Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 93-101).


XII

DANS LES JOURS DU FEU

De plus en plus, désormais, Kazan oubliait son ancienne vie de chien de traîneau. Ce n’était plus pour lui qu’une lointaine réminiscence, comme ces souvenirs effacés qui remontent parfois en nous, semblables à des feux dans la nuit.

La naissance et la mort des louveteaux, la tragédie terrible du Sun Rock, le combat avec le lynx et la cécité de Louve Grise, qui en avait résulté, puis le départ de Jeanne et du bébé, occupaient seuls son esprit.

La vengeance tirée du lynx n’avait pas rendu la vue à Louve Grise et c’était pour Kazan un désappointement perpétuel qu’elle ne fût plus capable de chasser avec lui, dans la plaine infinie ou dans la forêt obscure. Aussi sa rancune contre les tribus de lynx était-elle vivace et profonde, et il était devenu l’ennemi mortel de toute la race.

Non seulement il attribuait au lynx la cécité de Louve Grise et la mort des louveteaux, mais encore le départ de Jeanne et de l’enfant. Et, chaque fois que son flair découvrait l’odeur du gros chat gris, il devenait furieux comme un démon, grimaçant et grognant en retroussant ses lèvres sur ses longs crocs. Toute l’ancestrale sauvagerie du Wild reparaissait en lui.


Un nouveau code de vie s’était établi peu à peu entre Kazan et sa compagne aveugle. Lorsqu’ils cheminaient ensemble, Louve Grise avait appris à ne point le perdre, en se tenant flanc à flanc, épaule à épaule avec lui, et Kazan, de son côté, savait, poux qu’ils demeurassent unis, qu’il ne devait point bondir, mais toujours trotter. Il comprenait aussi qu’il devait choisir un terrain facilement accessible aux pattes de Louve Grise. Et, s’il arrivait à un endroit qu’il fallait franchir d’un bond, il touchait Louve Grise de son museau et poussait de petits cris plaintifs. Alors elle dressait les oreilles et prenait son élan. Mais, comme elle ne pouvait calculer la longueur exacte du saut nécessaire, elle sautait toujours, afin de ne point risquer de tomber à mi-route, plus loin qu’il n’était utile. Ce qui, parfois, présentait aussi ses inconvénients. Ainsi, les deux animaux en étaient arrivés à se comprendre.

Enfin, l’odorat et l’ouïe s’étaient, en compensation de la vue perdue, développés avec plus d’acuité chez Louve Grise. Et toujours Kazan, qui l’avait remarqué, observait sa compagne et s’en référait à elle, s’il s’agissait, soit d’écouter un bruit suspect, soit de humer l’air ou de flairer une piste.

Au moment où la pirogue avait disparu, un instinct plus infaillible que le raisonnement avait dit à Kazan que Jeanne, son bébé et son mari étaient partis pour ne plus revenir. Et cependant, de la tanière où il s’était installé pour l’été, avec Louve-Grise, sous un épais bouquet de sapins et de baumiers, proche du fleuve, il s’obstina, chaque jour, des semaines durant, à venir interroger la cabane.

Impatient, il guettait quelque signe de vie. Mais la porte ne s’ouvrait jamais. Les planches et les petits troncs d’arbres étaient toujours cloués aux volets des fenêtres et, de la cheminée, pas une spirale de fumée ne s’élevait. Les herbes et les plantes grimpantes commençaient à recouvrir le sentier et les murs de bûches, et l’odeur de l’homme, imprégnée à ces murs, qu’il reniflait, se faisait de plus en plus faible.

Un jour il trouva, sous une des fenêtres closes, un petit mocassin d’enfant. Il était vieux et usé, noirci par la neige et la pluie. Il suffit pourtant à faire le bonheur de Kazan, qui se coucha tout à côté et demeura là de longues heures. Et, durant ce temps, à ce même moment, le bébé, à des milliers de milles de distance, était en train de se divertir avec les jouets merveilleux inventés par la civilisation. Ce ne fut qu’à la fin de la journée que Kazan s’en alla rejoindre Louve Grise, parmi les sapins et les baumiers.

Il n’y avait que dans ces visites à la cabane que Louve Grise n’accompagnait pas Kazan. Tout le reste du temps, les deux bêtes étaient inséparables. Lorsqu’elles avaient pisté un gibier, Kazan prenait la chasse, et Louve Grise l’attendait. Les lapins blancs étaient leur pâture ordinaire. Par une belle nuit de clair de lune, il arriva, une fois, à Kazan de fatiguer à la course un jeune daim et de le tuer. Comme la proie était trop lourde pour qu’il pût la rapporter à Louve Grise, il courut la chercher et la ramena vers le lieu du festin.

Puis advint le grand incendie.

