K.Z.W.R.13/Crime ou suicide ?

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 99-134).

TROISIÈME PARTIE

L’Enquête


Chapitre Ier

CRIME OU SUICIDE ?


Il est trois heures trois quarts. Dans le bureau silencieux, nul bruit.

Le cadavre de Jarvis, devant la porte du coffre-fort, en semble la sentinelle immobile gardant le secret impénétrable. Le dos appuyé contre la porte de fer, Jarvis garde aux lèvres comme un sourire de triomphe, que la mort a fixé à jamais sur ses traits rigides.

Sa main droite couvre le trousseau de clefs qu’il a eu l’énergie farouche d’arracher de la serrure, faisant ainsi jouer le déclic du mécanisme. Et la lourde porte d’acier reflète le lugubre spectacle du silence… du mystère…

Tout à coup, des coups à la porte.

Des coups d’abord timides, espacés, frappés avec respect, puis plus rapprochés, étonnés en droit de ne pas recevoir de réponse, puis pressants, comme des appels.

Enfin on entend une voix, celle d’Henderson, qui s’impatiente et appelle :

— Monsieur Jarvis…

Quelques minutes s’écoulent :

— Monsieur Jarvis, êtes-vous là ?

On tourne la poignée. Le pêne joue, mais la porte fermée au verrou résiste.

— Monsieur Jarvis, vous êtes là, puisque le verrou est mis… Monsieur Jarvis, répondez ! Il ne vous est rien arrivé, au moins ?

— Monsieur Jarvis, c’est moi, Henderson !

Des pas s’éloignent, reviennent ; l’homme, de l’autre côté de la porte, n’est plus seul. Ils sont deux, ils parlent :

— Vous êtes sûr de ne pas l’avoir vu sortir ?

— J’ai quitté ma loge pendant quelques minutes à peine, Jeffries était encore là quand je suis revenu. Si monsieur Jarvis était sorti, Jeffries me l’aurait dit à mon retour.

— C’est juste, il est peut-être arrivé un malheur.

Henderson, avec sa clef, frappa à coups redoublés sur le bois de la porte.

— Monsieur Jarvis, monsieur Jarvis…

— Il ne répond toujours pas.

— Il n’y a pas à hésiter, enfonçons la porte…

— Vous en parlez à votre aise ! Elle est solide.

— Je vais aller chercher un levier et d’autres outils.

— Allez vite, le malheureux a peut-être besoin de soins…

Mon, il n’a plus besoin de secours, Monsieur Jarvis : son cadavre, est là, effrayant, avec le sourire de victoire à jamais sur les lèvres.

Les bruits extérieurs ne lui parviennent plus. Sur le plastron à peine fripé de la chemise, sur la large cravate blanche que le fondé de pouvoirs porte été comme hiver, de larges gouttes de sang achèvent de se coaguler…

Et le cadavre sourit toujours, énigmatique et comme satisfait.

Un craquement… c’est Henderson et le portier qui après avoir introduit un levier sous la porte, essaient de la soulever.

Efforts inutiles…

Ils recommencent, sans succès !

Comme l’a dit Henderson tout à l’heure, la porte, en cœur de chêne, est d’une solidité à toute épreuve.

Tout dans ce bureau a été construit, prévu, pour qu’on ne puisse y pénétrer de force.

— Pas moyen !

— Si au moins la porte était à deux vantaux, on pourrait introduire la pince entre les battants, mais…

— Enfonçons un panneau.

— C’est le seul moyen.

— Donnez-moi la pince.

Des coups sourds retentissent, d’abord espacés, puis plus violents : le bruit devient effroyable, répercuté par les échos de la vaste maison de banque.

Enfin, d’un coup plus violent, le panneau a cédé. Il est sorti brisé de la bordure : deux ou trois coups mieux assénés encore et il tombe à l’intérieur du bureau.

Henderson passe sa tête par l’ouverture.

D’abord, il ne voit rien.

La chaise renversée lui cache le corps.

Puis, tout à coup, il voit, et vite se glisse à travers le trou béant dans la porte ; il va au cadavre, le regarde, se rend compte qu’il n’y a rien à faire, il court à la porte, ouvre le verrou et attirant dans le bureau le portier de la banque, Halsinger :

— Regardez là ! Monsieur Jarvis, mort !

— Il s’est tué ?

— Sans doute, puisqu’il est seul, enfermé.

— Vous êtes sûr que tout est fini ?…

— Sûr ! le cœur ne bat plus, et voyez l’horrible blessure, à la gorge.

— Voyons toujours…

— Inutile, je vous dis. Il faut laisser tout en l’état jusqu’à l’arrivée de la police.

— Je vais courir au district.

— Non pas, restez ici : je veux avoir un témoin. Nous ferons plus vite par téléphone.

Et Henderson, avec mille précautions, pour ne déranger aucun meuble, alla vers l’appareil placé sur le bureau du fondé de pouvoirs et demanda la communication.

— Allo…

— Le bureau de police. Quartier Est.

. . . . . . . . . . . . 

— Le bureau de police ?…

. . . . . . . . . . . . 

— C’est de la banque Weld, Laredostreet, 149.

. . . . . . . . . . . . 

— Oui.

. . . . . . . . . . . . 

— Henderson, chef du personnel.

. . . . . . . . . . . . 

— Je viens de trouver le fondé de pouvoir, monsieur Jarvis, mort dans son bureau.

. . . . . . . . . . . . 

— La gorge coupée !

. . . . . . . . . . . . 

— Crime ou suicide, je ne sais.

. . . . . . . . . . . . 

— Soyez tranquille, on ne touchera à rien.

. . . . . . . . . . . . 

— Oui, oui, je ne bouge pas. Le portier de la banque est avec moi.

. . . . . . . . . . . . 

— Non, il n’y a pas d’autres employés présents. C’est samedi et la banque ferme à une heure.

. . . . . . . . . . . . 

— Bien, venez vite.

— Eh bien ! demanda Halsinger au moment où Henderson remettait à sa place le récepteur.

— Ils vont venir immédiatement.

— Ne serait-il pas urgent de prévenir monsieur Weld ?

— Vous avez raison.

— Vous savez où il est ?

— Oui, chez le général Kendall, à sa campagne.

— Téléphonez-lui.

— Vous avez raison… Allo… Regardez le numéro, là, sur la liste accrochée au mur.

— E. 431.

— Bien. Allo… E. 431.

. . . . . . . . . . . . 

— Kendall House.

. . . . . . . . . . . . 

— Monsieur Georges Weld est-il là ?…

. . . . . . . . . . . . 

— Pas encore arrivé. Voulez-vous lui dire, aussitôt qu’il arrivera, qu’il revienne à la banque ?

. . . . . . . . . . . . 

— Oui, à sa banque. Un malheur est arrivé.

. . . . . . . . . . . . 

— Mais non, pas à lui. Sa présence est urgente.

. . . . . . . . . . . . 

— Très urgente, je vous répète. Qu’il revienne immédiatement.

. . . . . . . . . . . . 

— Merci.

— Il n’était pas encore arrivé à Kendall House ?

— Non.

— Cependant je l’ai vu monter en auto vers deux heures et demie, trois heures moins un quart.

— Oui, j’ai entendu dire ce matin qu’il devait être chez le général à trois heures précises.

— Et il est…

— Quatre heures vont sonner.

— Un accident a dû lui arriver à lui aussi, car le trajet d’ici Kendall House demande en auto trente-cinq minutes au plus.

— Ah ! on sonne à la porte, ce doit être la police. Allez vite.

Et pendant qu’Halsinger descendait ouvrir, Henderson, sur le seuil de la porte, attendit l’arrivée des policiers.

Ceux-ci entrèrent et avec eux Stockton et Boulard. Tous deux, on se le rappelle, avaient rendez-vous avec le chef du bureau de police Horner pour aller visiter les pénitenciers.

Au moment où ils allaient partir, le coup de téléphone d’Henderson avait dérangé leurs projets.

La banque Weld était une maison trop importante pour que le chef du bureau de police ne se dérangeât pas en personne pour diriger l’enquête, puisqu’il y avait eu mort d’homme.

Il avait donc été obligé de retarder le départ pour Long Island mais se tournant vers le détective :

— Stockton, ne voudriez-vous pas venir avec nous jusque chez Weld ? Vous nous aiderez peut-être.

— J’irai volontiers. Et vous, mon cher ami, ajouta Stockton en se tournant vers Marius, ne viendrez-vous pas ? L’occasion est bonne pour vous de voir comment nous procédons à une enquête post mortem.

— J’irai avec d’autant plus d’intérêt que ce matin, et tout à l’heure encore, j’étais dans le bureau de monsieur Georges Weld. Ce n’est pas à lui au moins qu’il est arrivé malheur ?

— Non, c’est son fondé de pouvoirs, monsieur Jarvis, qui aurait été tué, ou qui se serait suicidé, on ne sait.

— Ah ! Je suis heureux qu’il ne soit rien arrivé à monsieur Weld, car il m’est éminemment sympathique.

— Allons, si vous voulez bien.

Le temps de monter dans l’auto, toujours à la disposition d’un bureau de police et de faire le trajet, cinq a six minutes au plus, et ils étaient arrivés de compagnie à la banque et entraient dans le bureau.

Entraient, non…

De la porte, un détective porteur d’un appareil photographique très perfectionné prit deux ou trois clichés, puis pénétrant seul dans le bureau, il photographia le cadavre, une première fois en plaçant l’objectif directement au-dessus de lui, puis une seconde à sa hauteur, en plaçant l’appareil en face de la figure.

La porte de la chambre-forte fut également photographiée avec le même soin méticuleux.

De nos jours, la photographie vient à tout instant en aide à la justice.

La plaque sensible est, en effet, un instrument de précision autrement parfait que notre œil.

Mille faits prouvent qu’elle « voit l’invisible ».

Voici un mouchoir ou un linge quelconque taché de sang. On le lave, on le lessive et, une fois repassé, il paraît blanc, neuf, si bien que, même avec une loupe, on n’y découvre aucune trace suspecte.

Mais qu’on le photographie ! Tous les endroits qui avaient été maculés de sang apparaissent sous la forme de taches foncées.

C’est dire le parti que peut tirer un juge d’instruction habile d’une aussi belle découverte.

Un assassin, arrêté longtemps après son crime, a eu le temps de faire disparaître, par un lavage, les taches de sang qui se trouvaient sur son linge ou sur ses vêtements. L’objectif et la plaque sensible ne s’y tromperont pas !

On arrête un escroc ; on saisit ses livres ou ses carnets dont il a arraché les feuilles, les adresses qui peuvent le compromettre. On photographie les feuilles blanches qui restent et sur l’épreuve ont retrouvé le texte qui était écrit sur les feuilles arrachées !

Il est démontré, en effet, que, lorsqu’une feuille écrite à l’encre ou au crayon est appliquée contre une feuille blanche, l’écriture se fixe sur celle-ci ; notre œil, même aidé d’une loupe ou d’un microscope, est incapable d’apercevoir de l’écriture invisible, mais la plaque photographique l’enregistre et le reproduit.

Quand le photographe eut terminé, les policiers entrèrent.

Stockton, la loupe à la main, inspecta minutieusement le cadavre, sans le toucher. Il nota toutes ses observations sur son carnet, et ce ne fut qu’après les avoir communiquées au chef policier qu’il souleva les mains du mort.

Sous une des mains, la droite, se trouvaient les clefs de Jarvis.

