Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 102-116).

XIII

LE PROFESSEUR PAUL WEYMAN PHOTOGRAPHIE HAZAN ET LOUVE GRISE

Ils trottinèrent, deux jours encore, dans la direction de l’ouest. La contrée où ils se trouvaient maintenant, dite le « Waterfound », était extrêmement humide et marécageuse. Ils y demeurèrent le reste de l’été.

Dans cette même contrée, un métis d’Indien et de Français, qui se nommait Henri Loti, s’était construit une cabane.

Mince et la peau fortement teintée, c’était un des chasseurs de lynx les plus réputés qu’il y eût dans tout le vaste pays qui avoisine la Baie d’Hudson. Le Waterfound était pour le gibier un pays de cocagne, où surtout les lapins bottés de neige pullulaient par milliers. Les lynx, auxquels ils fournissaient une abondante pâture, étaient donc également nombreux. Henri Loti était venu, dès l’automne, d’un des Postes de la Baie, prospecter les « signes » de ces animaux et avait bâti la cabane en question, à cinq ou six milles environ du gîte que Kazan et Louve Grise s’étaient choisi.

Au début de l’hiver, dès la première chute de neige, le métis était revenu s’installer dans la cabane avec son traîneau, son attelage de chiens et sa provision de vivres et de pièges, Peu après, un guide lui avait amené, un beau jour, un inconnu qui venait lui demander l’hospitalité.

C’était un homme de trente-deux à trente-trois ans, plein de sang et de vie, professeur de zoologie, et qui rassemblait, de visu, les matériaux nécessaires à un important ouvrage qu’il avait entrepris, intitulé : Le Raisonnement et l’instinct chez les animaux du Wild.

Il apportait avec lui beaucoup de papier, pour y noter ses observations, un appareil photographique et le portrait d’une jeune femme. Sa seule arme était un couteau de poche.

Il parut, dès le premier abord, sympathique à Henri Loti. Ce fut fort heureux. Car le métis était, ce jour-là, d’une humeur de chien. Il en expliqua la cause à son hôte, le soir même, tandis que tous deux aspiraient leurs pipes à côté du poêle, d’où rayonnait une lueur rouge.

— Étrange ! étrange ! disait le métis. Voilà sept lynx, attrapés par moi dans mes trappes, que je retrouve complètement déchiquetés. On dirait, sans plus, les débris d’un lapin boulotté par les renards. Aucune bête, pas même les ours, ne s’est ainsi attaquée, jusqu’ici, à un lynx capturé. C’est la première fois que pareille aventure m’arrive. Ce qui reste de la peau ainsi saccagée ne vaut pas un demi-dollar. Sept lynx…Deux cents dollars de perdus ! Ce sont deux loups qui me jouent ce tour-là. Deux, toujours deux, et jamais un. Je le sais par les empreintes laissées par eux. Ils suivent ma ligne de trappes et dévorent, par surcroît, tous les lapins qui y sont pris. Ils dédaignent le chat-pêcheur, et le vison, et l’hermine, et la martre, comme ayant sans doute trop mauvais goût. Mais le lynx, sacré Diable[1] ils


sautent sur lui et lui arrachent le poil, comme vous feriez du coton sauvage qui pousse sur les buissons. J’ai essayé de la strychnine dans de la graisse de renne. J’ai installé des pièges d’acier, habilement dissimulés, et des trappes à bascule, qui assomment mort qui s’y laisse prendre. Ils s’en moquent. Si je n’arrive pas à mettre la main sur eux, ils me forceront à décamper d’ici. Pour cinq beaux lynx que j’ai pris, ils m’en ont détruit sept ! Cela ne peut continuer ainsi !

Ce récit avait prodigieusement intéressé Paul Weyman. Il était de ces cerveaux réfléchis, dont il y a de plus en plus, qui estiment que l’égoïsme de race aveugle l’homme complètement sur nombre de faits, et non des moins intéressants, de la création. Il n’avait pas craint de proclamer hautement, et il avait dû à cette affirmation osée la célébrité dont il jouissait dans tout le Canada, que l’homme n’est pas le seul être vivant capable de raisonner ses actions et qu’il peut y avoir, dans l’acte habile et propice d’un animal, autre chose que de l’instinct.

Il estima donc que derrière les faits rapportés par Henri Loti, il y avait une raison cachée qu’il serait intéressant de découvrir. Et, jusqu’à minuit, il ne fut question que des deux loups mystérieux.