Louve Grise en saisit l’odeur alors que le feu était encore à deux jours à l’ouest. Le soleil, ce soir-là, se coucha dans un nuage blafard et sinistre, La lune, qui lui succéda, à l’opposé du ciel, parut toute rouge et pourprée. Lorsqu’elle surgit ainsi du désert, les Indiens la nomment la « Lune Saignante » et l’air s’emplit pour eux de présages funestes.

Le lendemain matin, Louve Grise devint étrangement nerveuse et, vers midi, Kazan, à son tour, flaira dans l’air l’avertissement qu’elle avait perçu bien des heures avant lui. L’odeur, de minute en minute, augmentait d’intensité et, un peu plus tard dans la journée, le soleil se voila d’une couche de fumée.

Le feu, qui courait dans les bois et les forêts de sapins et de baumiers, avait commencé par faire rage dans la direction du nord. Puis le vent sauta du sud à l’ouest, rabattant en direction contraire les colonnes de fumée. Il devenait de plus en plus probable que l’incendie ne s’arrêterait qu’au bord du fleuve, vers lequel le brasier mouvant pourchassait devant lui mille bêtes affolées.

Pendant la nuit qui suivit, le ciel continua à s’embraser d’une immense lueur fuligineuse et, lorsque le jour parut, la chaleur et la fumée devinrent intenables et suffocantes.

Saisi de panique, Kazan s’évertuait à trouver un moyen d’échapper. Il lui eût été facile, quant à lui, de traverser le fleuve à la nage. Mais Louve Grise, qu’il n’avait point quittée une seconde, s’y refusait. Dès le premier contact de ses griffes avec l’eau, au bord de laquelle il l’avait amenée, elle s’était reculée, en contractant tous ses muscles. À douze reprises différentes, il s’élança dans le courant et nagea en l’appelant. Tout ce à quoi Louve Grise consentit, ce fut à s’avancer dans l’eau tant qu’elle avait pied. Puis, avec obstination, elle revenait toujours en arrière.

Maintenant on pouvait entendre le sourd mugissement du feu. Ėlans, rennes, daims, caribous se jetaient à l’eau et, fendant le courant, gagnaient sans peine la rive opposée. Un gros ours noir, accompagné de ses deux oursons, qui se traînaient lourdement, fit de même, et les petits le suivirent. Kazan le regarda, de ses yeux ardents, et se mit à gémir vers Louve Grise, qui se refusait à bouger.

D’autres bêtes sauvages du Wild, qui redoutaient l’eau autant qu’elle, et ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas nager, vinrent se réfugier sur la bande de sable étroite et dénudée qui, un peu plus loin, s’avançait dans le fleuve.

Il y avait là un gros et gras porc-épic, une petite martre aux formes sveltes, et un chat-pêcheur, qui n’arrêtait pas de renifler l’air et de geindre comme un enfant. Des centaines d’hermines se pressaient sur le sable clair, pareilles à une légion de rats, et leurs petites voix perçantes formaient un chœur ininterrompu, De nombreux renards couraient, affolés, à la recherche d’un arbre abattu par le vent en travers du fleuve, qui pût leur servir de pont pour passer sur l’autre rive. Mais le fleuve était trop large. Il y avait aussi des frères de race de Louve Grise, des loups, qui hésitaient devant une traversée à la nage. Ruisselant d’eau et haletant, à demi suffoqué par la chaleur et la fumée, Kazan vint prendre place au côté de Louve Grise. Il comprenait que le seul refuge qui leur restât était la langue de sable et il se mit en devoir d’y conduire sa compagne.

Comme ils approchaient du petit isthme qui reliait le sable à la rive, ils sentirent leurs narines se crisper, et n’avancèrent plus qu’avec précaution. Leur flair leur disait qu’un ennemi n’était pas loin.

Ils ne tardèrent pas, en effet, à découvrir un gros lynx, qui avait pris possession du passage et qui, couché sur le sol, s’étalait largement à l’entrée de la bande de sable. Trois porcs-épics, ne pouvant passer outre, s’étaient mis en boule, leurs piquants alertés et frémissants. Un chat-pêcheur, se trouvant dans le même cas, grognait timidement vers le lynx qui, ayant aperçu Kazan et Louve Grise, rabattit, ses oreilles et commença à se mettre en garde.

Déjà Louve Grise, pleine d’ardeur et oubliant sa cécité, allait bondir vers l’ennemi. Kazan, avec un grondement irrité, l’arrêta net, d’un coup d’épaule, et elle demeura sur place, à la fois écumante et plaintive, tandis que Kazan marchait seul à la bataille.

À pas légers, les oreilles pointées en avant, sans aucune menace apparente dans son attitude, il s’avança. C’était la meurtrière stratégie du husky, habile en l’art de tuer.

Un homme coutumier de la civilisation n’eût pas manqué de penser que le chien-loup s’approchait du lynx avec des intentions tout amicales. Mais le lynx savait à quoi s’en tenir. L’instinct ancestral lui avait appris, à lui aussi, qu’il était en face d’un ennemi. Ce qu’il ignorait toutefois, c’est que la tragédie du Sun Rock avait fait cet ennemi plus féroce encore.

