Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 142-147).

XVII

POUR L’AMOUR DE LA LOUVE

Assis sur leur derrière, Kazan et Louve Grise attendirent. Cinq minutes s’écoulèrent, puis dix, puis quinze. Louve Grise commençait à s’inquiéter. Aucun cri n’avait répondu à son appel. Elle jeta à nouveau son hurlement sonore et, tandis que Kazan frissonnait à son côté, elle interrogea le silence. Pourquoi la horde ne lui avait-elle point donné la lointaine réplique coutumière ?

Mais, presque en même temps, ses narines se dilatèrent. Ceux qu’elle appelait étaient là. Kazan vit une forme qui se dessinait dans un rayon de lune, à l’extrémité de la clairière. Puis une seconde suivit, puis une autre encore, jusqu’à ce qu’il y en eût cinq, qui s’avançaient la tête baissée, en flairant la piste rouge.

Elles s’arrêtèrent à une soixantaine de yards et demeurèrent immobiles. Alors, chose étrange, Kazan vit Louve Grise qui reculait. Il la vit rabattre ses oreilles et découvrir ses crocs, et entendit rouler dans sa gorge un grondement hostile.

Pourquoi cela ? Pourquoi se mettait-elle ainsi sur la défensive, maintenant qu’elle était en présence de ses frères de race, qu’elle-même avait appelés à la curée ?

Sans se soucier de ses avertissements, il s’avança, à pas légers, la tête haute, l’échine hérissée, vers les nouveaux arrivants. Son flair, au contraire de celui de Louve Grise, lui enseignait pour eux la sympathie.

Il s’arrêta à une vingtaine de pas du petit groupe, qui s’était accroupi dans la neige.

Le panache de sa queue commença à s’agiter, tandis qu’une des bêtes s’était levée d’un bond et s’approchait de lui. Les autres firent de même et, l’instant d’après, Kazan était au milieu du groupe. On se flairait et se reflairait mutuellement, avec tous les signes évidents de la satisfaction. Les nouveaux venus n’étaient pas des loups. C’étaient des chiens.

En quelque cabane isolée de la solitude glacée, leur maître était mort. Alors ils étaient partis dans le Wild.

Ils portaient encore les marques des harnais de traîneaux auxquels ils avaient été attachés. Autour de leurs cous étaient des colliers en peau d’élan. Sur leurs flancs pelés, les poils étaient ras et usés, et l’un d’eux traînait encore après lui un trait de trois pieds de long. À demi claqués de faim, ils étaient maigres sinistrement. Leurs yeux luisaient, rougeâtres, dans leurs orbites creuses.

Aimablement, Kazan trotta devant eux et les amena devant le corps du vieil élan. Puis il alla rejoindre Louve Grise et, tout fier et satisfait, s’assit près d’elle, en écoutant la mastication des mâchoires des pauvres bougres qui festoyaient. Et, comme Louve Grise semblait toujours inquiète, il lui donna, de la langue, une rapide caresse, afin de l’assurer que tout allait bien.

Leur repas terminé, les chiens s’en vinrent vers Kazan et vers Louve Grise, afin de nouer plus ample connaissance. La louve aveugle parut surtout les intéresser, et ils la reniflèrent sur toutes ses faces. Cette familiarité déplut à Kazan, qui commença à surveiller de près ces effrontés.

Un des chiens était surtout formidable. C’était celui qui traînait après lui le trait brisé. Il approcha son nez de celui de Louve Grise et l’en toucha, Kazan jeta, en signe d’avertissement, un cri strident. Le chien recula et, tous deux, par-dessus la tête de la louve aveugle, se montrèrent les crocs. C’était le Défi du Mâle.

Le gros husky était le chef de la bande. Nul autre chien n’avait jamais osé lui résister. Il s’attendait à ce que Kazan, comme les autres, tremblât devant lui et se sauvât, la queue basse.

Il parut étonné de voir qu’il n’en était rien. Kazan, au contraire, était prêt à bondir par-dessus la louve et à engager immédiatement le combat. Le gros husky s’éloigna, grognant et grondant, et déchargea sa colère sur un de ses camarades, qu’il mordit férocement an flânc.

Louve Grise, sans qu’elle en fît rien voir, avait bien compris ce qui se passait. Elle se serra tout contre Kazan, le caressa et tenta de lui persuader qu’ils devaient tous deux s’éloigner. Elle savait, en effet, que pour être différé, le combat n’en était pas moins fatal et elle tremblait pour son compagnon.

La réponse de Kazan fut un roulement de tonnerre qui gronda dans sa gorge. Il lécha les yeux aveugles de Louve Grise et se coucha près d’elle, face à face avec les chiens étrangers.

La lune baissait au ciel et elle finit par disparaître à l’ouest, derrière le faîte des sapins. Puis ce fut au tour des étoiles de pâlir et de s’évanouir peu à peu, pour faire place à l’aube grise et froide du Northland.