— Il y en a un, disait le métis, qui est plus gros que l’autre, et c’est toujours celui-là qui engage et mène le combat avec le lynx captif. Cela, ce sont encore les empreintes marquées sur la neige qui me l’enseignent. Durant la bataille, le plus petit loup se tient à distance, et c’est seulement lorsque le lynx est estourbi qu’il arrive et aide l’autre loup à le mettre en pièces. Cela encore, la neige me le dit clairement. Une fois seulement, j’ai pu constater que le petit loup était, lui aussi, entré en lutte. Celle-ci avait dû être plus chaude, car un autre sang se mêlait sur la neige à celui du lynx. J’ai, grâce à ces taches rouges, suivi durant un mille la piste des deux diables. Puis elle se perdait, comme de coutume, dans des fourrés impénétrables.

Le lendemain et le surlendemain, le zoologiste suivit avec Henri la ligne des frappes, et il put constater à son tour que les empreintes étaient toujours doubles.

Le troisième jour, les deux hommes arrivèrent à un piège où un beau lynx était pris par la patte. On voyait encore l’endroit où le plus petit loup s’était assis dans la neige, sur son derrière, en attendant que son compagnon eût tué le lynx. À l’aspect de ce qui demeurait de l’animal, dont la fourrure était entièrement déchiquetée et n’avait plus aucune valeur, la figure du métis s’empourpra et il dégoisa tout son répertoire de jurons, anglais et français.

Quant à Paul Weyman, sans trop en rien dire à son compagnon, afin de ne point l’irriter davantage, de plus en plus il se persuada que derrière cet acte anormal existait une raison cachée. Pourquoi les deux bêtes s’acharnaient-elles uniquement sur les lynx ? De quelle haine mortelle était-ce là l’indice ?

Paul Weyman se sentait singulièrement ému. Il aimait tous ces êtres sauvages et, pour cette cause, n’emportait jamais de fusil avec lui. Lorsqu’il vit le métis disposer sur la piste des deux maraudeurs des appâts empoisonnés, son cœur se serra. Et lorsque, les jours suivants, les appâts furent retrouvés intacts, il en éprouva une vive joie. Quelque chose sympathisait en lui avec les héroïques outlaws inconnus, qui ne manquaient jamais de livrer bataille aux lynx.

De retour dans la cabane, le zoologiste ne manquait pas de coucher par écrit ses observations de la journée et les déductions qu’il en tirait.


Un soir, se tournant vers Henri Loti, il lui demanda, à brûle-pourpoint :

— Dis-moi, Henri, n’éprouves-tu jamais aucun remords de massacrer tant d’animaux que tu le fais ?

Le métis le regarda, les yeux dans les yeux, et hocha la tête.

— J’en ai, en effet, dit-il, tué dans ma vie des milliers et des milliers. Et j’en tuerai encore des milliers d’autres, sans m’en troubler autrement.

Il y a, dans le Wild, beaucoup de gens comme toi, reprit Paul Weyman. Il y en a eu depuis des siècles. Comme toi, ils accomplissent l’œuvre de mort ; ils livrent ce qu’on pourrait appeler la guerre de l’Homme et de la Bête. Ils n’ont pas encore, grâce au ciel, réussi partout à détruire la faune sauvage. Des milliers de milles carrés de chaînes de montagnes, de marais et de forêts demeurent inaccessibles à la civilisation. Les mêmes pistes y sont tracées, pour l’éternité peut-être. Je dis peut-être… Car, en plein désert, s’élèvent aujourd’hui des villages et des villes. As-tu entendu parler de North Battleford ?

— Est-ce près de Montréal ou de Québec ? demanda Henri.

Weyman sourit et tira de sa poche une photographie. C’était le portrait d’une jeune femme.