Le chat-pêcheur avait compris de son côté qu’une grande bataille allait se livrer, et il s’écrasa contre terre, au ras du sol. Quant aux porcs-épics, ils piaulaient éperdument, comme de petits enfants qui ont grand’peur, et ils dressaient, plus droits, leurs piquants.

Parmi les nuages de fumée, de plus en plus denses, le lynx s’était aplati sur son ventre, comme font les félins, le train de derrière ramassé et contracté pour l’élan.

Autour de lui, Kazan se mit à tourner, léger et presque impondérable, et le lynx pivotait sur lui-même, non moins alerte et rapide. Huit pieds environ les séparaient.

Ce fut le lynx qui, pareil à une boule, bondit le premier sur son adversaire. Kazan ne tenta point d’échapper en sautant de côté. Il para de l’épaule et, comme il avait plus de poids, il encaissa le choc sans broncher. Le gros chat fut projeté en l’air, avec les lames de rasoir de ses vingt griffes, et retomba lourdement sur le sol, les membres en marmelade.

Kazan profita de l’avantage du moment et, sans perdre de temps, s’élança sur la nuque du lynx.

Louve Grise, à son tour, avait bondi. Sous l’arrière-train de Kazan, elle implanta ses mâchoire dans une des pattes de derrière de l’ennemi. L’os craqua.

Le lynx, accablé par le double poids qui pesait sur lui, tenta un sursaut désespéré. Entraînant avec lui Kazan et la louve, qui purent heureusement se dégager à temps, il alla retomber sur un des porcs-épics qui se trouvaient là. Une centaine des redoutables aiguilles lui entrèrent dans le corps. Fou de douleur et hurlant comme un possédé, il prit la fuite et, se précipitant dans le brasier, y disparut parmi la fumée.

Kazan se garda de l’y poursuivre. Le chat-pêcheur gisait comme un mort, épiant Kazan et Louve Grise de ses petits yeux noirs et féroces. Les porcs-épics piaulaient et jacassaient pire que jamais, comme pour implorer grâce.

La flamme, cependant, avait atteint le rivage. L’air était brûlant comme une fournaise. Kazan et Louve Grise se hâtèrent de venir se mettre à l’abri, à l’extrémité de la langue de sable, que recouvrait entièrement une nappe de fumée.

Ils s’y roulèrent sur eux-mêmes, en cachant leur tête sous leur ventre. Le rugissement de l’incendie ressemblait à celui d’une grande cataracte et l’on entendait d’énormes craquements, qui étaient ceux des arbres qui s’écroulaient. L’air s’emplissait de cendres et de brûlantes étincelles. Plusieurs fois, Kazan dut se dérouler et, se relevant, secouer les brandons enflammés qui tombaient sur lui, poussés par le vent, et qui lui roussissaient le poil et brûlaient la peau, comme autant de fers rouges.

Sur les rives du fleuve poussait, le pied dans l’eau, une épaisse rangée de broussailles vertes, où le feu s’arrêta. Le couple s’y réfugia. Puis la chaleur et la fumée commencèrent à diminuer d’intensité. Mais ce ne fut qu’après un temps assez long que Kazan et Louve Grise purent dégager leurs têtes et respirer plus librement. Sans cette propice bande de sable, ils eussent été complètement rôtis. Car, partout en arrière d’eux, la nature était devenue toute noire et le sol était entièrement calciné. La fumée s’éclaircit enfin. Le vent remonta au nord et à l’est, et la dissipa ou refoula, tout en rafraîchissant l’atmosphère.

Le chat-pêcheur, le premier, se décida à regagner la terre et à s’en retourner dans ce qui demeurait de la forêt. Mais les porcs-épics étaient encore enroulés lorsque Kazan et Louve Grise se décidèrent à quitter leur asile.

Ils marchèrent toute la nuit suivante, en longeant la rive du fleuve, dont ils remontèrent le courant. La cendre était chaude et leur brûlait douloureusement les pattes. La lune était rouge encore et sinistre, et semblait toujours un éclaboussement de sang dans le ciel.

Durant les longues heures où cheminèrent côte à côte les deux bêtes, tout était silence autour d’elles. Rien, pas même le hululement d’une chouette. Car, devant le grand feu, tous les oiseaux avaient fui aussi, à tire-d’aile, sur l’autre rive. Aucun signe de vie ne subsistait sur cette terre qui, hier encore, constituait, pour les hôtes sauvages du Wild, un paradis.

Kazan savait que, pour trouver sa nourriture et celle de Louve Grise, il lui fallait aller plus loin, beaucoup plus loin.

À l’aurore, le couple arriva à un endroit où le fleuve, déjà moins large, formait une sorte de marais.

Des castors y avaient construit une digue, grâce à laquelle Kazan et Louve Grise purent enfin passer sur la rive opposée, où la terre redevenait verte et féconde.