On les photographia avant de les changer de place ; puis le bureau de Weld ayant été débarrassé des rares objets qui le garnissaient, et ceux-ci ayant été placés sur une table voisine, on y plaça comme pièces à conviction tout ce que contenaient les poches du mort.

Tous les objets qu’on y trouva furent aussitôt photographiés et décrits avec soin sur une liste que dressa un policier subalterne.

On inventoria ainsi un canif, un portefeuille, deux mouchoirs, une bourse en acier, un crayon et une montre sans chaîne, montre assez ordinaire, en métal noirci. Elle était arrêtée.

De plus, Stockton ramassa les lunettes en or de Jarvis. Un des verres en était cassé.

On en était là lorsque le médecin, mandé en toute hâte, entra pour faire les constatations.

Il examina lui aussi, le cadavre, puis après avoir demandé aux policiers l’autorisation, il le fit transporter dans la pièce voisine, où il le fit étendre sur une table.

Il procéda aussitôt à un examen sommaire. En soulevant Jarvis, un revolver était tombé de la poche de derrière du pantalon. Stockton le ramassa, le revolver était chargé. Aucune balle n’avait été tirée.

Stockton ouvrit la fenêtre après s’être assuré minutieusement que la crémone de la croisée était fermée à bloc. Il frappa avec un petit marteau d’acier chaque barreau de la grille, et s’assura que celle-ci était absolument intacte.

Puis, toujours à l’aide de sa loupe, il inspecta minutieusement la porte, d’abord du côté du bureau, puis du côté opposé.

Tout d’un coup il poussa une exclamation, et appelant le chef de police, lui montra le verrou.

— Voici un verrou d’importance.

— J’en connais la marque.

— Mauvaise, bien mauvaise.

— Allons donc, j’en ai fait placer le même sur la porte de mon bureau.

— Méfiez-vous dans ce cas.

— Vous voulez rire.

— Je ne ris jamais.

— Vous voulez plaisanter alors ?

— Je ne plaisante jamais.

— Alors, selon vous ce verrou étant poussé du dedans, il serait possible à quelqu’un de l’ouvrir et de le refermer du dehors ?

— C’est l’enfance de l’art.

— Allons donc !

— Je vous en ferai, si vous voulez, la démonstration.

À ce moment le médecin, entrant, vint interrompre leur conversation.

Il remit son rapport. Un lourd silence plana pendant que le chef de justice en prenait connaissance.

— Et vous concluez, docteur, dit Stockton, en prenant la parole ?

— je ne conclus pas. Les deux hypothèses d’un crime ou d’un suicide me semblent également plausibles. Je laisse à la justice le soin d’établir celle à laquelle il convient de s’arrêter.

— Il me semble que vous ne vous engagez pas trop, fit Marius Boulard ; moi, si j’étais docteur…

— Voilà, Monsieur, par où nous différons. L’instrument qui a servi à donner la mort était sans aucun doute une arme tranchante, munie d’une pointe acérée, un couteau-poignard, par exemple, voilà ce que je puis vous affirmer. La blessure allant de gauche à droite a été faite par l’enfoncement de l’arme à gauche de la carotide primitive, puis celle-ci a été sectionnée par un brusque retour de l’arme vers la droite, à peu près à la hauteur de la thyroïdienne supérieure.

La victime n’est certainement pas morte sur le coup, elle a dû survivre quelques minutes à cette effroyable blessure, laquelle dénote une sûreté de main ou une force peu commune.

— Jarvis pouvait-il avoir le sang-froid et la force nécessaire pour se porter un coup de cette sorte ?

— Le suicide est une sorte de résolution désespérée. Il y a des gens qui agissent comme en état de folie, d’autres restent de sang-froid avec leurs nerfs bandés par cette volonté de détruire. Ceux-là sont capables de tout. Je pourrais citer des exemples.

— Un mot encore, docteur, ne pourriez-vous me dire à quelle heure la mort est survenue ?

— Je pourrai vous fixer exactement sur ce point après l’autopsie.

— Mais de façon approximative ?

— Mettons une heure. Il est à présent quatre heures et quart. Monsieur Jarvis a dû mourir vers trois heures vingt.

Lorsque le docteur parla de l’arme qui avait servi à donner la mort, Marius avait instinctivement cherché des yeux le couteau-grattoir dont la dimension l’avait intrigué si fort le matin, lors de sa visite à la banque.

Il n’en trouva pas trace ; par contre, en faisant cette recherche, il avait examiné les objets retirés des poches de Jarvis ; la montre attira son attention. Elle marquait trois heures quatorze minutes.

— Excusez-moi de prendre la parole, fit-il, je suis ici en simple spectateur pour assister à votre enquête, et non pour y participer, mais je viens de regarder, par hasard, les objets posés sur ce bureau et je m’aperçois que la montre retirée des poches de la victime marque trois heures quatorze minutes. Si nous admettons que la montre marchait exactement et qu’elle a pu être arrêtée par un choc, par un heurt quelconque au moment où la victime s’écroula sur le sol, nous aurons ainsi l’heure exacte du crime.

— C’est fort juste, et votre observation concorde avec les hypothèses du rapport médical, mais vous venez par deux fois de prononcer le mot de « victime » ; selon vous, continua le chef de la police, nous nous trouverions donc en présence d’un assassinat et non d’un suicide ? Est-ce aussi votre avis, monsieur Stockton ?


— Mon Dieu répondit celui-ci, vous connaissez ma façon de faire, je ne m’appuie que sur des faits indiscutables, mais si mon honorable collègue — et il se tournait vers Marius — veut bien nous exposer ses déductions, peut-être trouvera-t-il le moyen de nous persuader.

— Mais vous oubliez, mon cher Stockton, que je ne suis pas ici pour donner mon avis.

— Vous refuseriez de nous éclairer.

Le ton un peu railleur de Stockton piqua Marius. Malgré sa résolution de rester simple spectateur, il ne put y tenir :

— Si j’ai prononcé les mots de victime et de crime, un peu, je l’avoue, sans y faire trop attention, c’est que, franchement, si nous nous trouvions en présence d’un suicide, nous aurions ramassé près du cadavre l’instrument, l’arme avec laquelle monsieur Jarvis s’est donné la mort.

— Juste.

— Or, remarquez que nous n’avons trouvé que ce revolver, du reste chargé de toutes ses balles, qui n’aurait en aucune façon, du reste, pu faire cette horrible blessure au cou, ou ce canif, trop petit vraiment. Il faudrait donc admettre que Jarvis aurait pris la peine, une fois son suicide accompli, d’essuyer son couteau, de le refermer et de le remettre dans sa poche. C’est inadmissible. Le docteur l’a dit, la mort est survenue quelques secondes, quelques minutes à peine après le coup porté ; donc le crime, j’insiste sur le mot, a eu pour instrument un couteau pointu et extrêmement tranchant, apporté et emporté par l’assassin, puisque nous ne l’avons pas trouvé dans cette pièce.

— Vous oubliez que Jarvis était enfermé au verrou !

— Au verrou, soit, mais quel verrou ? Un verrou de sûreté que l’on peut, avec sa clef, ouvrir et fermer du dehors.

— Donc, selon vous, mon cher et honoré collègue, l’assassin, si assassin il y a, serait, une fois son crime commis, sorti par cette porte en emportant son arme et aurait pris la peine de refermer derrière lui la porte au verrou ?

— Dame, répondit Marius, un peu décontenancé.

— Il aurait fallu faire montre d’une tranquille et froide audace, il devait être, de plus, assuré que personne ne serait venu le déranger.

— Concluez-vous donc au suicide ?

— Je ne conclus à rien du tout. J’attends pour donner mon opinion que j’en aie une. Je n’en ai pas encore. Des faits, attendons des faits.

— En tous cas, remarqua le chef de la police, nous sommes d’accord quant à l’heure probable du crime ?

— Cela, oui.

— Pensez-vous, puisque le juge d’instruction n’est pas encore arrivé, que nous ferions bien d’interroger le personnel présent à la banque au moment où le crime ou le suicide a eu lieu ?

— Je n’y vois aucun inconvénient.

— En ce cas, faites venir l’huissier qui nous a appelé par téléphone.

— Avez-vous encore besoin de moi ? demanda le médecin.

— Non, mon cher docteur.

— En ce cas, je me retire. Pour l’autopsie, vous me préviendrez.

— On va du reste, d’ici une demi-heure, enlever le corps. Il sera transporté immédiatement à la salle d’opérations.

— Bien. Je pourrai en ce cas vous remettre demain mon rapport au complet.

— Merci.

Le docteur sorti, le chef de police s’adressa à Henderson, entré sur ces entrefaites.

— Vous êtes huissier à la banque Weld ?

— Je suis chef du personnel de la banque et attaché personnellement au service du bureau de messieurs Georges Weld et Jarvis.

— Vous vous nommez ?

— Henderson, James Henderson.

— C’est vous qui avez téléphoné ?

— Oui, monsieur.

— C’est vous qui avez découvert le cadavre ?

— Oui, monsieur.

— Dites-nous dans quelles conditions.

— Voici, monsieur. J’étais revenu de course depuis à peu près vingt-cinq minutes, une demi-heure…

— Vous étiez donc sorti ?

— Oui, monsieur, j’étais allé luncher au bar et…

— Vous vous tenez ordinairement dans la pièce à côté ?

— Oui.

— Pendant votre absence, il n’y avait donc personne ?

— Pardon, monsieur. Comme d’habitude quand je m’absente, ne fut-ce que pour quelques minutes, Jeffries, le sous-chef des huissiers, me remplace de cette façon, le bureau de ces messieurs est toujours gardé.

— Ainsi, soit Jeffries, soit vous, il y a toujours quelqu’un de garde à cette porte ?

— Toujours.

— C’est bien, continuez. Mon sténographe vous suit.

— Quand vous êtes parti, quelles sont les personnes qui étaient ici ?

— Monsieur Weld venait de partir, monsieur Jarvis était dans le bureau avec M. Obrig et deux ouvriers qui travaillaient au coffre-fort.

— Et quand vous êtes revenu ?

— Quand je suis revenu, j’ai causé d’abord sur la porte avec Halsinger, qui rentrait presque en même temps que moi, puis j’ai traversé le hall et j’ai pris l’escalier qui conduit ici. Il était trois heures et demie, trois heures trois quarts environ, j’ai dit au revoir à Jeffries qui attendait mon retour pour s’en aller. Il avait déjà son paletot et partit aussitôt qu’il me vit.

— Ce Jeffries n’est donc pas en ce moment à la banque ?

— Oh non, généralement le samedi il part à 2 heures 1/2. Il est parti beaucoup plus tard que d’habitude.

— Pourquoi ?

— Aujourd’hui, je n’avais pas pu aller luncher à une heure comme je le fais généralement, alors vers deux heures et demie, comme j’avais faim, j’ai demandé à Jeffries de rester à ma place pendant une heure, le temps d’aller au bar et de manger.

— Jeffries est donc resté seul avec monsieur Jarvis ?

— Sans doute, monsieur.

— Il serait nécessaire d’entendre ce Jeffries, Sexton, prenez son adresse, allez le chercher et ramenez-le, dit le chef en s’adressant au policier.

— Où demeure-t-il ? demanda Sexton.

— Dans New-Road, 65 en face de « Carlton Brownsville Bar ».

— Faites diligence, Sexton. Maintenant, racontez-nous comment vous avez découvert le crime ?