— Non, répondit-il. C’est beaucoup plus à l’ouest, dans le Saskatchewan. Il y a encore sept ans, je m’en allais régulièrement, chaque année, durant la saison de la chasse, tirer les poules de prairies, les coyotes[2]et les élans. Il n’y avait là, à cette époque, aucun North Battleford. Sur des centaines de milles carrés, rien que la superbe prairie. Une hutte, une seule, s’élevait au bord du fleuve Saskatchewan, là justement où se dresse aujourd’hui North Battleford. C’est dans cette hutte que je résidais. Une jolie fillette de douze ans y habitait avec son père et sa mère. Lorsque je chassais, la fillette venait souvent avec moi. Quand je tuais, elle pleurait parfois, et je me moquais d’elle… Puis un chemin de fer est apparu, et un autre ensuite. Les deux voies ferrées se sont rencontrées, justement, près de la hutte. Alors, tout à coup, une petite ville a surgi. Il y a sept ans, tu m’entends bien, Henri, rien que la hutte. Il y a deux ans, la ville comptait déjà dix-huit cents habitants. Cette année, j’ai trouvé, en la traversant pour venir ici, qu’elle en avait cinq mille. Dans deux ans, il y en aura dix mille…

Paul Weyman tira une bouffée de sa pipe, puis reprit :

— Sur l’emplacement de la hutte, il y a trois banques, au capital de quarante millions de dollars. Le soir, à vingt milles à la ronde, on aperçoit la lueur des lampes électriques de North Battleford. La ville possède un Collège, qui a coûté cent mille dollars, une école Secondaire, un asile provincial, une superbe caserne de Pompiers, deux cloches, un ministère du Travail et, d’ici peu, des tramways électriques y fonctionneront. Songe à cela ! Là, oui, où des coyotes hurlaient, il y a sept ans… L’afflux de la population est tel que le dernier recensement est toujours en retard. Dans cinq ans, te dis-je, ce sera une ville de vingt mille âmes ! Et la petite fille de la cabane, Henri, est aujourd’hui une charmante jeune fille, qui va sur ses vingt ans. Ses parents… Eh ! mon Dieu, oui ! ses parents sont riches. Mais l’essentiel est que nous devons nous marier au printemps prochain. Pour lui plaire, j’ai cessé de tuer aucun être vivant. La dernière bête que j’ai abattue était une louve des prairies. Elle avait des petits. Hélène a conservé un des louveteaux. Elle l’a élevé et apprivoisé. C’est pourquoi, plus que toutes les bêtes du Wild, j’aime les loups. Et j’espère bien que les deux dont nous parlons échapperont à tes pièges et à ton poison.

Henri Loti, le demi-sang, regardait, tout ébaubi, Paul Weyman. Celui-ci lui tendit le portrait. C’était celui d’une jeune fille, au visage doux, aux yeux profonds et purs. Le professeur vit se plisser le front et se pincer les lèvres du métis, qui examinait l’image.

— Moi aussi, dit-il avec émotion, j’ai aimé. Ma Iowoka, mon Indienne, est morte il y a maintenant trois ans. Elle aussi chérissait les bêtes sauvages… Mais les damnés loups, qui me dépècent tous mes lynx, j’aurai leur peau, par le ciel ! Si je ne les tue pas, c’est eux qui m’expulseront de cette cabane.

Sans cesse attaché à cette idée, Henri Loti, en relevant un jour une récente trace de lynx, constata que celle-ci passait sous un grand arbre renversé, dont les maîtresses branches soutenaient le tronc à dix ou quinze pieds du sol, formant ainsi une sorte de caverne inextricable. La neige, tout autour, était battue d’un piétinement de pattes et les poils d’un lapin s’y éparpillaient.

Le métis se frotta les mains et jubila.

— J’aurai le lynx ! dit-il. Et les loups avec lui !

Il se mit, sans tarder, à établir son traquenard. Sous l’arbre tombé, il commença par installer un premier piège d’acier, retenu par une chaîne à une grosse branche. Puis, autour de celui-ci, dans un cercle d’une dizaine de pieds, il posa cinq pièges plus petits, reliés également par des chaînes à d’autres branches. Finalement, il plaça un appât sur le gros piège, après l’avoir dissimulé, ainsi que les autres, à l’aide de mousse et de branchages.

— Le plus gros piège et son appât, expliqua-t-il à Paul Weyman, sont destinés au lynx. Ceux qui l’entourent sont pour les loups. Lorsque le lynx sera pris et qu’ils viendront lui livrer combat, ce sera bien le diable s’ils ne se font point happer par l’un d’eux.

Louve Grise et Kazan, durant la nuit suivante, passèrent à une centaine de pas de l’arbre renversé. L’odorat si pénétrant de Louve Grise saisit aussitôt dans l’air l’odeur de l’homme, qui avait dû circuler par là. Elle communiqua son appréhension à Kazan, en appuyant plus fort son épaule contre la sienne. Tous deux firent demi-tour et, tout en se maintenant dans le vent, déguerpirent de l’endroit suspect.