Dans cette aube, Kazan vit le gros husky se lever du trou qu’il s’était creusé dans la neige et se diriger vers ce qui restait du corps du vieil élan.

Il fut aussitôt sur ses pattes et s’avança, lui aussi, vers le corps déchiqueté, la tête basse, l’échine hérissée.

Le gros husky fit mine de s’éloigner de quelques pas et de céder la place à Kazan. Celui-ci s’attaqua à la chair gelée. Il n’avait pas faim. Mais il prétendait montrer ainsi son droit à cette chair, son droit qui primait tout autre.

Tandis qu’il était à mordre dans le cou de l’élan et paraissait en oublier Louve Grise, le husky, se glissant en arrière, muet comme une ombre, s’en fut vers la louve et recommença à lui renifler tout le corps. Puis, incapable de se taire plus longtemps dans l’ardeur de son rut, il émit à l’adresse de Louve Grisa un gémissement doux, qui lui disait sa passion, l’exigence de la nature et du Wild, et qui l’invitait à s’y soumettre. Louve Grise répondit en enfonçant profondément ses crocs dans l’épaule du galant.

Une traînée grise, silencieuse et terrible, passa dans le demi-jour de l’aurore. C’était Kazan qui bondissait. Sans un grognement, sans un cri, il fut sur le husky et, l’instant d’après, tous deux étaient aux prises, en un duel sans merci. Les quatre autres chiens accoururent et se tinrent immobiles à une douzaine de pas des deux champions, dans l’attente du résultat de la bataille. Louve Grise demeurait couchée sur le sol.

Ce fut un bref et forcené combat. Une rage et une haine égales animaient le husky géant et le chien-loup. Chacun d’eux, alternativement, avait sa prise sur l’autre. C’était tantôt l’un et tantôt l’autre qui était debout ou roulait par terre. Si prestement se déroulaient les phases du combat que les quatre chiens spectateurs n’y pouvaient rien reconnaître. Dès qu’ils voyaient Kazan ou le husky renversé sur le dos, ils frémissaient du désir de se jeter sur lui, comme c’était l’usage, pour le mettre en pièces. Mais ils hésitaient et renonçaient, apeurés, tellement la décision finale apparaissait incertaine.

Jamais le gros husky n’avait été vaincu, en aucune bataille. De ses ancêtres danois il avait hérité une masse formidable et une mâchoire capable de broyer dans son étreinte la tête d’un chien ordinaire. Mais en Kazan il trouvait à la fois le chien et le loup, leurs divers modes de combat, et ce qu’il y avait de meilleur dans l’une et dans l’autre race. Tous deux, enfin, s’étaient refait des forces sur la chair du vieil élan.

Ils s’étaient mutuellement empoignés, et solidement, Kazan tenant le husky par l’épaule, le husky tenant Kazan par la gorge et y cherchant la veine jugulaire. Puis, ensemble, ils se lâchèrent et se dégagèrent, pour une attaque nouvelle. Les quatre chiens s’avancèrent légèrement, vigilants, l’œil fixe et la gueule ouverte, dans l’attente du dénouement.

Recourant à sa tactique favorite, Kazan se mit à tourner en rond autour de son adversaire, comme il avait fait, avec Louve Grise, autour du vieil élan. Le husky parut tout décontenancé. Il pivotait péniblement sur lui-même, les oreilles rabattues, et boitant sur son épaule brisée.

Toute la prudence de Kazan lui était revenue et, quoiqu’il saignât abondamment, il avait repris sa sagesse et sa maîtrise de lui. Cinq fois il décrivit autour du gros husky son cercle fatal. Puis, soudain, comme part un coup de feu, il s’élança de côté sur son ennemi, de tout son poids, pour le renverser.

Le choc fut si violent que le husky en culbuta, les quatre pattes en l’air. Et déjà les quatre chiens, qui composaient l’impitoyable tribunal de mort, étaient sur lui.

Toute la haine accumulée en eux durant des semaines et des mois, contre le chef arrogant, aux longs crocs, qui les avait tyrannisés sous le harnais, se donna libre cours et, en un clin d’œil, il fut mis en lambeaux.

Kazan vint fièrement se camper aux côtés de Louve Grise, qui l’avait laissé combattre seul Avec un petit pleurnichement joyeux, elle posa câlinement sa tête sur le cou du triomphateur. C’était la seconde fois que, pour l’amour d’elle, Kazan avait affronté le mortel combat. Deux fois il avait vaincu.

Et son âme — si elle avait une âme — en exulta vers le ciel gris et froid, tandis que, levant ses yeux aveugles vers l’invisible aurore, elle écoutait craquer, sous la dent des quatre chiens, la chair et les os de l’ennemi que son seigneur et maître avait abattu.