Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/49

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 473-481).

QUARANTE-NEUVIÈME RUNO

sommaire.
Le soleil et la lune n’ayant point reparu, Ilmarinen forge une lune d’or et un soleil d’argent pour les remplacer. — Il les suspend à la cime d’un sapin, mais ils ne donnent aucune lumière. — Wäinämöinen interroge le sort et apprend où Louhi a caché les deux astres. — Il se rend dans Pohjola, pour les délivrer. — Grande bataille. — Wäinämöinen échoue dans sa tentative et vient demander à Ilmarinen des engins plus puissants pour la renouveler. — Louhi, métamorphosée en vautour, se rend dans l’atelier du forgeron. — Convaincue, à la vue des engins qu’il prépare, de l’inutilité d’une plus longue résistance, elle retourne dans Pohjola et délivre elle-même le soleil et la lune. — Invocation de Wainämöinen.


Cependant, le soleil ne brillait pas encore, la lune d’or ne versait pas encore sa lumière sur les demeures de Wäinöla, sur les landes de Kalevala ; et les plantes de la terre souffraient, les troupeaux étaient dans l’angoisse, les oiseaux de l’air dépérissaient, les hommes succombaient sous l’ennui.

Le brochet connaissait les mugissements de la mer, l’aigle les sentiers de l’oiseau à travers les airs, le vent la route du navire sur les flots ; mais les fils des hommes ignoraient quand un nouveau jour se levait, quand une nouvelle nuit tombait sur le promontoire nébuleux, sur l’île riche d’ombrages.

Les jeunes gens tiennent conseil, les hommes d’un âge mûr méditent profondément ; ils se demandent comment on pourrait exister sans lune, comment on pourrait vivre sans soleil, dans ces misérables terres, dans ces pauvres régions de Pohja.

Les jeunes filles tiennent conseil, les frères et les sœurs méditent profondément, et ils se rendent dans l’atelier du forgeron[1], et ils lui disent : « Viens, ô forgeron, près du mur, viens, ô batteur de fer, derrière le rocher, et là forge une lune nouvelle et un nouveau soleil, car la vie est intolérable quand le soleil ne brille point, quand la lune ne verse point sa douce lumière ! »

Le forgeron se rendit près du mur, le batteur de fer se rendit derrière le rocher, afin de forger une nouvelle lune et un nouveau soleil, il forgea la lune avec de l’or, il forgea le soleil avec de l’argent.

Le vieux Wäinämöinen se rendit à l’atelier du forgeron ; il s’arrêta près de la porte, et il dit : « Ô forgeron, mon cher frère, à quel travail te livres-tu donc ? ton marteau résonne pendant toute la durée du jour. »

Ilmarinen répondit : « Je forge une lune d’or, un soleil d’argent, afin de les suspendre à la voûte du ciel, par delà les neuf couvercles de l’air. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Ô forgeron Ilmarinen, tu travailles en vain : l’or ne brillera point comme la lune, l’argent ne rayonnera point comme le soleil. »

Le forgeron acheva son ouvrage ; puis il souleva les deux astres avec joie ; il les emporta doucement et prudemment, et il suspendit la lune à la cime d’un pin, suspendit le soleil dans la couronne d’un gigantesque sapin. La sueur ruisselait de son visage, l’eau découlait de sa tête, tandis qu’il se livrait à cette opération fatigante et difficile.

Ainsi, la lune fut attachée à la cime d’un pin, le soleil fut fixé dans la couronne d’un sapin ; mais la lune ne brilla point, le soleil ne rayonna point.

La vieux Wäinämöinen dit : « Il est temps, maintenant, d’interroger le sort ; il est temps, pour l’homme, de consulter les signes et de leur demander où le soleil a pris sa course, où la lune a disparu. »

Et le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, tailla des éclisses dans un tronc d’aulne, puis il les retourna, les mit en ordre avec la main, et il dit : « J’interrogerai le Créateur ; je lui demanderai une réponse. Dis-moi la vérité, ô signe du Créateur ; parle, augure de Jumala : où le soleil a-t-il pris sa course, où la lune a-t-elle disparu, puisqu’ils ne se montrent plus à la voûte du ciel ?

