Imprimerie Financière et Commerciale (p. 95-98).

Chapitre IV

LE CRIME


— Asseyez-vous, Monsieur Obrig, lui dit Jarvis, en lui avançant une chaise, et en allant lui-même s’asseoir à son bureau. De quoi s’agit-il ?

— Mon Dieu, mon cher Monsieur Jarvis, je pourrais entourer ce que j’ai à vous dire de bien des périphrases, mais j’estime qu’en affaires il faut aller droit au but. Voici donc : votre compte dans ma maison s’enfle de jour en jour, la dernière liquidation a été désastreuse : selon votre demande, je vous ai reporté plusieurs fois, et je venais vous prévenir que je ne pourrais continuer…

— Mais, mon cher Monsieur Obrig, ne vous a-t-on pas dit que je vous avais attendu ce matin chez vous, pendant près d’une heure ?

— En effet…

— J’ai justement passé par vos bureaux pour demander notre compte, j’en ai besoin pour voir si je marche d’accord avec vous, avant de réclamer des versements à nos clients ; car vous savez que les ordres que vous avez exécutés pour nous, nous ont été passés par trois de nos plus importants clients : Schoster, d’Austin, Krausher de Kersville, et Marshall de…

— Leur nom m’importe peu et je n’ai à faire qu’avec vous, je ne connais que vous. Savez-vous que la banque Weld a chez moi un débit de plus de trois cent cinquante mille dollars…

— Vous oubliez la couverture de cent mille dollars.

— Je ne l’oublie pas, mais songez donc que cette couverture consiste en traites tirées par vous sur vos clients, traites acceptées et parfaitement en règle, j’en conviens. Supposez un instant que vos clients soient insolvables.

— Je réponds d’eux. Et puis, ne sommes-nous pas là !

— Tout est bien : dans ce cas, il vous est facile de leur adresser…

— Mais c’est inutile et nous pouvons apurer notre compte sans faire appel à ces clients.

— De mieux en mieux. Je sais parfaitement que la banque Weld peut sans se gêner payer une différence de deux cent cinquante mille dollars et même plus ; mais, une supposition, une simple supposition, que votre maison ait passé des ordres à d’autres agents de change, à New-York, par exemple, et que dans deux ou trois charges, elle doive la même somme que celle qui me revient !

— Que supposez-vous là, monsieur Obrig ?

— C’est une supposition, une simple supposition, mais enfin, mettez-vous à ma place, je ne fais que vous répéter du reste les observations qui m’ont été faites hier par un de mes commanditaires. La prudence veut que nous règlions, que vous diminuiez votre débit, si vous voulez, et j’étais venu vous le dire.

— Ce sera fait lundi.

— À merveille. Et surtout ne m’en veuillez pas. Mettez plutôt que ce découvert, qui est peu de chose pour vous, soit une gêne pour nous. C’est du reste la vérité !

— Ne vous excusez pas. Chacun a besoin de son argent.

— Voilà !

— Et quelles nouvelles en Bourse ?

— Toujours l’intervention probable. Si vos clients peuvent faire les versements nécessaires et garder leurs positions à la baisse, c’est un gain considérable pour eux à la prochaine liquidation.

— Mais si l’intervention n’a pas lieu avant la liquidation ?

— Dame… c’est le contraire.

— Et à part cela, rien de nouveau ?

— Les Cape Copper en hausse d’un demi-dollar, Haspener en baisse d’un dollar et demi. Les De Beers ont fait à Paris 428.50. Tout le reste se maintient à peu près.

— Alors, tout va bien.

— C’est convenu, je vous vois lundi ?

— Lundi, après la Bourse.

— Entendu. Compliments à monsieur Weld !

— Merci.

Et Jarvis, serrant cordialement la main à l’agent de change, le reconduisit jusqu’à la double porte du bureau.

Pourquoi, puisqu’Obrig ne pouvait plus l’entendre, la porte retombée, redit-il, en accompagnant ses paroles d’un sourire narquois :

— À lundi, cher monsieur Obrig !

Puis, se retournant, il vint aux ouvriers et considéra leur travail :

— Nous allons avoir bientôt fini, monsieur.

— Ce n’est pas un reproche, mais voilà une heure et demie que vous êtes à l’ouvrage.

— Ce n’est pas beaucoup.

— Pour poser deux vis ?

— Les poser n’était rien ; c’était de forer deux trous qui demandait du temps.

— Enfin, c’est terminé ?

— Complètement. Vous le voyez, monsieur, la lampe fonctionne admirablement.

— En effet. Pas de crainte d’incendie ?

— Aucune. Bonjour, monsieur.

Tous deux ramassaient leurs outils.

Jarvis sortit un dollar de sa poche et le remit au contre-maître.

— Vous le boirez à ma santé.

— Merci, monsieur Jarvis.

— Au revoir.

Les ouvriers partis, Jarvis alla au coffre-fort et changea les lettres des boutons. Il fit jouer le mécanisme avec la plus grande minutie et régla également le cadran de la serrure.

— 13, dit-il, cela porte malheur. Bah !

Puis il vint au téléphone.

— Allo.

. . . . . . . . . . . . 

Laredo 364.

. . . . . . . . . . . . 

Allo. C’est toi…

. . . . . . . . . . . . 

Oui.

. . . . . . . . . . . . 

Tout de suite.