— Il était donc trois heures trois quarts environ. Jeffries venait de partir, quand je m’étonnai que monsieur Jarvis fut encore à son bureau. J’ouvris la double porte matelassée et j’écoutai un instant. Je n’entendis rien. Alors, je frappai. Aucune réponse. Je frappai plus fort. Toujours rien. Un peu inquiet, j’appelai monsieur Jarvis. N’entendant pas remuer ni parler, j’essayai d’entrer dans le bureau en tournant le bouton de la porte. La porte résista. Le verrou était mis.

— Monsieur Jarvis n’aurait-il pas pu quitter le bureau et refermer le verrou derrière lui avec sa clef ?

— Oui, monsieur, mais il ne le faisait jamais. Aujourd’hui, un samedi, il avait des raisons pour ne pas le faire.

— Lesquelles ?

— Les nuits du samedi au dimanche et du dimanche au lundi, je couche dans le bureau sur un lit de camp ; monsieur Jarvis ne serait pas parti en fermant la porte au verrou. Du reste, le verrou est rarement fermé.

— Combien a-t-il de clefs de ce verrou ?

— Deux.

— Quels en sont les détenteurs ? Monsieur Weld et monsieur Jarvis.

— Vous êtes sûr qu’il n’en existe pas une troisième ?

— Absolument sûr, monsieur. Du moins il n’en existe pas, à ma connaissance.

— C’est bien. Donc, vous essayez d’entrer, et comme le verrou est mis, vous prenez peur ?

— Dame, monsieur, je ne recevais aucune réponse.

— Alors ?

— Alors, comme après tout il était possible que monsieur jarvis fût parti et eût par mégarde fermé le verrou de sûreté, je suis descendu demander à Halsinger s’il l’avait vu sortir.

— Qui est Halsinger ?

— Le portier de la banque.

— Bien. Nous l’entendrons. Ensuite… ?

— Halsinger me répondit que certainement monsieur Jarvis était dans son bureau, qu’il ne l’avait pas vu sortir et que du reste s’il était parti Jeffries m’aurait prévenu avant de s’en aller. Alors nous avons eu peur tous les deux, nous avons appelé, crié, et finalement enfoncé un panneau et ouvert la porte.

— Vous n’avez touché à rien ?

— À rien, monsieur. Quand j’ai eu constaté que monsieur Jarvis était mort, et ce n’était pas difficile à voir, j’ai téléphoné tout de suite à la police et aussi chez le général Kendall, où devait être monsieur Weld.

— Monsieur Weld n’y était pas ?

— Non, on l’attendait avec impatience.

— Ah ! voici Monsieur le juge d’instruction.

Un homme, jeune encore, entra.

C’était le juge d’instruction Suttner.

Le chef de la police se leva et salua.

— Bonjour, Horner ; tiens, Stockton, compliments, ça va bien ? Qui est monsieur ? demanda M. Suttner en voyant Marius.

— Monsieur Marius Boulard, de Paris, envoyé en mission officielle afin d’enquêter sur les procédés de la police américaine.

— Enchanté, monsieur. Que se passe-t-il ? demanda le juge. J’étais absent de mon cabinet quand vous m’avez téléphoné, mais aussitôt rentré et prévenu, je suis accouru.

— Monsieur Suttner, on a trouvé dans ce bureau monsieur Jarvis, fondé de pouvoirs de la banque Weld.

— Je connais…

— On a donc trouvé monsieur Jarvis mort, la gorge coupée, et tout porte à croire qu’il a été assassiné.

— Aucun indice ?

— Jusqu’à présent, non. Si vous le voulez bien, pendant que le sténographe va taper l’interrogatoire de ce garçon, et il désignait Henderson, je vous mettrai au courant.

— C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Allez, je vous écoute.

Horner exposa longuement au juge d’instruction Suttner tout ce qu’il avait consigné en son rapport.

— Suicide ? demanda laconiquement Suttner.

— Crime, je crois, répondit aussi laconiquement Horner.

Ils allèrent de compagnie examiner le cadavre de Jarvis et examinèrent avec soin l’horrible plaie par où le sang a ait coulé.

Marius, pendant ce temps, resté seul avec Stockton, essayait, mais en vain, d’avoir son avis.

— Mon avis, cher ami, mais je n’en ai pas. Comment voudriez-vous que j’en ai un ? Sur quelles certitudes l’aurais-je établi ? Crime ou suicide, me demandez-vous ? Que sais-je ?

— Voyons, vous en savez long, mais vous ne voulez pas parler.

— Où prenez-vous cela ?

— Il y a crime, n’est-ce pas ?

— Pourquoi donc y tenez-vous aussi absolument ? Rien en définitive ne le prouve.

— Alors c’est un suicide ?

— Mon Dieu, que vous êtes pressé. Vous ne vous donnez pas même le temps de vérifier l’une ou l’autre de vos hypothèses. Voyons, procédez par ordre. Ayez de l’esprit de suite.

— C’est un suicide.

— Vous affirmez à présent. Sur quoi vous basez-vous ? Quel homme du premier mouvement vous faites. Voyez, avons-nous trouvé l’arme qui a servi à faire cette horrible blessure… Non… Il est vrai qu’Henderson, le portier Halsinger, sont entrés dans cette pièce, ils ont pu, du pied, pousser cette arme sous un des bureaux…

— Je vous fais remarquer qu’on n’a pas encore regardé sous ces meubles.

— Il est possible aussi que nous retrouvions cette arme dans un tiroir, encore inexploré…

— Cependant…

— Je sais ce que vous allez me dire encore une fois : la nature de la blessure prouve que la mort a dû survenir en quelques instants, mais je ne dis pas que ce soit Jarvis qui ait fait disparaître l’arme…

— Qui alors ?

— Je n’en sais rien et je ne veux soupçonner ni Henderson, ni Halsinger, ni personne. J’attends.

— Pardon, mon ami, est-ce que vous attendrez pour vous faire une opinion que l’assassin soit découvert ?

— Même s’il y a crime, même si l’assassin est trouvé, et je vais plus loin, même s’il avouait, je ne serais pas encore persuadé…

— Que vous faut-il donc ?

— Que tout soit lumineux pour moi, qu’aucun des mobiles du crime ne m’échappe et que les dires de l’assassin soient eux-mêmes prouvés par des faits.

— Il ne vous suffit donc pas des aveux de l’assassin ? Vous allez loin.

— Non. On a vu des gens avouer des crimes qu’ils n’avaient pas commis.

— Mon cher Stockton, vous exagérez…

À ce moment, Horner et le juge rentraient dans le bureau.

Suttner tenait à la main et relisait attentivement le compte-rendu sténographique de la déposition d’Henderson.

— En somme, conclut-il, quand il eut fini, il ressort de cet interrogatoire :

1o Qu’Henderson a quitté la banque vers deux heures trois quarts, quelques minutes après le départ de monsieur Georges Weld, alors qu’il y avait dans le bureau trois personnes : deux ouvriers occupés au coffre-fort et l’agent de change Obrig ;

2o Qu’il n’était pas là au moment où ces trois personnes sont sorties ;

3o Que pendant son absence il a été remplacé par le sous-chef du personnel, l’huissier Jeffries ;

4o Que lorsque Henderson est rentré, Jeffries ne lui a fait part d’aucun fait particulier concernant ce qui s’était passé pendant son absence ; que Jeffries est parti vers trois heures et demie et que c’est seulement quelques minutes après que le crime a été découvert ;

5o Que le crime a été découvert par Henderson et Halsinger, le portier ;

6o Que la porte, fermée par un verrou de sûreté intérieur, dont seuls messieurs Georges Weld et Jarvis ont la clef, a été enfoncée par Henderson et le portier.

C’est bien cela, n’est-ce pas ?

— En effet, dit Horner.

— Exactement, dit Stockton.

— Quant au rapport du médecin, il établit que la mort a été causée par une blessure pénétrante intéressant la carotide et qu’elle a dû survenir presque instantanément. Cette blessure a été causée par un instrument tranchant, tel qu’un couteau-poignard très affilé. Cette arme n’a pu être retrouvée. Voilà où nous en sommes.

— Exactement, dit Horner.

— En effet, dit Stockton.

— Parfait. Avez-vous regardé sous les meubles ?

— Pas encore.

— Il faut le faire.

Le policier de faction à la porte se courba, explora le parquet sous chaque bureau.

— Rien, dit-il.

— Et dans les tiroirs des bureaux, dans le coffre-fort ?

— On va le faire…

— Pardon, dit Stockton, n’est-il pas convenable d’attendre que monsieur Weld soit présent ?

— Vous avez raison. L’a-t-on prévenu ?

— Henderson a téléphoné chez le général Kendall, où le banquier devait se trouver.

— Il n’y était pas ?

— Pas encore.

— Il y a longtemps qu’on a téléphoné ?

— Aussitôt la découverte du crime. Il y a donc une heure à peu près.

— Il serait utile de téléphoner encore.

— Smith, dit le chef du bureau de police, regardez sur cette liste accrochée au mur, et demandez Kendall House.

— Pendant ce temps, nous pourrions toujours interroger le portier.

— Oui. Avez-vous envoyé chercher ce Jeffries ?

— C’est fait, j’ai envoyé Sexton, il a ordre de le ramener.

— Bien. Ah ! vous avez « Kendall House » ?

— Oui, monsieur.

Suttner prit en main le récepteur :

— Allo… E. 431…

— Kendall House ?

. . . . . . . . . . . . 

— Monsieur Georges Weld n’est pas là ?

. . . . . . . . . . . . 

— Il n’est pas arrivé et vous l’attendiez à trois heures ?

. . . . . . . . . . . . 

— En effet, il est quatre heures trois quarts, bientôt cinq heures.

. . . . . . . . . . . . 

— Le juge d’instruction Suttner.

. . . . . . . . . . . . 

— Oui.

. . . . . . . . . . . . 

— C’est vous, miss Cecil ?

. . . . . . . . . . . . 

— Je comprends que vous soyez inquiète.

. . . . . . . . . . . . 

— On a assassiné monsieur Jarvis.

. . . . . . . . . . . . 

— Il est mort.

. . . . . . . . . . . . 

— Non, Georges n’est pas là et nous avons absolument besoin de lui pour continuer l’enquête.

. . . . . . . . . . . . 

— Dites au général que le coffre-fort paraît intact.

. . . . . . . . . . . . 

— Certainement, si le général veut bien tenir jusqu’ici, je ne demande pas mieux.

. . . . . . . . . . . . 

— Allo… ? On a raccroché le récepteur.

— Vous paraissez contrarié, monsieur Suttner ?

— Oh ! c’est miss Cecil qui m’annonçait qu’elle allait accompagner son père et j’aurais voulu lui dire de ne pas venir. Je crains toujours la présence de femmes dans ces affaires.

— Sans doute.

— Mais je comprends son inquiétude et je ne pouvais guère…

— Vous savez qu’elle devait être officiellement fiancée aujourd’hui même à monsieur Weld ? interrompit Marius.

— Ah ! c’est donc pour cela qu’il y avait réunion à Kendall House ? Je devais m’y rendre.

— Au fait, intervint Horner, vous êtes très lié avec Georges Weld ?

— C’est un de mes meilleurs amis.

— Où diable peut-il être ?

— Sa présence est indispensable.

— Il est certain qu’un accident a dû lui arriver, sans quoi il serait chez le général. Tout l’y appelle.

— En l’attendant, nous pourrions, pardon, vous pourriez interroger Halsinger ? insinua Horner.

— Halsinger ?

— Le portier.

— En effet. Faites-le venir.