« Oui, ô sort, dis-nous la chose telle qu’elle est, et non telle que les hommes voudraient qu’elle fût ; apporte-nous un message véridique, dénoue le lien solide. Si le sort, si le signe des hommes devenait trompeur, il perdrait ainsi toute sa valeur et ne mériterait plus que d’être jeté au feu, lancé au milieu des flammes[2]. »

Le sort apporta un message véridique, le signe des hommes répondit ; il dit que le soleil s’était réfugié, que la lune avait disparu dans les montagnes de pierre, dans le château de cuivre de Pohjola.

Alors, le vieux Wäinämöinen dit : « Si je me rends dans Pohjola, si je gagne les sentiers des fils de Pohja, je réussirai certainement à ramener la lumière de la lune, les rayons d’or du soleil. »

Et le vieux Wäinämöinen se hâta de se mettre en route. Il marcha un jour, il marcha deux jours ; le troisième jour, les portes de Pohjola lui apparurent, la haute montagne de pierre se dressa devant ses yeux.

Il s’arrêta sur les bords du fleuve, et il cria d’une voix retentissante : « Amenez-moi ici un bateau, afin que je traverse le fleuve ! »

Mais son cri ne fut pas entendu, et aucun bateau ne fut amené. Alors il rassembla sur la rive un amas de branches de sapin sec, et il y mit le feu ; la flamme s’éleva aussitôt, et la fumée monta dans les airs en épais tourbillons.

Louhi, la mère de famille de Pohjola, était assise près de la fenêtre, les regards tournés vers le fleuve. Elle prit la parole, et elle dit : « Quel est ce feu qui brûle là-bas, à l’embouchure du golfe ? Il est trop petit pour un feu de guerriers, trop grand pour un feu de pêcheurs. »

Le fils de Pohjola sortit dans l’enclos pour mieux voir, pour mieux entendre : « Un homme superbe se trouve là-bas et se promène derrière le fleuve. »

Le vieux Wäinämöinen cria une seconde fois : « Ô fils de Pohja, amène-moi un bateau, amène un bateau à Wäinämöinen ! »

Le fils de Pohja répondit : « Il n’est ici aucun bateau disponible ; traverse toi-même le fleuve, en ramant avec tes doigts, en gouvernant avec tes mains. »

Le vieux Wäinämöinen se mit à penser et à réfléchir ; puis il dit : « Celui-là ne serait point un homme qui retournerait sur ses pas. » Et il s’élança comme le brochet dans la mer, comme la truite dans le fleuve ; il franchit rapidement la distance, nageant de l’un et de l’autre pied, et arriva au rivage de Pohjola.

Les garçons de Pohja, maudite engeance, lui crièrent d’une voix de colère : « Entre maintenant dans l’enclos de Pohja. » Et Wäinämöinen entra dans l’enclos de Pohja.

Les garçons de Pohja, maudite engeance, lui crièrent d’une voix de colère : « Entre maintenant dans la maison de Pohja ! » Et Wäinämöinen entra dans la maison de Pohja.

Les hommes y étaient rassemblés, buvant l’hydromel, se rassasiant de la boisson de miel, et tous portaient leur armure de guerre et avaient le glaive au côté, pour tuer Wäinämöinen, pour exterminer Uvantolainen[3].

Ils commencèrent par lui adresser la parole et par l’interroger : « Que nous veut l’homme misérable, que vient raconter le nageur ? »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « J’ai à vous raconter quelque chose d’étrange, quelque chose d’étonnant sur le soleil et sur la lune. Où le soleil s’est-il réfugié, en nous quittant ? où la lune a-t-elle pris la fuite ? »

Les garçons de Pohja, maudite engeance, répondirent : « Le soleil, en vous quittant, s’est retiré ici ; la lune a disparu dans un rocher aux flancs tachetés, dans une montagne de fer. Tu ne les en feras point sortir, si on ne les laisse échapper ; tu ne les délivreras point, si on ne leur rend la liberté. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Si le soleil n’est point enlevé du rocher, si la lune n’est point retirée de la montagne, nous en viendrons aux mains, nous engagerons la lutte du glaive. »

Et le héros dégaina son glaive ; il mit à nu l’acier mordant : la lune brillait à sa pointe, le soleil resplendissait sur sa garde, un cheval piaffait sur sa lame, un chat miaulait sur sa poignée[4].