Le lendemain, une légère neige propice tomba, recouvrant les empreintes de l’homme et son odeur.

Pendant trois autres jours et trois autres nuits glacées, baignées de la clarté des étoiles, rien n’arriva. Henri ne s’en inquiéta pas. Il expliqua au professeur que le lynx était, lui aussi, un chasseur méthodique, occupé sans doute à suivre et à explorer les pistes que lui-même avait relevées durant la précédente semaine.

Le cinquième jour, le lynx s’en revint près de l’arbre tombé et s’en alla droit vers l’appât, qu’il aperçut dans la maison de branches. Le piège aux dents aiguës se referma, inexorable, sur une des pattes de derrière de l’animal.

Kazan et Louve Grise, qui cheminaient à un quart de mille, perçurent le bruit de l’acier qui se détendait et le cliquetis de la chaîne sur laquelle, en essayant de se dégager, tirait le lynx. Ils arrivèrent, dix minutes après.

La nuit était tellement limpide et pure, tellement elle fourmillait d’étoiles qu’Henri lui-même aurait pu se mettre en chasse à leur clarté.

Le lynx, épuisé des efforts qu’il avait tentés, gisait sur son ventre lorsque Kazan et Louve Grise, pénétrant sous l’arbre, apparurent devant lui. Kazan, comme de coutume, engagea, la bataille, tandis que Louve Grise se tenait un peu en arrière.

Le lynx était un vieux guerrier, de six ou sept ans, dans toute sa force et dans tout son poids. Ses griffes, longues d’un pouce, se recourbaient comme des cimeterres. Si Kazan l’avait rencontré en liberté, il eût, sans nul doute, passé un méchant quart d’heure. Même pris par la patte, l’énorme chat était encore un redoutable adversaire. Le lieu du combat, trop étroit pour Kazan, dont les mouvements se trouvaient gênés, lui était en outre défavorable.

Le lynx, à sa vue, se recula avec sa chaîne et son piège, afin de prendre du champ. Il fallait attaquer de front. C’est ce que fit Kazan. Tout à coup il bondit et les deux adversaires se rencontrèrent, épaule contre épaule.

Les crocs du chien-loup tentèrent de happer le lynx à la gorge et manquèrent leur coup. Avant qu’ils pussent, le renouveler, le lynx, dans un furieux effort, parvint à arracher sa patte de derrière de la tenaille d’acier. Louve Grise put entendre l’affreux déchirement de la chair et des muscles. Avec un grognement de colère, Kazan se rejeta vivement en arrière, l’épaule déjà lacérée jusqu’à l’os.

À ce moment, son bon génie voulut qu’un second piège se mit à jouer, le sauvant ainsi d’une nouvelle attaque du lynx et d’une mort certaine. Les mâchoires d’acier se refermèrent sur une des pattes de devant du gros chat et Kazan put respirer.

Comprenant, sans le voir, le grand péril que courait son compagnon, dont elle avait entendu le gémissement de douleur, la louve aveugle s’était, afin de lui porter secours, à son tour faufilée sous l’arbre. Elle bondit vers le lynx et tomba immédiatement sur un troisième piège, qui l’agrippa brutalement et la fit choir sur le côté, mordant et grognant.


Kazan, qui était revenu au combat et se démenait autour du lynx, fit bientôt se déclencher le quatrième piège, auquel il échappa, puis le cinquième qui l’empoigna par une patte de derrière. Il était alors un peu plus de minuit.

Ce fut, jusqu’au matin, dans la caverne débranchés, sur la terre neigeuse, un chaos de luttes et de hurlements, de la louve, du chien-loup et du lynx, qui s’efforçaient chacun de se libérer du piège et de la chaîne auxquels ils étaient rivés.

Lorsque l’aube parut, tous trois n’en pouvaient plus et étaient couchés sur le flanc, haletants, la mâchoire sanglante, en attendant la venue de l’homme et de la mort.

Henri Loti et Paul Weyman s’étaient levés de bonne heure. En approchant de l’arbre tombé, le métis releva sur la neige les doubles empreintes de Louve Grise et de Kazan, et son visage teinté, tout frémissant d’émotion, s’éclaira d’une joie intense.

