !

Pas de réponse encore. Rien ne bougea. Alors le guide, passant sa main sous la toile, dénoua les cordons qui attachaient intérieurement la porte et la souleva complètement. Dirigeant le rayon de son falot vers le couple endormi, il éclaira la chevelure dorée d’Isabelle, qui avait blotti sa tête contre l’épaule de son mari. Un rictus à la bouche, ses yeux brûlants comme des charbons ardents, il regardait fixement.

Thorpe, sur ces entrefaites, se réveilla. Mac Cready laissa retomber vivement la porte, et l’agita du dehors, en signe d’appel.

— Ho, Thorpe… Thorpe ! appelait-il à nouveau. Cette fois, Thorpe répondit :

— Hallo ! Mac Cready… Est-ce toi ? Il répliqua, toujours à mi-voix :

— Oui. Pouvez-vous venir une minute ? Il se passe dans le bois quelque chose d’anormal. Inutile de réveiller votre femme… Il se recula et attendit. Thorpe apparut, Mac Cready désigna du doigt la ligne sombre des sapins.

— Je jurerais, dit-il, que quelqu’un, là-dedans, rôde autour de nous. Tout à l’heure, en allant chercher des branches pour notre feu, j’ai aperçu une silhouette d’homme. Une pareille nuit est propice aux voleurs de chiens. Vous, prenez la lanterne… Si je ne suis pas timbré, nous trouverons, j’en suis certain, des pas dans la neige.

Il donna la lanterne à Thorpe et prit le gros gourdin. Un grondement, qu’il refoula, monta dans la gorge de Kazan. Il eût voulu lancer un avertissement à son maître et bondir vers lui, au bout de sa chaîne. Mais il songea que, s’il agissait ainsi, il serait battu. Il se tut et regarda les deux hommes disparaître de compagnie. Puis il attendit et écouta.

Bientôt des pas firent craquer la neige. Mac Cready revenait seul, Kazan n’en fut point étonné, car il savait ce que, la nuit, dans cette main, le gourdin voulait dire.

La face du guide avait pris maintenant un aspect effrayant. Ce n’était plus un homme, mais une bête féroce. Il avait perdu son bonnet de fourrure et était tête nue sous la neige. Il émettait, par saccades, un rire ignoble, qu’il refrénait aussitôt. Kazan se tapit plus profondément dans l’ombre et voici ce qu’il vit. Mac Cready, qui tenait d’une main le gourdin, de l’autre la lanterne, se dirigeait vers la tente du maître. Là, abandonnant son gourdin, il souleva la porte. Après avoir jeté un regard à l’intérieur et constaté que la jeune femme dormait toujours, il entra, souple et silencieux comme un chat. La porte retomba sur lui.

Une fois dans la place, le guide suspendit la lanterne à un clou du pieu central, qui supportait la tente. Isabelle continuait à reposer paisiblement et Mac Cready la fixa, fixa…

Dehors, dans la nuit épaisse, Kazan essayait de sonder la signification des choses insolites qui se succédaient. Son maître, tout d’abord, avait disparu. Puis, qu’est-ce que le guide pouvait aller faire dans cette tente, où tout ce qu’elle contenait appartenait au maître ? Par un étroit écartement de la toile, il apercevait l’ombre énorme de Mac Cready. À tout hasard, le chien-loup s’était mis sur ses pattes, à l’arrêt, le dos tendu et hérissé. Soudain, un grand cri retentit. Dans la terreur farouche de ce cri, il avait aussitôt reconnu sa voix, à elle, et il bondit vers la tente. La chaîne l’arrêta et le collier auquel elle était attachée étouffa le hurlement de sa gorge. Il savait maintenant, à l’ébranlement de la tente et aux heurts que recevait la toile, que sa maîtresse était aux prises avec l’homme et qu’ils luttaient tous deux. Les cris se succédaient. Elle appelait Thorpe et criait aussi :

— Kazan ! Kazan !

Il bondit à nouveau et fut rejeté sur le dos. Une deuxième fois, une troisième, il renouvela ses efforts. Le collier de babiche lui coupait le cou et entrait dans sa chair comme un couteau. Force lui fut de s’arrêter, pour reprendre haleine.

À l’intérieur de la tente, la lutte continuait, terrible. De temps à autre, par la petite fente de la toile, Kazan apercevait deux ombres qui tantôt luttaient debout, et tantôt se roulaient et se tordaient sur le sol. En un dernier et plus violent effort, l’animal s’élança de tout son poids, avec un hurlement féroce. Il y eut autour de son cou un imperceptible craquement. C’était le collier qui cédait.

Le temps d’un éclair, Kazan était dans la tente, à la gorge de Mac Gready. La première étreinte de sa puissante mâchoire était la mort. Il y eut un râle étouffé, suivi d’un atroce sanglot, et Mac Gready s’effondra sur ses genoux, puis sur son dos. Et plus profondément encore, ivre du sang chaud qui lui coulait de la bouche, Kazan enfonça ses crocs dans la gorge de son ennemi.

Il entendit sa maîtresse qui l’appelait. Tirant sur son cou touffu, elle s’efforçait de lui faire lâcher prise. Il fut long à obéir, puis se décida à écarter ses mâchoires. Alors Isabelle se pencha vers l’homme, le regarda, puis se couvrit la face avec ses mains. Elle se recula ensuite jusqu’à son lit et s’y affala sur les couvertures. Elle aussi ne bougeait plus. Inquiet, Kazan alla vers elle. Il flaira son visage et ses mains, qui étaient froids, et y promena tendrement son museau. Elle ne remuait toujours pas. Ses yeux étaient clos.

Sans perdre de vue le cadavre de Mac Gready et prêt à réitérer, si c’était nécessaire, Kazan s’assit tout contre le lit. Pourquoi, se demandait-il, la jeune femme était-elle immobile ainsi ? Elle s’agita enfin ses yeux s’ouvrirent et sa main le toucha. Dehors, des pas firent craquer la neige. Le chien-loup courut vers la porte de la tente. À la lueur du feu, il vit Thorpe qui s’avançait dans la nuit, à pas lents, appuyé sur un béton, titubant de faiblesse et le visage rouge de sang.

À l’aspect du bâton, Kazan eut un frémissement d’effroi. Qu’allait dire le maître, en s’apercevant qu’il avait fait du mal à Mac Cready ? Sans doute il serait battu à nouveau, et terriblement.

Rapidement, il s’esquiva dans l’ombre et gagna les sapins. Là, il se retourna et une sourde plainte, de douleur et d’amour, monta et mourut dans sa gorge. Depuis ce qu’il avait fait, toujours, désormais, il serait battu, battu sans trêve. Et, pour le punir, même elle le battrait. S’il demeurait ici plus longtemps, ils courraient après lui et, après l’avoir rattrapé, le battraient.

Loin du feu, le chien-loup détourna la tête vers les profondeurs de la forêt. Il n’y avait, dans ces ténèbres, ni gourdin, ni bâton, ni cuisantes lanières. Jamais on ne l’y retrouverait.

Il parut hésiter, un instant encore. Puis, muettement, comme eût fait une de ces créatures sauvages vers lesquelles il s’en retournait, il s’enfonça dans le noir.