Et ce disant, Suttner s’assit au bureau de Weld.

Halsinger entra.

— Vous êtes le portier de la banque ?

— Oui, monsieur.

— Donnez vos nom et prénoms.

— Hermann Halsinger.

— Votre âge ?

— Trente-neuf ans.

— C’est vous qui avez enfoncé la porte et découvert le cadavre ?

— Avec Henderson. Oui, monsieur.

— Savez-vous quelles personnes se trouvaient dans le bureau de monsieur Jarvis ?

— Monsieur Jarvis était seul, du moins je le crois.

— Vous n’avez pas vu quelqu’un entrer et monter ici ?

— Non, monsieur.

— Et vous êtes resté tout le temps à votre porte ?

— Je me suis absenté peut-être un quart d’heure.

— Ah ! Vers quelle heure à peu près ?

— De trois heures moins cinq à trois heures un quart, trois heures vingt au plus.

— Qu’est-ce qui vous fait supposer que M. Jarvis était seul ?

— J’avais vu sortir successivement monsieur Weld, monsieur Obrig, l’agent de change, les deux ouvriers qui avaient réparé le coffre et Henderson.

— C’est à ce moment que vous vous êtes absenté ?

— Oui.

— Vous laissiez monsieur Jarvis seul dans la banque ?

— Non, monsieur, Jeffries était là. Et comme je venais de fermer la grande porte du hall, Jeffries, prévenu que j’allais sortir, surveillait du haut de l’escalier, la petite porte laissée ouverte. Du reste, le samedi à trois heures il ne vient plus personne. C’est bank holy day, notre clientèle le sait.

— Donc, pour nous résumer, il n’y avait personne dans la banque que ce Jeffries et la victime ?

— Oui, monsieur.

— À quelle heure Jeffries a-t-il quitté la banque ?

— Quelques instants après le retour d’Henderson. À trois heures et demie environ.

— Bien. Quant à la découverte du cadavre, vous confirmez la déposition d’Henderson. Inquiets du silence de monsieur Jarvis, qui ne répondait pas à vos appels, vous avez enfoncé la porte et êtes entrés tous deux ?

— Oui, monsieur.

— Monsieur Jarvis était mort.

— Oui, monsieur. Sans aucun doute.

— C’est bien. C’est tout ce que vous avez à dire ?

— Oui.

— Je vous remercie. C’est évidemment ce Jeffries qui seul pourra nous éclairer.

— Je l’ai fait chercher. Mais il demeure assez loin, dans New-Road, en face du Carlton Brownsville’s Bar.

— Jusqu’à son arrivée, en ce cas, rien à faire.

— En somme, ce Jeffries est resté seul avec Jarvis de trois heures à trois heures et demie environ… Un moment, continua Suttner en arrêtant Halsinger qui se dirigeait vers la porte, quel homme est-ce que ce Jeffries ?

— Oh, monsieur, un très brave homme.

— Il y a longtemps que vous êtes à la banque ?

— Peut-être vingt ans. Il était ici avant moi, et voilà quatorze ans que je suis portier.

— Ah ! Notez que je ne le soupçonne nullement. C’est un homme de votre âge ?

— Plus âgé, monsieur, il doit avoir quarante-six ou quarante-sept ans.

— Solide comme vous ?

— Oh, non, monsieur, il est petit, chétif et toujours fatigué. Dame, avec le métier qu’il fait…

— Quel métier fait-il donc ?

— Le jour, de neuf heures à six heures, il travaille ici, et de sept heures du soir à des deux et trois heures du matin, il est maître d’hôtel au Carlston.

— Ah ! c’est donc pour cela qu’il demeure si loin d’ici. Mais pourquoi cumule-t-il deux emplois si fatigants ?

— Il a de la famille, monsieur.

— En somme, c’est un brave homme et un travailleur ?

— Pour ça, oui, monsieur.

— C’est bien, vous pouvez vous retirer.

— Cela devient de moins en moins clair, opina Horner.

— Nous trouverons sans doute le mot de l’énigme dans un de ces tiroirs.

— Ou dans le coffre-fort peut-être ? insinua Marius.

— Mais nous ne pouvons rien ouvrir…

— Les clefs de Jarvis sont là ?

— Oui, mais nous ne pouvons nous permettre de faire des recherches qu’en présence de Weld…

— C’est curieux qu’il ne revienne pas.

— Il est peut-être arrivé à Kendall House ?

Et Horner se dirigeait vers le téléphone…

— Inutile, dit Stockton, s’il était là-bas, il aurait téléphoné.

— C’est juste.

— C’est égal. Cela devient inquiétant.

— S’il n’arrive pas, nous pourrions terminer le rapport…

— Et faire enlever le cadavre.

— Enlever le cadavre, oui ; mais vous oubliez que nous attendons Jeffries.

— Ou tout au moins le retour de Sexton, qui a été le chercher.

— En tous cas, faites descendre le corps de Jarvis dans la voiture de transport, qui est à la porte, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, dit un des policemen.

— Alors, faites, il ne peut rester ici.

Les policemen se disposaient à faire ce qui leur était commandé, quand par la porte ouverte on entendit :

— Montez vite, le parquet est là-haut.

— Comment, là-haut ? Le Parquet ?

— Oui. Monsieur Jarvis a été assassiné…

— Assassiné, Jarvis !…

Un homme monta l’escalier à pas précipités et parut sur le seuil du bureau.

C’était le banquier Georges Weld.

— Que se passe-t-il ?

— Ah ! cher ami, lui répond Suttner, nous vous attendions avec impatience.

— Pardon, mon cher Suttner, ce que m’a dit Henderson ? Jarvis mort ?

— C’est exact.

— Comment ?

— Suicide ou assassinat, nous ne sommes pas encore fixés définitivement…

— Mais lui, Jarvis ? Où est-il ?

— Dans la pièce à côté, étendu sur la table…

— Pauvre ami…

Et Georges, allant vers le cadavre, souleva pieusement le drap avec lequel le médecin l’avait recouvert.

— Mon pauvre ami, mon second père ! Quelle peut être la main criminelle ?… Car un suicide, allons donc ! Je l’ai quitté il y a deux heures à peine, gai, souriant, me félicitant de mes fiançailles, heureux de mon bonheur, et c’est ainsi que je le retrouve. Un suicide, lui ! Pourquoi ? Non, non, c’est un crime et je jure bien que mon pauvre Jarvis sera vengé !

Et Georges essuyait les larmes qui l’aveuglaient.

— Pauvre garçon, dit tout bas Marius à Stockton.

— Un peu théâtral, répondit celui-ci.

— Ainsi, mon cher Weld, vous écartez l’hypothèse du suicide ?

— Absolument. Je connais trop Jarvis.

— C’est du reste aussi mon avis personnel. Mais avant tout, venez dans votre bureau pour que je vous mette au courant.

— Allons.

Tous rentrèrent dans le bureau, et Suttner tendit à Georges le rapport du médecin, les interrogatoires d’Henderson et d’Halsinger.

— Prenez connaissance de ces pièces, mon cher Weld ; d’après les premières constatations, le crime, si crime il y a, n’a pu être commis qu’entre trois heures et trois heures et demie, pendant que votre huissier Henderson et le portier Halsinger étaient absents. Car, à moins que la déposition de Jeffries ne nous éclaire, personne jusqu’à présent n’a vu ni entrer, ni sortir l’assassin inconnu, puisqu’assassin il y a ; nous n’avons pas non plus retrouvé l’arme du crime. Peut-être cette arme se trouve-t-elle dans un tiroir de ces bureaux, ou même dans le coffre-fort, mais bien que les clefs de Jarvis aient été retrouvées sous sa main, nous n’avons pas cru pouvoir nous en servir pendant votre absence. Aussi était-ce impatiemment que nous attendions votre retour. Au fait, avez-vous vu miss Cecil Kendall ?

— Non…

— Vous ne venez donc pas de Kendall House ?

— Non, je suis revenu…

— C’est vrai, vous ne savez rien à votre arrivée. Comment donc se fait-il ?…

— Que je sois revenu sans être allé chez ma fiancée ? Une suite de circonstances aussi bêtes que la réalité, mon cher. Je suis parti d’ici déjà un peu en retard, à deux heures trois quarts, mais en somme comme il ne faut en auto plus de trente à trente-cinq minutes pour faire le chemin jusqu’à Kendall House, je pensais ne guère arriver beaucoup en retard. Juste au moment où je sortais de la banque, une automobile de louage passait ; je l’arrêtai et promettant un bon pourboire au wattman, je lui recommandai d’aller vite. La recommandation n’était pas inutile, j’étais tombé sur une mauvaise voiture. Enfin, malgré tout, nous allions arriver, j’en avais tout au plus pour dix minutes encore, quand en cherchant à l’avance de l’argent dans mes poches pour payer l’auto, je m’aperçus que j’avais oublié mes clefs. Or, à mon trousseau, se trouve la clef du coffre-fort, et celui-ci contient des sommes et des papiers tellement importants que malgré tout ce qui m’appelait à Kendall House, je fis contre mauvaise fortune bon cœur et je dis au wattman de revenir sur ses pas.

— Vous eussiez mieux fait de continuer, de prévenir et d’envoyer quelqu’un, quitte à revenir ensuite, dit Stockton

— C’est vrai, je n’ai pas pensé à cela.

— On ne pense pas à tout…

— J’avais aussi une autre raison.

— Laquelle, fit Suttner ?

— Mais Dieu me pardonne, c’est un interrogatoire que vous me faites subir ?

— Vous voulez rire, mon cher ami, mais dans tout ce que vous nous dites, il peut y avoir un fait — jugé insignifiant par vous — qui nous mette sur la voie. N’omettez donc rien, et ne vous offensez d’aucune de nos questions.

— Donc, je revins vers Brownsville, décidé à prendre la première voiture que je rencontrerais, la mienne allant trop lentement, quand à peu près à moitié route, c’est-à-dire à une dizaine, de kilomètres d’ici, une panne de moteur se produisit.

— Elle dura au moins quarante minutes ? dit Stockton.

— Presque. Vous devinez si je frémissais de rage, mais quoi faire ?

— Téléphoner.

— J’étais en rase campagne, à trois ou quatre kilomètres de toute habitation, et puis je croyais toujours que le mécanisme allait être réparé d’une minute à l’autre ou qu’un auto allait passer ; enfin, quand le moteur put être mis en marche, nous repartîmes le plus vite possible, et j’arrivai ici.

— Je pense, dit Stockton, que votre premier soin a été de renvoyer votre wattman ?

— Certes. Je lui ai donné un billet de cinq dollars, heureux de quitter ce sabot. Ah, j’étais loin de me douter de l’horrible nouvelle qui m’attendait ici ! Mais en tout cas, il faut…

Et Weld se dirigeait vers le téléphone

— Vous voulez prévenir miss Cecil ?

— Oui, car elle doit être dans une mortelle inquiétude.

— Inutile, elle est prévenue.

— De ce qui m’est arrivé ?

— Non, car personne ici ne connaissait rien de votre retard à vous rendre près d’elle. Elle s’est informée, nous lui avons annoncé la mort de Jarvis…

— Et ?

— Et elle doit être en route.

— Elle vient… et seule ?

— Le général l’accompagne.

— Sans doute la mort de Jarvis l’effraie lui aussi. Le coffre contient tant de choses précieuses. Il est fermé heureusement ! Je vous dirai que l’oubli, ou la perte de mes clefs, m’a moi même tellement inquiété…

— Pardon, monsieur, dit Henderson, il est possible que vous ayez perdu vos clefs, mais vous les avez bien emportées d’ici en quittant le bureau à deux heures trois quarts…

— Vous êtes sûr ?