Il raccrocha l’appareil, vint à son bureau, traça quelques lignes et mit le papier sur lequel il venait d’écrire sous enveloppe, puis il sonna.

Au lieu d’Henderson, ce fut un autre huissier qui entra.

— Tiens, c’est vous, Jeffries, Henderson n’est pas là ?

— Non, monsieur, il est parti pour quelques minutes et il m’a prié de le remplacer.

— Oui est de garde à la porte en bas ?

— Personne pour le moment, monsieur, mais je surveille du haut de l’escalier et je puis voir si quelqu’un entre dans le hall de la banque. Du reste, la petite porte seule est ouverte comme d’habitude à cette heure.

— C’est juste, il est trois heures. Tenez, voici une lettre à mettre à la poste.

— Tout de suite, monsieur ?

— Mais non. Vous ne pouvez sortir, puisque vous êtes seul, et puis ce n’est nullement pressé ; c’est demain dimanche et il suffit que cette lettre arrive à son adresse lundi. Il vaut même mieux que vous ne la jetiez à la poste que demain dans la matinée.

— Demain dimanche ?

— Oui. J’entends marcher dans le hall. Voyez donc qui c’est.

— Monsieur, c’est monsieur Weld.

— Ah ! bien, je n’ai plus besoin de vous.

Jeffries s’effaça pour laisser passer l’arrivant qui entra, portant une valise assez grande à la main.

Jarvis le considéra d’abord en silence, puis lui dit en riant :

— Te voilà revenu ?

— Tu vois !

— Alors, dépêchons.

Jarvis alla s’assurer que la porte matelassée était retombée, que personne ne pouvait entendre ce qui allait se dire, mit le verrou et revint tout en parlant :

— Tu as les clefs ?

— Les voilà.

— N’oublie pas les papiers dans le bureau, mets-les dans ton sac.

Chose currieuse, alors que l’agitation de Jarvis ne faisait que croître, Weld paraissait absolument calme.

Il ouvrit avec ses clefs le tiroir-caisse de son bureau, prit le portefeuille-sacoche dont il avait retiré les billets de banque remis à Marius et le jeta sans l’ouvrir dans la valise posée à côté de lui.

Ce faisant, ses yeux s’étaient portés sur le couteau-grattoir et le brillant de la lame semblait le fasciner, quand Jarvis, en parlant, attira son attention.

— Allons, maintenant, à l’œuvre.

— Allons.

— Tu sais qu’Obrig, l’agent de change, est venu tout à l’heure. Un peu plus, il me demandait de régler sur l’heure les différences de la banque. J’ai cru que j’allais être obligé, pour le payer, d’entamer la somme…

— Il n’aurait plus manqué que cela !

— Et comme je n’aurais pas pu le payer en or ou en monnaie, pense donc, deux cent cinquante mille dollars, il eut bien fallu prendre sur les billets que nous allons emporter. Il en serait resté tout de même, mais, c’est mon avis, mieux vaut garder intacts nos seize millions !

— Seize millions !

— Plus les papiers de Kendall que nous vendrons une bonne somme au gouvernement mexicain. Demain, nous serons riches ! Allons.

Tous deux se dirigèrent vers l’entrée du coffre-fort…

À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.

Les deux complices, anxieux, s’interrogèrent du regard : ce fut l’affaire d’une seconde, car Jarvis, haussant les épaules, alla à l’appareil, et prenant le récepteur écouta et répondit :

— Allo.

. . . . . . . . . . . . 

— Non, il est parti.

Et se tournant vers son interlocuteur, qui lui demandait à voix basse :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ta fiancée qui fait demander si tu es encore là.

— Pauvre petite !

— Tu peux le dire, pauvre petite !

Jarvis haussa les épaules et se pencha pour remettre en place le récepteur du téléphone. Son complice profita de l’occasion ; s’approchant de lui à pas de loup, il le saisit par derrière et l’immobilisant du bras gauche, il lui enfonça d’un geste brusque, dans la gorge, le couteau-grattoir qu’il avait pris sur le bureau.

Le sang gicla.

Jarvis porta ses mains à la gorge, arracha l’arme, il voulut crier, mais il s’écroula comme une masse, à plat ventre, sur le sol.

L’assassin s’était rapproché de lui.

— Tu as dit que demain nous serions riches ! Tu te trompais, mon vieux Jarvis, demain, Moi, je serai riche !

Gardant à la main l’arme du meurtre il courut au coffre-fort et en revint, rapportant à pleines mains des liasses de billets de banque qu’il jeta dans la valise. Sans doute il jugea qu’il irait plus vite autrement, car il entra résolument dans le coffre, alluma la lampe électrique, et prenant les paquets de bank-notes, les papiers, les rouleaux d’or, il les jeta pêle-mêle dans son sac.

Si le vol ne l’eut pas si occupé, s’il se fut seulement retourné, il aurait vu Jarvis se soulever, ramper sur les genoux, en essayant avec sa main de comprimer le sang qui l’inondait.

Péniblement, lentement, mais sans bruit, il arriva à la porte du coffre, se souleva et retombant sur elle de tout son poids, il la referma brusquement sur le meurtrier !

Et tandis que le moribond s’écroulait, râlant son dernier souffle, on entendit le mécanisme inexorable qui déclanchait avec un crissement d’acier les boutons des lettres et le cadran de la serrure.