Lorsque les deux hommes arrivèrent devant la perfide caverne, ils demeurèrent un instant interloqués. Henri lui-même n’avait pas escompté un succès si parfait et jamais encore il n’avait vu un pareil spectacle : deux loups et un lynx, pris de compagnie, tous trois par la patte, et ferrés chacun à leur chaîne.

Mais rapidement l’instinct du chasseur reprit le dessus chez Henri. Les deux loups étaient les plus proches de lui et déjà il élevait son fusil, pour épauler et envoyer une bonne balle métallique dans la cervelle de Kazan.

Non moins vivement, Paul Weyman le saisit fortement par le bras. Il semblait tout ébahi.

— Attends, Henri, ne tire pas ! cria-t-il. Celui-ci n’est pas un loup. Regarde plutôt ! Il a porté un collier. Le poil n’est pas entièrement repoussé sur son cou pelé, C’est un chien !


Le métis abaissa son arme et regarda attentivement.

Pendant ce temps, le regard du zoologiste s’était reporté sur Louve Grise, qui lui faisait face, grondant et découvrant ses crocs, et menaçant de leur morsure l’ennemi qu’elle ne pouvait voir. Là où auraient du être ses yeux, il n’y avait qu’une peau, à demi recouverte de poils. Une exclamation s’échappa des lèvres de Weyman.

— Regarde ! Regarde, Henri ! Juste Ciel, qu’est ceci ! L’un est un chien, qui a rejoint les loups et est retourné à l’état sauvage. L’autre est bien un loup, ou plutôt une louve…

— Et aveugle ! dit, avec une intonation de pitié, Paul Weyman.

Oui, m’sieur ! Aveugle ! répondit le demi-sang, mêlant, dans son étonnement, le français à l’anglais.

Il redressa derechef son fusil. Weyman intervint à nouveau,

— Ne les tue pas, Henri ! je t’en prie. Donne-les-moi, vivants. Fais l’estimation de la valeur du lynx dont ils ont détérioré la peau. Ajoute à cette somme la prime habituelle payée pour les loups. Je paierai le tout. Vivantes, ces deux bêtes sont pour moi d’un prix inestimable. Un chien et une louve aveugle qui ont fait ménage ensemble ! C’est merveilleux, pense donc !

Il maintenait toujours de la main le fusil d’Henri. Henri ne saisissait pas très bien ce que lui disait son interlocuteur et pensait, à part lui, qu’il était un peu timbré.

Mais le zoologiste s’animait de plus en plus, ses yeux flamboyaient.

— Un chien et une louve aveugle, en ménage ! C’est hyper-rare et tout à fait admirable ! Là-bas, dans la ville, ils diront, en lisant cela dans mon livre, que j’ai inventé, ou que je suis fou. Mais je fournirai la preuve. Ici-même, et sur-le-champ, je vais prendre une série de clichés du spectacle étonnant qui est devant nous. Ensuite, tu tueras le lynx. Mais je garderai vivants le chien et la louve. Et je te paierai, Henri, cent dollars pour chacun d’eux. Est-ce dit ?

Le métis acquiesça de la tête.

Immédiatement, le professeur sortit de l’étui son appareil photographique et en fit jouer les manettes, en mit en place le viseur.

Un concert de grognements, de la louve et du lynx, saluèrent le déclic de l’obturateur. Seul Kazan ne montra point ses crocs. Et, s’il contracta ses muscles, ce ne fut point qu’il avait peur, mais parce qu’il reconnaissait, une fois de plus, la domination supérieure de l’homme.

Lorsqu’il eut pris ses vingt plaques, Paul Weyman s’approcha du chien-loup et doucement lui parla. Si doucement que Kazan crut entendre la voix de l’homme et de la femme de la cabane abandonnée. Après quoi, Henri tira un coup de fusil sur le lynx, et Kazan, secouant sa chaîne et la mordant, grogna férocement à l’adresse de son ennemi, dont le corps se convulsait d’agonie.

Les deux hommes passèrent ensuite une solide lanière autour du cou de Kazan et le dégagèrent du piège. Le chien-loup se laissa faire et ils l’emmenèrent à la cabane. Ils revinrent, peu après, avec une triple lanière, et opérèrent de même avec la louve aveugle. Elle était à ce point épuisée et sans force qu’elle non plus ne résista pas.