— Rappelez-vous, je vous ai averti que vous les laissiez sur votre tiroir, vous les avez enlevées et mises dans la poche de votre pardessus.

— Vous avez raison… oui, je me rappelle, ce que vous dites confirme mes soupçons. Je n’étais pas absolument sûr de les avoir emportées. Je suis parti très précipitamment, ennuyé, craignant d’être retenu par Obrig, l’agent de change, qui insistait pour me parler ; quand je suis sorti de la banque j’ai eu la sensation très nette que quelqu’un me bousculait ; sur le moment je n’y ai pas porté grande attention, cependant j’ai regardé si j’avais encore ma montre et ma main s’est portée sur le côté de ma redingote où se trouve la poche de mon portefeuille. J’ai senti que j’avais ce dernier. Cela a été de ma part plutôt machinal. Puisque j’avais ma montre et mon portefeuille, on ne m’avait pas volé. Je n’ai pensé à mes clefs que plus tard, comme je vous l’ai dit.

— Mais alors, votre voleur pourrait être l’assassin de Jarvis ?

— Au fait, c’est possible, et vous avez peut-être raison, Stockton, répondit Suttner. Voila une supposition plausible.

— Ce n’est en tout cas qu’une supposition absolument gratuite et je n’entends pas par là donner une indication.

À ce moment, les acteurs de cette scène étaient groupés entre les deux bureaux, Stockton faisant face à Weld, Suttner et Horner au milieu d’eux, Henderson se trouvait de l’autre côté du bureau de Jarvis, près du fauteuil de ce dernier.

Quant à Marius, il s’était assis entre le mur et le bureau du banquier, près du siège habituel de Weld. Ses yeux, quand il fut fait mention du trousseau de clefs, se portèrent involontairement sur le tiroir où le banquier avait pris les deux cents dollars qu’il lui avait prêtés ; il crut rêver : le trousseau était là !

Il pensa d’abord que c’était le trousseau de Jarvis, mais celui-là se trouvait sur la table même du bureau, parmi les pièces à conviction, à la place où Stockton l’avait posé.

— Je vous demande pardon, dit-il, de me mêler de ce qui ne me regarde pas ; je suis ici pour assister à une enquête et non pour donner mon avis, mais outre que monsieur Weld m’est très sympathique et que mon intervention peut confirmer ses dires, je crois de mon devoir de vous communiquer toutes les remarques faites par moi.

— Parlez, je vous en prie, répondit Suttner en se tournant vers lui.

— Eh bien, vous êtes sûr, continua Marius en s’adressant à Henderson, que monsieur Weld a emporté ses clefs ?

— Oui, absolument sûr.

— De combien de clefs se compose votre trousseau, monsieur Weld ?

— De quatre clefs : celles qui ouvrent le coffre, le verrou de sûreté de cette porte, mon tiroir-caisse et enfin la porte de mon domicile particulier.

— Et vous croyez que ce trousseau vous a été volé ?

— Il m’a été volé ou je l’ai perdu.

— En ce cas, le voleur est entré dans ce bureau, car voici le trousseau sur ce tiroir…

Tous firent le même mouvement : Weld se précipita, regarda.

— Ce sont évidemment mes clefs ! s’écria-t-il.

Et ouvrant le tiroir :

— On a volé le portefeuille dans lequel je mets l’argent destiné à mes besoins personnels. Ce portefeuille contenait aussi mes papiers d’identité !

Ainsi donc, conclut Stockton, il se confirme que votre voleur a pénétré ici…

— Et de là à conclure que votre voleur et l’assassin de Jarvis sont le même individu, il n’y a qu’un pas. Est-ce votre avis, Stockton ? demanda Marius.

— Eh là, mon cher ami, n’allons pas si vite et surtout ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Il me paraît prouvé que la personne qui avait en sa possession les clefs que voici est entrée dans ce bureau, voilà tout. Pour le reste…

— Mais ce ne peut être que celui qui m’a volé…

— Sans doute, acquiesça Suttner.

— Mais jusqu’à présent personne ne peut être soupçonné, puisque nous ne savons pas quels sont les individus qui sont entrés ici pendant que Jeffries gardait la porte, c’est-à-dire de trois heures moins quelques minutes à trois heures et demie, dit Stockton. Rappelez-vous que le crime a été perpétré à trois heures dix environ.

À cet instant précis la porte du bureau s’ouvrit et miss Cecil, le général Roland Kendall et mistress Kendall firent irruption :

— Que me dit-on, mon cher Weld, commença le général, Jarvis est assassiné ?

— Ah ! vous voilà, s’écria miss Cecil en allant à son fiancé. Je ne vivais plus, ne sachant exactement ce qui se passait.

— Vous êtes ici, Suttner ; vous allez nous happer vivement ce misérable assassin.

Et le général serrait la main du juge.

— J’ai peur que nous ayons du mal, répondit celui-ci, après avoir échangé un rapide regard avec Stockon.

— Si vous saviez par quelles angoisses j’ai passé, depuis trois heures. Me faire attendre ainsi.

— Voyons, Cecil, la cause de son retard est assez grave pour que tu ne puisses lui en vouloir…

— Mais, ma tante, je ne lui en veux pas…

— Mistress Kendall, le drame que nous cherchons à éclaircir n’est pas cause du retard de monsieur Weld.

— Comment ?

— Weld vous dira, comme il nous l’a du reste expliqué, continua Suttner, que son retard est dû uniquement à une panne fortuite de l’automobile qu’il avait pris pour aller à Kendall House. Il ne connaît que depuis un instant la mort de Jarvis.

— Quoi, s’écria Mad, paraissant parler avec étourderie, une panne qui a duré plus d’une heure. Ah ! mon pauvre cher ami, vous avez dû regretter de ne pas avoir accepté mon invitation. Je vous ai offert de vous conduire près de miss Cecil dans ma voiture. Voilà, mon cher, où mène l’obstination.

Et Mad eut un petit rire sec.

— Comment, Weld, mistress Kendall vous avait proposé de vous emmener à Kendall House dans son auto, et vous avez refusé, préférant prendre un auto de louage ?

— Oui.

— Pour quelle raison ? interrogea Suttner.

— Parce que…

Georges ne pouvait, en galant homme, redire devant tout ce monde, qu’après leur conversation du matin, il ne voulait pas se trouver seul avec Mad : il s’arrêta donc, mais tout à coup, en voyant tous les yeux se fixer sur lui, interrogateurs, en sentant que le soupçon entrait dans la pensée de ceux qui l’entouraient, et planait sur lui.

— Ah ça ! s’écria-t-il, est-ce que je deviens fou, est-ce que je me trompe : me croiriez-vous coupable de cet abominable forfait ?

Personne ne répondait ; seule miss Cecil avait fait un mouvement pour aller à lui…

— Voyons, Suttner, nous nous connaissons depuis de longues années, comment pouvez-vous… ?

— Mais, Weld, je ne vous accuse pas, personne ici ne vous soupçonne, vous seul…

— Voyons, voyons, parlons net ! Soyez franc avec moi, je vous le demande au nom de notre vieille amitié. J’ai senti tout à l’heure comme un froid de glace m’envahir : c’est que je sentais que le soupçon vous pénétrait, tous !

— Voyons, Weld…

— Enfin, Henderson, vous m’avez vu partir ?

— Oui, monsieur.

— À quelle heure ?

— À deux heures trois quarts, monsieur.

— M’avez-vous vu rentrer ?

— Non, monsieur, et si vous êtes revenu, puis ressorti, ce ne peut être que pendant que Jeffries me remplaçait, après deux heures trois quarts et avant trois heures et demie.

— Eh bien, nous allons le savoir, dit Weld, car le voici.

En effet, Jeffries entrait, amené par le policeman qui était parti à sa recherche.

Weld courut à lui, et le prenant par la main il l’amena au milieu du bureau.

— Jeffries, lui dit-il, faites attention à ce que vous allez répondre : il s’agit de ma vie, de mon honneur, rappelez exactement vos souvenirs et répondez la vérité comme s’il y allait de votre salut éternel.

— Dites, monsieur…

— Pendant que vous remplaciez Henderson, de deux heures trois quarts à trois heures et demie, m’avez-vous vu revenir dans ce bureau ?

— Mais oui, monsieur, au moment même où trois heures sonnaient, je l’ai remarqué…

— Vous m’avez vu ?

— Oui, monsieur, souvenez-vous, je sortais du bureau, je vous ai croisé sur la porte… vous reveniez avec une valise à la main…

— Une valise ?!

— Vous êtes resté avec monsieur Jarvis, et en m’en allant, avant que la porte matelassée soit retombée, j’ai entendu que vous mettiez le verrou.

— Mais vous mentez, vous ne m’avez pas vu, c’est impossible…

— Monsieur Georges, voici vingt ans que je sers votre père et vous. Toujours vous avez été bon pour moi, mais je suis un honnête homme et même pour sauver ma vie je ne mentirais pas ; sur mon salut éternel, je ne puis que répéter ce que j’ai dit : quand Henderson est rentré et m’a averti que je pouvais m’en aller, vous étiez ici, enfermé avec monsieur Jarvis ; il était à peu près trois heures et demie, et vous étiez ici depuis exactement trois heures.

— Le meurtre a été commis à trois heures dix minutes, dit Suttner ; malgré mon désir, mon espoir de vous trouver innocent, je dois vous considérer comme prévenu. Georges Weld, veuillez vous tenir à ma disposition.

Pendant que Weld tombait accablé sur une chaise, que miss Cecil se jetait en pleurant dans les bras de son père, et que Marius, comme attiré par une secrète sympathie, allait vers l’accusé, on entendit dans la place voisine un bruit de pas pesants et cadencés : c’étaient les deux agents qui emportaient sur une civière le corps de Jarvis, gardant son mystérieux sourire sur les lèvres…

Stockton réfléchissait.



L’INSTRUCTION



Sur un mot dit par Suttner au chef de la police, celui-ci avait prié le général Roland Kendall, sa fille et Mistress J. Kendall de passer dans la pièce voisine.

Weld était resté accablé sur le siège où il était tombé.

Suttner le regarda en silence, puis il alla conférer quelques instants avec Stockton et Boulard restés seuls avec eux dans le bureau. Après quelques paroles échangées à voix basse, il revint, posa la main sur l’épaule de Georges, et comme celui-ci se levait brusquement, demandant :

— Que voulez-vous ?

— Écoutez, Weld, quelques présomptions que j’aie de vous croire coupable, malgré les charges très graves qui pèsent sur vous, je ne veux pas oublier en un moment, et quoiqu’il soit arrivé, notre ancienne amitié. Si je vous faisais arrêter maintenant ce serait un scandale irrémédiable. Même si, par la suite, vous parveniez à prouver votre innocence, il resterait — vous connaissez l’esprit des hommes — il resterait, dis-je, toujours un doute sur votre conduite, sans compter que la nouvelle de votre arrestation aurait certainement une influence désastreuse sur les affaires de votre banque. Ce serait la ruine pour vous et pour vos commanditaires. Je veux vous épargner cela à tout prix tant que je le pourrai et chercher, d’accord avec vous, à établir la vérité. Le voulez-vous ainsi ?

— Ah ! Suttner, vous me le demandez ! Mon cœur est plein de reconnaissance pour vous. Je consens à tout ce que vous désirez.

