Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 137-141).

XVI

VERS LA CURÉE

Après la mort de l’élan, qui survenait juste à point pour que le chien-loup ne succombât point de froid et de faim, Kazan, épuisé, s’était couché sur la neige sanglante. Il n’avait même pas la force de faire fonctionner ses mâchoires.

Louve Grise, avec l’endurance supérieure de sa race, s’était ruée au contraire sur l’énorme cadavre et avait commencé à mordre férocement dans la peau épaisse du cou, afin de mettre à nu la viande chaude. Cela fait, elle ne mangea pas, mais courut vers Kazan et gémit doucement près de lui, en le flairant du museau et en le poussant de l’épaule. Il se leva et elle l’amena vers la chair vive, où tous deux, alors, festoyèrent longuement.

Pas avant que la dernière et pâle lueur du jour du Nord ne se fût lentement évanouie dans la nuit, ils ne quittèrent leur proie. Ils étaient gavés jusqu’à la gueule et leurs côtes creuses s’étaient à nouveau rebondies.

Le vent avait faibli. Quelques nuages qui, durant la journée, avaient flotté dans le ciel s’étaient dissipés et le clair de lune illuminait la nuit. À sa calme lumière vint s’ajouter bientôt celle, toute frémissante, de l’aurore boréale, qui se déployait au ciel, dans la direction du Pôle. Son sifflement monotone, pareil au crissement d’acier des patins de traîneau sur la neige gelée, parvint faiblement aux oreilles de Kazan et à celles de Louve Grise assoupis,

À la première perception de ce bruit mystérieux des cieux arctiques, ils cessèrent de dormir et se mirent sur le qui-vive, méfiants et les oreilles alertées.

Ils revinrent, en trottant, vers la viande qu’ils avaient tuée. Ils avaient combattu ensemble pour l’abattre, et n’ignoraient pas qu’elle leur appartenait seulement par le droit du croc. C’était la loi du Wilderness qu’ils auraient à lutter encore pour la conserver. Au temps des beaux jours de chasse, ils auraient, sans plus, continué leur route sous la lune et sous les étoiles. Mais les longues journées de jeûne et les nuits de famine les avaient rendus plus prévoyants.

Leur crainte n’était point vaine. Profitant de la beauté paisible de la nuit, qui venait après tant d’autres, si terribles, des milliers, des centaines de milliers de créatures affamées du Wild sortaient de leurs retraites pour quérir une nourriture. Sur dix-huit cents milles de l’est à l’ouest, sur un millier de milles du sud au nord, des légions d’êtres efflanqués, au ventre plat, se mettaient en chasse, dans la nuit claire. L’instinct disait à Kazan et à Louve Grise que cette grande chasse de la création était commencée, et pas un instant ils ne cessèrent de monter la garde. Tapis sous un buisson, ils observaient, Louve Grise léchant amoureusement la tête de Kazan.

Soudain, ils tressaillirent et leurs muscles se raidirent. Quelque chose de vivant avait passé près d’eux, quelque chose que Kazan n’avait pu voir, que Louve Grise n’avait pu entendre, mais qu’ils avaient faiblement perçu dans l’air.

C’était un gros hibou blanc qui, mystérieux comme une ombre, impalpable et silencieux comme un flocon de neige, était descendu dans l’atmosphère.

Kazan aperçut l’être ailé qui s’était installé sur une des épaules du vieil élan. Rapide comme l’éclair, il sortit de son buisson, suivi de Louve Grise, et, avec un grondement de colère, bondit vers le voleur, les mâchoires béantes. Mais sa gueule se referma sur le vide. Son bond l’avait porté trop loin et, quand il se retourna, le hibou s’était envolé.

Il fit le tour de l’élan, le poil en brosse, les yeux dilatés et menaçants, grondant et grognant vers l’air paisible. Ses mâchoires claquaient vers un ennemi invisible et il s’assit sur son derrière, en face de la piste sanglante qu’en venant mourir ici l’élan avait tracée dans la forêt. Son instinct lui disait que c’était par là que les maraudeurs surviendraient. Les petites hermines, aux mouvements vifs, qui partout, cette nuit-là, trottaient et sautillaient à la ronde, au clair de lune, pareilles à des rats blancs, découvrirent les premières le long ruban rouge qui se déroulait sur la neige. Féroces et avides de sang, elles le suivirent, en bonds souples et rapides.