Le reste de la journée fut employé, par Henri et par Weyman, à la construction d’une grande et forte cage, qu’ils fabriquèrent avec des troncs de jeunes sapins, en guise de barreaux. Lorsqu’elle fut terminée ils y enfermèrent les deux prisonniers.

Le surlendemain, tandis que le métis était allé relever ses pièges, Paul Weyman, resté seul à la cabane, se risqua à passer sa main à travers les barreaux de la cage et à caresser Kazan, qui le laissa faire. Le jour d’après, il offrit au chien-loup un morceau de viande crue d’élan, qui fut accepté.

Mais il n’en alla pas de même avec Louve Grise. Dès qu’elle sentait s’approcher le zoologiste, elle courait se cacher sous des fagots de branches coupées, qu’on lui avait donnés dans la cage pour y gîter. L’instinct du Wild lui avait enseigné que l’homme était son plus mortel ennemi.

Cet homme, pourtant, n’était point menaçant envers elle. Il ne lui faisait aucun mal et Kazan n’en avait nulle crainte. Aussi son premier effroi fit-il bientôt place à la curiosité et à une sorte d’attirance croissante. Elle finit par sortir de dessous les fagots sa tête aveugle et à renifler l’air vers Weyman, lorsque celui-ci, debout devant la cage, s’efforçait de se concilier les bonnes grâces et l’amitié de Kazan.

Toutefois elle se refusait à manger quoi que ce fût. Vainement, Weyman s’efforçait de la tenter avec des morceaux de choix de graisse d’élan ou de renne. Cinq, six, sept jours passèrent, sans qu’elle consentit à absorber une seule bouchée. À ce régime, elle mai grissait de jour en jour, et on commençait à pouvoir lui compter les côtes.

— La bête va crever, dit Henri Loti à son compagnon, le soir du septième jour. Elle se laissera mourir de faim. Il lui faut, pour vivre, la forêt, les proies sauvages et le sang chaud. Elle a déjà deux ou trois ans. C’est trop vieux pour qu’on puisse la civiliser.

Ayant ainsi parlé, le métis s’en alla tranquillement coucher, laissant Weyman fort troublé.

Weyman veilla tard, ce soir-là. Il écrivit d’abord une longue lettre à la jeune fille au doux visage, de North Battleford, Puis il souffla la lampe et, dans la lueur rouge du poêle, il se peignit d’elle mille visions délicieuses.

Il la voyait telle qu’il l’avait rencontrée, pour la première fois, dans la petite hutte isolée du Saskatchewan, ayant sur le dos une grosse natte luisante et sur ses joues toute la fraîcheur des prairies.

Longtemps elle l’avait haï, oui, réellement haï, pour le plaisir qu’il prenait à tuer. Puis, son influence l’avait complètement transformé et il lui en était, aujourd’hui, profondément reconnaissant.

Il se leva et ouvrit doucement la porte de la cabane. Instinctivement, ses yeux se tournèrent vers le côté du ciel où était au loin North Battleford. Le ciel était embrasé d’étoiles et, à leur clarté, il voyait la cage où Kazan et Louve Grise étaient prisonniers.

Il écouta. Un bruit lui parvint. C’était Louve Grise qui rongeait en silence les barreaux de sa prison. Peu après, il entendit un gémissement étouffé, pareil presque à un sanglot, C’était Kazan qui pleurait sa liberté perdue.

Une hache était appuyée contre un des murs de la cabane. Weyman s’en saisit et sourit muettement. Il songeait qu’une autre âme, à un millier de milles de là, le regardait en ce moment et battait à l’unisson de son geste.

S’étant avancé vers la cage, il leva la hache d’acier. Une douzaine de coups, bien appliqués, et deux des barreaux de sapin cédèrent. Puis il se recula.

Louve Grise, la première, vint vers l’ouverture et, sous la clarté des étoiles, se glissa dehors, comme une ombre.

Mais elle ne prit point aussitôt la fuite. Dans la clairière où s’élevait la cabane, elle attendit Kazan. Kazan ne tarda pas à la rejoindre et, pendant un instant, les deux bêtes demeurèrent là, sans bouger, un peu étonnées. Finalement, elles s’éloignèrent en trottinant, l’épaule de Louve Grise contre le flanc de Kazan.

— Deux par deux… murmura Weyman. Unis toujours, jusqu’à la mort.

  1. En français dans le texte.
  2. Les coyotes, ou loups des prairies, sont une espèce de petit loup, qui tient à la fois du renard et du loup.