— Bien. Notez, Weld, que je n’ai pas absolument ce droit. Mais j’ai interrogé ma conscience et j’ai la certitude que j’agirais encore ainsi envers tout autre prévenu se trouvant dans votre situation, même si ce prévenu n’était pas mon ami. Autre chose : la loi, que je dois respecter avant tout, me commande de ne me charger de l’instruction d’aucune affaire, et au besoin de la remettre à un autre juge, si par suite d’une affection quelconque, je ne puis rester impartial. Je dois donc me garder contre moi-même. Je viens de demander à ces messieurs — et le juge d’instruction désignait Stockton et Boulard — d’être les témoins de tout ce qui va se passer ici. Je leur demande aussi d’intervenir si je manquais à mon devoir et de me le rappeler. Ils pourront, du reste, avec la grande habitude qu’ils ont des affaires criminelles, nous aider puissamment. Acceptez-vous leur concours ?

— Je fais plus que de l’accepter, je le réclame.

— Voici donc un point établi : autre chose encore. Je vais entendre des témoignages et pour que nous ne puissions pas être trahis par notre mémoire, ni les uns, ni les autres, il est utile, je le crois, du moins, que je fasse sténographier tous les interrogatoires. Or, ce document peut être une charge accablante contre vous. M’autorisez-vous à agir ainsi ?

— Faites ce que vous voudrez, je souscris à tout.

— Enfin vous avez le droit d’être assisté d’un avocat, et je ne devrais vous interroger qu’en sa présence… Renoncez-vous à votre droit ?

— Fort de mon innocence, je déclare renoncer à toutes les prérogatives que la loi accorde aux prévenus et je m’en remets à vous, à ces messieurs, du soin de me disculper.

— Veuillez me donner cette déclaration par écrit.

— J’allais vous le proposer. Et Georges, attirant à lui du papier, écrivit sur le bureau de Jarvis la déclaration qu’on lui demandait.

— Dites donc, Stockton, dit Marius au détective, vous semble-t-il qu’un malhonnête homme agirait comme monsieur Weld ?

— Tout cela peut n’être que « des mots » ! Attendons.

— Vous êtes difficile. Eh bien, moi, je trouve qu’il vient de nous donner la preuve de son innocence.

Stockton dévisagea son ami avec, dans l’œil, une nuance de raillerie :

— Français ! répondit-il simplement.

Pendant ce temps, Suttner avait reçu des mains de Weld sa déclaration, selon toutes les formes requises. Il la plia, la mit dans son portefeuille, et allant ouvrir la porte, appela son greffier et le chef de la police.

— Messieurs, leur dit-il, je vais commencer officiellement l’instruction. D’accord avec le prévenu, je m’autorise de mon pouvoir discrétionnaire pour faire ici même les premiers interrogatoires. Veuillez faire garder la porte de la banque et que personne ne puisse sortir sans mon ordre. Vous placerez également un policeman dans la pièce à côté de celle-ci. Il veillera à ce qu’aucun des témoins ne puisse écouter ce qui se dit dans ce bureau.

— Je vais remplir moi-même cette mission.

— Soit. Vous m’avez remis les interrogatoires d’Henderson, d’Halsinger et de Jeffries ?

— Je les ai remis à votre greffier.

— Bien. Weld, continua Suttner, je vais, si vous le voulez bien, m’asseoir à votre bureau. Je désire que la lumière tombe sur le visage des gens que je vais interroger, et ainsi j’aurai le dos tourné à la fenêtre. Veuillez rester où vous êtes. Je vous prie, messieurs Boulard et Stockton, de passer ici, auprès de moi, vous pourrez ainsi, au besoin, me communiquer vos impressions. Quant à vous, continua-t-il en s’adressant à son greffier, mettez-vous au bout du bureau. Tirez la tablette ; vous avez la place qu’il vous faut ?

— Parfaitement, monsieur le juge.

— Tout va bien.

Suttner s’assit et parcourut rapidement divers papiers : les rapports du chef de police et les dépositions des premiers témoins.

Weld restait plongé dans ses réflexions.

— Ne soyez pas surpris mon cher Boulard, de cette façon d’agir, commença Stockton à voix basse.

— Elle m’étonne cependant un peu, dit Marius. Ce serait absolument illégal en France, où la forme règne maîtresse de toutes choses, et je vous avoue que je suis un peu estomaqué, ou plutôt, car ma surprise est plutôt agréable, un peu étonné de voir avec quelle urbanité juge et prévenu s’entretiennent.

— En France, tout inculpé est préjugé coupable, et le juge n’a plus dès lors qu’une idée : celle de lui tendre tous les pièges, tous les traquenards possibles pour essayer de le faire s’enferrer.

— Ah ! mon cher Stockton, vous avez bien raison. Quiconque entre dans le cabinet du juge d’instruction, inculpé ou même témoin, n’est jamais sûr d’en sortir. Tous les procédés d’intimidation sont mis en œuvre et si la torture physique est abolie, nos juges font encore largement état de la torture morale. Pensez que depuis la révolution il a fallu un siècle pour arriver à établir que tout inculpé aurait le droit d’avoir à ses côtés, pendant l’instruction, l’avocat chargé de le défendre. Avant, le malheureux était livré sans défense à un homme connaissant la loi, alors que lui l’ignorait ; à un juge dont l’avancement dépend du nombre de condamnations obtenues. Ah ! elle est belle la parole : « J’aimerais mieux relâcher dix coupables que de condamner un seul innocent », mais combien peu de magistrats s’en inspirent !

— Ici, il en est autrement. Nous sommes dans un pays de liberté : même avant d’être interrogé pour la première fois, un inculpé a le droit de voir son avocat à toute heure du jour et de prendre son conseil.

Quand nous sommes, nous autres détectives requis d’arrêter quelqu’un, nous admettons fort bien que celui à qui nous mettons la main au collet n’est pas nécessairement coupable.

Nous ne sommes pas hantés nous, de cette « phobie » de la culpabilité de nos « clients » comme vous autres, de la justice française.

— Vous êtes cruel.

— Oseriez-vous me contredire ? Allons, ne vous étonnez pas de la façon dont le juge conduit l’affaire. D’autres surprises vous attendent encore. Vous n’aurez pas davantage à être « estomaqué » comme vous dites, si le juge, bien que présumant Weld coupable, mais n’en étant pas absolument convaincu, admette fort bien de mettre Weld en liberté provisoire, sans caution. Le banquier continuera dès lors sa vie habituelle et croyez bien que si la fête de ses fiançailles avait lieu pendant cette période, ce ne serait pas l’instruction en cours qui empêcherait Suttner d’aller à Kendall blouse ce jour-là.

— Vous exagérez…

— Je n’exagère pas, et je pourrais vous citer des exemples, mais chut, écoutons, Suttner a fini l’étude des documents, l’interrogatoire va commencer.

— Je viens de relire tous ces rapports, et tous ces interrogatoires faits avant votre arrivée, et je vais vous les résumer. Si j’omettais quelque détail, comme le moindre peut avoir de l’importance continua le juge, en s’adressant à Stockton et à Marius, vous voudriez bien me le faire remarquer.

— Certes. Vous écoutez, Weld ?

— Je vous écoute.

— Voici donc exactement ce qui s’est passé : À trois heures trois quarts à peu près, le chef du personnel des garçons et huissiers de la banque, Henderson, étonné de ne pas voir sortir comme d’habitude le samedi vers trois heures et quart, trois heures et demie, votre fondé de pouvoirs, monsieur Jarvis, a pris sur lui de frapper à la porte de ce bureau, où, supposait-il ce dernier travaillait. Malgré ses appels il ne reçut aucune réponse. Inquiet en trouvant la porte fermée au verrou, alors qu’il devait pouvoir pénétrer dans la pièce pour y passer la nuit, il va demander au portier Halsinger si monsieur Jarvis est sorti pendant la courte absence que lui, Henderson, a faite pour aller luncher. Le portier lui affirme que personne n’est sorti de la banque depuis l’huissier Jeffries, et que monsieur Jarvis doit être dans son bureau. Pris de peur, croyant à un accident, ils enfoncent un panneau de la porte, pénètrent dans cette pièce et trouvent Jarvis mort, la gorge coupée, tombé devant la porte de ce coffre-fort. Henderson téléphone immédiatement au bureau de police et veille à ce que rien ne soit dérangé dans la chambre où le crime a eu lieu, c’est-à-dire ici.

Les policiers arrivent, font les constatations habituelles, desquelles il appert que Jarvis est mort par suite d’une blessure au cou. Cette blessure a dû amener la mort en quelques minutes. Elle a été causée par un couteau-poignard très pointu et très affilé, et la mort peut être aussi bien attribuée à un suicide qu’à un crime. Cependant, l’arme qui a servi au crime ou au suicide ne se retrouve pas, ce qui confirme l’hypothèse du crime ; l’assassin aurait donc emporté l’arme avec lui et il paraît évident que la victime a été surprise. Ce qui le prouve c’est qu’on a retrouvé par terre ses lunettes, sans doute tombées pendant la lutte qui a dû avoir lieu, un des verres de ces lunettes est brisé, et dans la poche dite « poche de revolver » son revolver chargé. C’est bien cela, n’est-ce pas, messieurs ?

— Exact, répondit Stockton pour Marius et pour lui.

— J’arrive maintenant à l’heure présumée du crime : le rapport du médecin daté de quatre heures et demie fait remonter la mort à une heure, une heure un quart à peu près. Cette hypothèse paraît confirmée, étant donné que l’heure indiquée par la montre arrêtée de la victime est « 3 heures 14 minutes ». Voici donc, il me semble du moins, des faits matériellement prouvés : l’assassinat et l’heure du meurtre. Est-ce votre avis ?

— Indiscutablement, dit Marius.

— Malgré cela, je tiens à vous demander, Weld, si vous pensez que monsieur Jarvis pouvait avoir quelque motif de se suicider ?

— Aucun, à ma connaissance du moins. Je dois ajouter que j’ai causé une partie de la matinée avec mon pauvre ami et qu’il était sinon gai, tout au moins enjoué comme à son ordinaire. En le quittant, à deux heures quarante à peu près, nous avions convenu qu’il me rejoindrait ce soir à huit heures chez le général Kendall, car il prévoyait qu’il n’aurait pu y venir dans la journée.

— Donc, vous-même vous concluez à un crime.

— Jusqu’à preuve du contraire j’y crois.

— Ce point est donc établi. Nous arrivons maintenant aux présomptions, excusez-moi, je ne trouve pas d’autre mot, de votre culpabilité. Interrompez-moi au fur et à mesure que je les énoncerai ; ne craignez pas de le faire, n’est-ce pas ?

— Je n’ai rien à craindre, je suis innocent.

— Vous quittez la banque à deux heures et demie environ ?

— Oui.

— Au moment de votre départ vous laissez en conversation avec Jarvis, l’agent de change Obrig. En présence de celui-ci, deux ouvriers sont occupés au coffre-fort. Ces trois personnes quittent la banque dans cet ordre : d’abord monsieur Obrig, puis les deux ouvriers. Tous trois, le portier les a vus, s’en vont entre deux heures trois quarts et deux heures cinquante-cinq minutes. À cet instant, il quitte sa porte jusqu’à trois heures vingt, laissant la garde de la banque à Jeffries, qui remplace Henderson, parti luncher. Je ne me trompe pas ?

— En aucune façon.