La bataille commença, les glaives se mesurèrent. Celui de Wäinämöinen dépassait les autres de la hauteur d’un grain de froment, d’une gousse de paille.

Le vieux Wäinämöinen brandit son glaive une fois, il le brandit deux fois, et, telles que des feuilles de raves, telles que des tiges de lin, il faucha les têtes des fils de Pohja.

Puis le héros s’en alla pour retirer la lune, pour arracher le soleil des entrailles du rocher aux flancs tachetés, de la montagne d’acier, de la montagne de fer.

Quand il eut fait un peu de chemin, il aperçut une île verdoyante, et sur cette île, un bouleau superbe, et aux pieds de ce bouleau, une roche épaisse, et sous cette roche, une profonde caverne, avec neuf portes fermées de cent verrous.

Une fissure, une imperceptible crevasse se trouvait au cœur de la roche : Wäinämöinen y enfonça son glaive aigu, sa lame flamboyante, et la roche éclata en deux parties.

Alors, le vieux Wäinämöinen jeta les regards à travers l’ouverture, dans l’intérieur de la caverne, et il y vit des vers, il y vit des serpents qui humaient la bière[5].

Il prit la parole, et il dit : « Les pauvres maîtresses de maison ne recueillent qu’une petite quantité de bière, parce qu’elle est bue par les serpents, détruite par les vers. »

Et il trancha la tête aux reptiles, et il dit : « Jamais plus, durant cette vie et à partir de ce jour, les serpents ne boiront la bière, les vers ne détruiront le malt. »

Et le vieux Wäinämöinen, le runoia éternel, essaya d’enfoncer les portes avec les poings, de briser les verrous avec la puissance de la parole ; mais les portes résistèrent aux efforts des poings, les verrous ne prirent aucun souci de la parole[6].

Le vieux Wäinämöinen, dit : « L’homme sans armes n’est qu’une vieille femme, la hache sans le tranchant est un pauvre outil[7]. » Puis il reprit le chemin de son pays, la tête basse, le cœur triste ; car il n’avait pu encore délivrer la lune et le soleil.

Le joyeux Lemminkäinen lui dit : « Ô vieux Wäinämöinen, pourquoi ne m’as-tu pas pris avec toi comme compagnon d’armes ? Certainement, les portes auraient été ouvertes, les verrous auraient été brisés, et la lune se fût échappée pour briller, le soleil pour rayonner. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen répondit : « Les portes ne cèdent point à la parole, les verrous résistent aux formules magiques ; on ne saurait non plus les ébranler avec les poings, les arracher avec les bras. »

Et il se rendit dans l’atelier du forgeron, et il lui dit : « Ô forgeron Ilmarinen, forge-moi une fourche à triple pointe, une douzaine de coins aigus ; forge-moi un puissant trousseau de clefs, afin que je délivre la lune du rocher, le soleil de la montagne de fer. »

Le forgeron Ilmarinen, le batteur de fer éternel, satisfit à la demande du héros ; il forgea une douzaine de coins aigus, un puissant trousseau de clefs, une fourche à triple pointe, et il ne les fit ni trop grands ni trop petits, il les fit de grandeur moyenne.

Louhi, la mère de famille de Pohjola, la vieille édentée de Pohja, se fabriqua des ailes de plumes et prit son essor dans les airs ; elle vola d’abord autour de sa maison, puis elle s’élança au loin, elle franchit la mer de Pohjola et s’abattit près de la forge d’Ilmarinen.

Le forgeron ouvrit sa fenêtre pour voir si ce n’était point la tempête qui approchait ; mais ce n’était point la tempête, c’était un vautour gris.