Un renard, de son côté, avait, à un quart de mille, flairé l’odeur de la chair fraîche, que lui apportait le vent. Et il arrivait, lui aussi. Sortant d’un trou profond, creusé au centre d’un arbre mort, un chat-pêcheur, au ventre vide, aux petits yeux ronds, semblables à des grains de chapelet, se mit également en route, sur le ruban cramoisi.

Comme il était le plus proche, c’est lui qui se présenta tout d’abord. Kazan fonça vers lui. Il y eut une volée de coups de griffes, un grognement, des cris mutuels de douleur, et le chat-pêcheur oublia sa faim dans la fuite. Kazan s’en revint vers Louve Grise, le museau lacéré et saignant. Elle le lui lécha, tandis qu’il demeurait les oreilles raides et aux écoutes.

Le renard avait entendu les bruits du conflit. Comme il n’est pas, de sa nature, un lutteur bien vaillant, mais un simple escarpe, qui aime à tuer par derrière et sans risques, il fit demi-tour et s’en alla quérir une autre proie. Il rencontra un hibou posé sur le sol et, ayant sauté dessus, dut se contenter d’un peu de chair sous une masse volumineuse de plumes.

Kazan, par contre, fut impuissant à arrêter l’invasion des hermines, ces petits outlaws blancs du Wiîdernes. Elles auraient glissé entre les pieds même d’un homme, pour parvenir, comme elles le voulaient, à la viande et au sang du vieil élan.

Sauvagement Kazan les pourchassait, de droite et de gauche. Mais, dans la clarté lunaire, elles semblaient plutôt des lueurs fugitives que des êtres vivants. Plus rapides que lui dans leurs mouvements, elles lui échappaient toujours. Elles creusaient des galeries dans la neige, jusque sous le ventre de l’élan, qu’elles rongeaient, et s’y gorgeaient tout à leur aise. Exaspéré, Kazan mordait à tort et à travers, et avait de la neige plein la gueule.

Placidement, Louve Grise, assise sur son derrière, le laissait faire. Elle savait qu’il n’y avait rien à tenter avec les petites hermines et elle jugeait superflu de s’en tourmenter autrement. Kazan finit par le comprendre, lui aussi, et s’en vint la retrouver, haletant et soufflant.

Une partie de la nuit s’écoula sans incident. De temps à autre seulement, on entendait le hurlement lointain d’un loup, ou, ponctuant le silence funèbre, le hululement du hibou blanc que Kazan avait chassé et qui, du sapin sur lequel il était perché, susurrait sa protestation.

La lune était au zénith, au-dessus de la clairière, lorsque Louve Grise commença à s’agiter. Face à la piste sanglante, elle gronda, pour avertir Kazan. Si féroce était son grondement que son compagnon ne se souvenait pas d’en avoir entendu un pareil depuis le jour du tragique combat sur le Sun Rock, où Louve Grise avait perdu la vue sous les griffes du lynx. Kazan ne douta point qu’un gros chat gris ne fût en route sur la piste rouge et il flaira l’air, en découvrant ses crocs et en se préparant à la bataille. Mais alors, à un mille environ, un cri sauvage éclata, lancé à pleine gorge.

Ce cri était celui dm fils véritable du Grand Désert Blanc : le loup.

Kazan et Louve Grise se tenaient épaule contre épaule. Ce cri n’était pas pour eux une menace. C’était la clameur de la faim et l’appel de leurs frères.

Un changement s’opéra dans leur esprit. Par delà le renard, le chat-pêcheur et les petites hermines blanches, par delà toutes les autres bêtes du Wild, la horde farouche avait droit commun à la pâture. Au-dessus de tout, existait la Fraternité du Loup.

Louve Grise se rassit sur son derrière et, comme un coup de clairon, lança à ses frères du Wilderness l’appel triomphant, qui leur annonçait qu’au bout de la piste rouge un vaste festin leur était servi.

Et le gros chat gris qui rôdait autour de la clairière, en entendant la double clameur, s’effraya. Il s’éloigna en rampant, l’oreille basse, et se perdit dans la vaste forêt que baignait la lune.