— À trois heures moins cinq à peu près, Jeffries, qui est dans la pièce à côté et qui surveille de là le hall de la Banque, vous voit entrer…

— C’est ce que je nie.

— Je ne discute pas encore, je vous résume sa déposition. Donc Jeffries dit, affirme sous serment, vous avoir vu entrer, traverser le hall, passer devant lui et pénétrer dans le bureau où vous vous enfermez avec Jarvis. Vous aviez, dit-il, une valise assez grande à la main.

C’est tout ceci que je déclare inventé à plaisir.

— C’est possible, et Jeffries peut avoir menti. Quel intérêt a-t-il à le faire ?

— Je ne puis lui en supposer un.

— En somme, il est trois heures ou à peu près trois heures ; dans la banque se trouvent seulement trois personnes : Jarvis, la victime, Jeffries et vous. Jeffries peut-il être l’assassin ?

— Comment voulez-vous que je puisse répondre à cette question ?

— Ici, nous quittons le domaine des faits et nous entrons dans celui des probabilités. Pourquoi Jeffries aurait-il tué monsieur Jarvis ? Ce dernier est un homme de cinquante-sept ans, mais très bien portant, d’une taille au-dessus de la moyenne et d’une vigueur constatée souvent. Je le connais personnellement et j’ai souvent fait au club un assaut d’escrime avec lui. Or, sans être d’une force extraordinaire, il est d’une solidité de muscles qui lui aurait permis de lutter avantageusement contre un homme de la taille et de la force de Jeffries, car celui-ci est petit, d’aspect malingre et plutôt chétif.

— Il est possible que Jarvis ait été surpris.

— Non seulement c’est possible, je vous l’ai dit, c’est plus que probable et j’admets sans la discuter la valeur de votre objection. Mais tout en étant surpris, pour que l’assassin ait pu choisir, pour ainsi dire, la place où il voulait frapper, il a fallu que Jarvis ait été non seulement surpris, mais encore maîtrisé, car ne l’oublions pas, le rapport du médecin dit ceci textuellement : « La blessure a été faite avec une sûreté de main et une force peu communes ». Or, Jeffries est un homme presque aussi âgé que Jarvis, et incapable physiquement d’un pareil effort.

— Mais si vous écartez la culpabilité de Jeffries, vous concluez à la mienne ?

— Je ne juge en ce moment, ou du moins je ne préjuge rien. Je cherche à établir des faits.

— Cependant vous n’en êtes qu’à des suppositions.

— Pardon, un fait subsiste : Jeffries vous a vu entrer dans le bureau un peu avant trois heures. Jeffries a-t-il un intérêt quelconque à vous accuser, à mentir ?

— Je ne le suppose pas, à moins toutefois qu’il ne soit l’assassin lui-même.

— Soit, admettons-le une minute, malgré l’invraisemblance qu’il y a à croire — je vous le répète — qu’un homme comme Jeffries ait pu maîtriser et tuer un homme de la taille et de la force de la victime. Pourquoi, dès lors, a-t-il fait disparaître l’arme du crime ?

— Pourquoi moi l’aurais-je fait disparaître ?

— Je vous dirai tout à l’heure pourquoi vous aviez intérêt à ce qu’elle ne put être retrouvée oubliée, comme je vais vous prouver que vous seul avez pu surprendre Jarvis.

— Ah ! par exemple, si vous me prouvez cela.

— Ces clefs, sur votre tiroir…

— Ces clefs, mais je vous ai dit qu’elles m’ont été volées et que…

— Soit, admettons-le. Alors, il faut aussi admettre que Jarvis a pu voir, sans s’en étonner, votre voleur mettre cette clef à sa serrure, ouvrir votre tiroir-caisse et prendre le porte feuille qu’il renfermait ?

— Pardon, monsieur, interrompit Marius, le vol n’a-t-il pu être commis après le meurtre ?

— Sans doute, mais alors comment le voleur a-t-il pu sortir ?

— Par cette porte, le crime et le vol effectués.

— Jeffries l’aurait vu.

— Et si le voleur, l’assassin est un complice de Jeffries ?

Suttner resta un moment interloqué, il n’avait pas prévu cette hypothèse d’un complice.

Mais Stockton prit alors la parole :

— Nous nous, égarons, dit-il, et voilà où mène fatalement le domaine des déductions et des suppositions. Notez, monsieur Weld, que je ne suis ni contre vous, ni pour vous, mais il y a un fait que vous ne pouvez nier, c’est que vous seul avez pu sortir de ce bureau une fois le crime commis…

— Moi ?

— Vous seul. On a, vous vous le rappelez, trouvé cette porte fermée au verrou de sûreté. Or, les clefs de Jarvis, les vôtres, qui vous ont été volées, dites-vous, étaient dans cette pièce ; les premières sous la main du mort, les secondes sur votre tiroir. Après le crime, l’assassin est sorti et a refermé la porte au verrou. Or, pour cela, il fallait avoir une troisième clef. Qui pouvait en avoir une hors vous ?

— Mais il n’en a jamais existé que deux !

— Vous le dites, mais quelle croyance ajouter à votre affirmation ? Votre trousseau ne vous quitte pas, et la preuve en est que lorsque vous le croyez perdu, volé, vous revenez ici pour le chercher ou pour prendre les mesures auxquelles le vol vous incite. Admettez-vous qu’entre le moment, deux heures trente-cinq, où votre trousseau vous aurait été volé et trois heures, heure où le meurtrier a dû entrer ici on ait pu faire une copie de la clef de ce verrou ? Est-ce croyable ? Est-ce possible ?

— Mais en tous cas Jeffries ne peut m’avoir vu sortir.

— Et c’est ce qui me prouve que Jeffries est innocent, car s’il était pour quelque chose dans le meurtre, puisqu’il dit vous avoir vu entrer, il dirait vous avoir vu sortir ! Rien que pour se disculper, lui, ou pour disculper un complice !

— Alors, vous êtes convaincu…

— Je ne suis convaincu de rien : certes je crois, mais je n’attache aucune importance à ce que « je crois », que le meurtrier a pu sortir sans que Jeffries le voie. Le meurtre commis, il a pu quitter cette pièce et rester dans le tambour formé par la porte de chêne et le battant matelassé ; après avoir fermé le verrou, il a guetté un moment d’inattention de Jeffries — (celui-ci ne l’avouera pas) — et il est sorti tranquillement.

— Mais alors, il faudrait que l’assassin connût admirablement les aîtres…

— Prenez garde, monsieur Weld ! Qui les connaît mieux que vous ? Mais je vous en prie, restons dans le domaine des faits : un seul subsiste, indéniable, flagrant, constaté, l’assassin, pour fermer le verrou du dehors avait une troisième clef.

— Je vous répète que deux clefs seulement existaient.

— Laissez-moi finir : s’il n’existait que deux clefs, qui donc, sauf Jarvis ou vous, a pu en faire fabriquer une troisième ?

— Mais…

— Il fallait avoir un modèle, et seuls Jarvis ou vous possédiez ce modèle ! Or ce n’est pas Jarvis qui a pu fermer la porte, donc c’est…

— Moi ! Allons donc, c’est fou, c’est du délire de m’accuser…

— Je ne vous accuse pas, monsieur Weld et Dieu m’est témoin que je désire me convaincre de votre innocence, mais je constate un fait, pas autre chose. Donnez-moi une explication claire de celui-ci, je ne demande pas mieux que de vous croire.

Pendant que Weld, perdant pied, cherchait un encouragement dans les yeux de Marius, qu’il sentait plein de sympathie pour lui, Stockton et Suttner échangeaient quelques observations.

Suttner reprit la parole :

— Monsieur Stockton vient d’établir que vous avez pu vous seul fermer du dehors cette porte au verrou, cependant laissons pour le moment cette circonstance de côté et arrivons-en à votre trousseau de clefs retrouvé miraculeusement sur le tiroir. Vous dites que ce trousseau vous a été volé. Voulez-vous vous rappeler dans quelles circonstances ?

— Volontiers. Comme je vous l’ai dit déjà, je quittais la banque, agacé par l’idée d’être en retard. Je cherchais un automobile de louage et tout naturellement j’étais sur le trottoir regardant au loin. À ce moment, je fus assez violemment bousculé par un passant qui s’excusa et continua rapidement son chemin. J’eus — pourquoi je n’en sais rien — la sensation que je venais d’être volé et tout aussitôt je regardai si j’avais encore ma montre et mon portefeuille. Voyant que j’avais l’une et l’autre, je crus faire erreur et comme à ce moment je vis arriver un auto, je le hélai et montai dans la voiture.

— Pardon, dans quelle poche était votre trousseau ?

— Dans la poche droite de mon pardessus.

— Dans la poche extérieure droite ?

— Oui.

— Singulier endroit pour mettre des clefs si importantes !

— En effet, mais au moment où je sortais de la pièce où nous sommes, je fus averti par Henderson que j’oubliais mes clefs sur mon tiroir. Je les pris et pressé, ennuyé d’être retenu par Obrig, je les mis machinalement dans la poche de mon paletot. Je suis sûr que c’est la poche droite, parce que je me rappelle cette sensation d’avoir touché de la main mon mouchoir qui se trouvait dans cette poche.

— Si vous admettez une corrélation quelconque entre le meurtre et le vol de vos clefs, vous admettez donc que votre voleur savait dans quelle poche étaient ces clefs.

— Je n’admets rien et ne cherche pas à vous donner l’explication de ce qui s’est passé. Je rappelle mes souvenirs et vous les expose, voilà tout. Sans doute, si on en voulait spécialement à mes clefs, le choc dont je me souviens a-t-il permis au voleur de s’apercevoir de la poche où elles étaient.

— Pardon, si j’interviens, dit Marius, mais vous dites que vos clefs étaient dans la même poche que votre mouchoir. Vous a-t-on volé aussi ce dernier ?

— Je ne saurais vous le dire, mais il est facile de vérifier. J’ai enlevé mon pardessus en entrant ici et il se trouve sur cette chaise.

— Il n’y a absolument rien dans vos poches, dit Suttner après avoir vérifié.

— Donc, dit Marius, on vous a volé en même temps vos clefs et votre mouchoir. Cela explique que vous ne vous soyez pas aperçu du vol.

— Je ne comprends pas ?

— Si le voleur avait pris seulement vos clefs, elles auraient pu cliqueter les unes contre les autres, et vous auriez été averti. Enveloppées dans le mouchoir ou serrées avec lui dans la main du voleur, tout bruit était évité.

— En effet.

— Comment est votre mouchoir ?

— Blanc avec une bordure volette et marqué à mon chiffre G. W., brodé également en violet.

— Ne vous étonnez pas de ma question, nous ne saurions être trop méticuleux.

— Donc, reprit Suttner : on vous vole dans la poche droite de votre pardessus votre mouchoir et vos clefs, et cela avant que vous ne montiez en voiture.

— Oui.

— À quel moment vous apercevez-vous de ce vol ?