Ilmarinen lui dit : « Que cherches-tu ici, sous ma fenêtre, hideux oiseau ? »

Le vautour répondit : « Écoute-moi, ô forgeron Ilmarinen, ô batteur de fer éternel, tu es un habile ouvrier, un forgeron sans égal. »

Ilmarinen dit : « Il n’est point étonnant que je sois un habile forgeron, puisque j’ai forgé le ciel et le couvercle de l’air. »

L’oiseau reprit la parole, le vautour dit : « Que forges-tu donc là, maintenant, ô illustre ouvrier ? »

Le forgeron Ilmarinen répondit : « Je forge un carcan de fer, pour attacher la misérable vieille de Pohjola au flanc de la montagne. »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, la vieille édentée de Pohja, comprit alors que le malheur était proche, que le jour du danger était imminent, et elle se hâta de reprendre son vol et de se diriger vers son pays.

Là, elle retira la lune du rocher, le soleil de la montagne ; puis, s’étant métamorphosée en colombe, elle retourna à la forge d’Ilmarinen.

Ilmarinen lui dit : « Que fais-tu ici, bel oiseau ? pourquoi viens-tu, ô colombe, sur le seuil de ma forge ? »

La colombe répondit : « Je suis venue ici pour t’apporter une nouvelle : la lune a surgi du sein du rocher, le soleil s’est échappé des entrailles de la montagne. »

Le forgeron Ilmarinen sortit de sa forge et leva les yeux vers le ciel ; il vit la lune briller, il vit le beau soleil rayonner.

Il se rendit aussitôt auprès de Wäinämöinen, et il lui dit : « Ô vieux Wäinämöinen, ô runoia éternel, viens, maintenant, voir la lune, viens contempler le beau soleil ; ils ont repris leur ancienne place à la voûte du ciel. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se précipita hors de sa demeure, et il leva la tête, il leva les yeux vers le ciel : les deux astres rayonnaient, le soleil avait retrouvé la voûte éthérée.

Alors, le héros fit entendre sa voix puissante, et il dit : « Salut à toi, ô lune, qui nous montres ta face éclatante ; salut à toi, ô soleil d’or, qui resplendis de nouveau sur le monde !

« Ô lune d’or, tu as surgi du sein du rocher ; ô beau soleil, tu t’es échappé des entrailles de la montagne, tu t’es élancé à travers les airs, tel qu’un coucou d’or, tel qu’une colombe d’argent. Tu as repris ton ancienne place, tu as recommencé ton ancienne carrière dans les vastes plaines azurées !

« Puisses-tu donc te lever chaque matin, même après cette journée ! puisses-tu nous donner la santé, féconder nos terres, multiplier les poissons dans nos filets !

« Poursuis ta course avec splendeur ; fournis ta carrière, plein de fraîcheur et d’éclat ; que ton croissant soit glorieux et beau ; qu’il verse la joie sur les heures du soir[8] ! »

  1. Ilmarinen. — C’est le forgeron par excellence ; toutes les fois que les runot parlent d’un forgeron, en général, il s’agit d’Ilmarinen.
  2. Cette partie de la runot s’appelle le chant ou les paroles du sort : Arvan sanat. Il s’agit ici d’un moyen dont les sorciers finnois se servaient pour découvrir les choses cachées. J’expliquerai, dans le second volume, comment il se pratiquait.
  3. Voir Quarante-deuxième Runo, note 15.
  4. Voir Trente-neuvième Runo, note 7.
  5. La caverne dont il s’agit ici servait, sans doute, de cave où l’on conservait la bière ; les vases qui la renfermaient étaient infectés de vers et de serpents attirés par l’humidité du lieu et le goût de la boisson.
  6. C’est la première fois, depuis le commencement du poëme, que la puissance de la parole se trouve en défaut.
  7. « Akka mies asehitoinna
    « Konna kirves-kuokatoinna. »

    Proverbe finnois.

  8. Wäinämöinen s’adresse tour à tour ou simultanément, et sans transition, au soleil et à la lune. C’est l’expression de son enthousiasme.