— J’étais, comme je vous l’ai dit, mal tombé en arrêtant l’auto où j’étais monté. Nous allions très lentement, et mon énervement ne faisait que s’accroître. Je regardai ma montre et je constatai que nous avions à peine fait les deux tiers du chemin en quarante minutes, alors qu’avec une bonne voiture on met à peu près ce même temps pour faire complètement la route. Pour ne pas perdre un instant de plus, je voulus préparer dans ma main la somme nécessaire pour payer le chauffeur. Je fouillai donc dans ma poche de pantalon pour chercher de la monnaie. Je constatai que je n’en avais pas sur moi, mais je constatai aussi que je ne rencontrais pas sous ma main mon trousseau de clefs dans cette poche où je le mets habituellement. Je le cherchai inutilement, et j’en conclus aussitôt que j’avais été volé lors de la bousculade. Je fus, je vous l’avoue, très inquiet ; nous avions justement eu dans la matinée deux ouvriers pour installer l’électricité dans mon coffre-fort. Vous ignorez que dans ce coffre dorment plusieurs millions en espèces et des papiers excessivement importants. Nous avions eu avec Jarvis une conversation à ce sujet. Elle avait pu être surprise. Tout cela me passa dans la tête en l’espace d’une seconde. Je regardai autour de moi et si je l’avais pu j’aurais téléphoné immédiatement à Jarvis à la banque, mais vous connaissez les environs de Kendall House. On fait des kilomètres sans rencontrer une maison. Je jouais décidément de malheur et cela un jour de fiançailles ! L’énervement me prit. Pourquoi ai-je eu l’idée de revenir sur mes pas, je n’en sais rien, mais il me sembla que je n’avais pas d’autre parti à prendre. Je donnai donc au chauffeur l’ordre de retourner à Brownsville et je lui promis deux dollars de pourboire s’il se pressait. Probablement cet homme demanda-t-il à sa machine plus qu’elle ne pouvait donner, et ce fut là sans doute la cause de l’accident, toujours est-il qu’après avoir roulé quelques minutes une panne se produisit. Nous étions en pleine campagne, à peu près à moitié route, et vous qui connaissez ces parages, Suttner, vous savez si l’endroit est désert. J’eus un instant l’idée de partir à pied, mais j’espérais que le moteur allait être réparé d’une minute à l’autre et je m’exhortais à la patience. Enfin, au bout d’une demi-heure d’efforts à peu près, le chauffeur réussit à le mettre en marche. L’auto fila un peu plus vite et j’arrivai ici, ayant mis 2 heures pour faire un trajet qui demande ordinairement une heure et quart à peu près. Je payai vivement avec un billet de cinq dollars que je pris dans mon portefeuille et je montai ici quatre à quatre, où je ne m’attendais pas à tomber dans ce drame.

— Vous avez le numéro de l’automobile de louage qui vous a conduit ?

— Je vous avoue que je ne prends jamais ce numéro.

— L’avez-vous regardé au moins et ne vous le rappelez-vous pas ?

— La fatalité veut que je ne l’aie pas regardé.

— Combien marquait le compteur du taxi ?

— Je n’en sais rien. Je donne toujours cinq dollars pour faire ce trajet aller et retour et j’ai fait ainsi aujourd’hui encore.

— Pour quelle raison n’avez-vous pas gardé la voiture pour retourner chez le général Kendall, après vous être assuré que tout était en ordre ici ?

— Elle allait trop lentement et je comptais en prendre ou en envoyer chercher une autre. La première voiture venue eût marché plus vite.

— Il est malheureux pour vous que vous ne l’ayez pas gardée. C’était un alibi indiscutable.

— Mais, interrompit Marius, le nombre des autos de louage est-il donc si grand à Brownsville qu’il soit impossible de retrouver le chauffeur qui a conduit monsieur Weld ?

— Non pas, et on fera le nécessaire pour le retrouver, car je veux espérer qu’il existe.

— Oh ! Suttner, dit Weld.

— Écoutez, Weld, je dois avant tout vous dire mon impression. Dans cet imbroglio où nous sommes, où nous cherchons à nous retrouver, il y a cependant une chose qui se dégage très nettement, il me semble, c’est que tout se réunit pour faire tomber les soupçons sur vous, et que vous ne nous apportez aucune preuve indiscutable qui vous innocente. Avez-vous rencontré quelqu’un que vous connaissez pendant que vous étiez en auto, soit à l’aller, soit au retour ?

— Je ne crois pas. Je n’ai pas remarqué.

— Pendant la panne de moteur qui vous a immobilisé pendant plus d’une demi-heure sur la route, personne n’est-il passé près de vous ?

— Des péons, quelques Indiens, mais personne de qui je puisse me rappeler nettement.

— Avouez que vous jouez de malheur. Vous êtes sur une route qui conduit à Kendall House, où la meilleure société de Brownsville doit se trouver ce jour-là, et personne des invités ne passe pendant que vous vous morfondez sur le chemin.

— C’est cependant ainsi. Vous pensez bien que connaissant toutes les personnes qui se rendaient à Kendall House, j’aurais demandé à ce qu’on m’emmenât, si quelqu’un était passé.

— Voulez-vous m’autoriser, monsieur le juge, intervint Stockton, à faire paraître dès ce soir une note dans les journaux demandant que les gens qui ont emprunté de trois à quatre heures la route de Kendall House à Brownsville, se présentent demain de trois à quatre heures au bureau de police.

— Naturellement, faites…

— Je me permettrai de vous dire cependant, interrompit Marius, que je ne crois pas que ce moyen serve à quelque chose. Monsieur Weld ne pouvait pas rencontrer des personnes connues par lui sur cette route… et le témoignage des autres aura-t-il quelque valeur ?

— Et pourquoi monsieur Weld ne pouvait-il pas rencontrer des amis pendant cette panne malencontreuse ?

— Réfléchissez, la réunion de Kendall House était fixée à 3 heures, il était à ce moment au moins 3 heures et demie, tous les invités y devaient être déjà rendus.

— Il est incroyable et malheureux souverainement qu’aucun invité n’ait eu du retard. J’étais, moi, dans le cas, cependant voyez cette malechance : je quittais le parquet vers trois heures cinquante minutes pour me rendre à Kendall House, lorsque le coup de téléphone du chef de la police me prévint de me rendre immédiatement ici.

— La fatalité !

— Cependant je ne dois pas m’être trouvé seul dans ce cas.

— Je puis vous affirmer que personne n’a passé sur la route.

— Enfin, laissons cela. Ce point sera élucidé demain. À quel endroit exactement la panne de moteur s’est-elle produite ?

— À cela, je puis répondre nettement : entre les bornes kilométriques 14 et 15. J’en suis certain, car en faisant les cent pas pendant que le chauffeur réparait, j’ai été jusqu’à la borne 14 dans la direction de Brownsville.

— Cet endroit est en effet tout à fait inhabité. Je connais la route, dit Suttner, car autrefois j’ai voulu acheter du terrain par là. Je vous fais remarquer, Weld, que voilà enfin une réponse précise. Jusque là vous nous avez donné des explications si embrouillées, si peu probantes, que je ne puis vous cacher le mauvais effet qu’elles ont produit sur moi.

— Je n’ai cependant dit que la stricte vérité. Et ce qui m’étonne, Suttner, c’est que vous, qui me connaissez depuis si longtemps, puissiez accorder quelque créance à une accusation aussi absurde.

— Permettez…

— Non, je maintiens le mot ! Car enfin à tout crime il y a un mobile, une raison. Ce mobile, cette raison, les concevez-vous un seul instant ? Je suis riche et j’allais épouser la femme que j’aimais. Pourquoi aurais-je commis un crime, et un tel crime ! L’assassinat d’un homme que j’aimais, qui m’a pour ainsi dire élevé, avec qui je n’ai jamais eu aucune discussion et qui connaissait tellement l’affection que j’avais pour lui que, pouvant à la mort de mon père être nommé directeur de notre banque, il avait préféré me faire désigner, moi ! Ma situation, je la lui dois en partie, mais s’il a contribué à me la faire obtenir, c’est qu’il savait que sa place était marquée à côté de la mienne, non seulement parce que j’avais conscience de sa haute compétence financière, mais parce que je l’aimais profondément. Et je l’aurais tué ! Mais je vous le demande encore, pourquoi ?

— Si nous pouvions vous répondre, Weld, la cause serait jugée, car c’est évidemment là le point faible de l’accusation qui pèse sur vous et j’espère que vous aurez dissipé nos soupçons avant qu’une réponse à votre question puisse être faite. Mais vous venez de dire que vous étiez riche. C’est en effet ce que tout le monde croit. À combien estimez-vous votre fortune ?

— Je possède en propre un peu plus de 500,000 dollars, une partie en valeurs de premier ordre, déposée comme garantie de ma gestion et à peu près 200,000 dollars en terrains dans le quartier est de Brownsville. Cette évaluation est de beaucoup en dessous de la valeur réelle, puisqu’elle est calculée sur les prix d’achat effectués il y a quinze ans par mon père. Or, depuis cette époque, ces terrains ont plus que doublé de valeur et rien que les propriétés bâties, les locations diverses des terrains nus, me rapportent 6 à 7 pour cent d’intérêt. Enfin, j’ai ma situation dans cette banque, où je possède, d’après mes obligations statutaires, le cinquième des actions.

— Et votre banque, nous le savons, a une réputation de bon aloi. Quel est votre agent de change ?

— Julius Obrig.

— Obrig. Mais, d’après le témoignage d’Henderson, c’est, avec les deux ouvriers qui faisaient une réparation ou du moins qui exécutaient une nouvelle amélioration au coffre-fort, la dernière personne qui a causé avec Jarvis ?

— En effet, Obrig entrait dans ce bureau au moment où j’en sortais.

— À deux heures et demie ?

— À peu près.

— Il serait intéressant de l’entendre. Voulez-vous que je le fasse chercher ?

— Certes, mais il est six heures et il ne doit pas être à ses bureaux, qui ferment à cinq heures en temps ordinaire et le samedi à une heure.

— Mais à sa demeure particulière ?

— Même si on ne le trouvait pas en ce moment, il rentrerait à l’heure du dîner, vers sept heures et demie.

— Je le prie — et Suttner écrivait rapidement tout en parlant — de venir ici aussitôt qu’il le pourra. Vous m’autorisez à faire porter ce mot, Weld ?

— Je crois bien.

— Où demeure exactement Obrig ?

— Waterloo Street, 1,491.

— Vous entendez, Simpson, continua Suttner en s’adressant à son greffier-sténographe ; donnez, s’il vous plaît, cette lettre à un policeman, dans la pièce à côté et faites-la porter immédiatement. Quant aux deux ouvriers, je pense qu’il serait difficile de les joindre maintenant. S’il y a lieu, je les ferai citer régulièrement.

— Vous avez raison de vouloir entendre monsieur Obrig, remarqua Stockton.

— Son témoignage ne peut que m’être favorable, reprit Weld.

— Sans doute. Et à ce propos, puisque nous en sommes à Obrig, pourquoi venait-il ? Le savez-vous ?

— Ce devait être pour une question de compte à régler, je le présume, du moins. Je partais, je vous l’ai dit, au moment où il entrait. Si je l’ai laissé avec Jarvis, c’est que c’était ce dernier qui s’occupait de toute la question caisse et comptabilité ; il était donc mieux que moi au courant de l’affaire qui amenait Obrig.

— Nous le saurons après l’avoir entendu.

— Je vous demanderai aussi d’entendre le plus tôt possible les ouvriers mécaniciens, car il me semble qu’il y a là quelque chose d’obscur.

— Expliquez-vous ?

— Eh bien ! un ouvrier était venu ce matin pour finir d’installer l’électricité dans le coffre, ou plutôt dans la chambre-forte. À dix heures, il prétexta l’impossibilité de finir seul son travail, téléphona d’abord à sa maison, puis partit à la recherche d’un contremaître capable de réussir ce travail spécial et difficile, j’ai pu m’en rendre compte. Il resta absent jusqu’à près d’une heure de l’après-midi et revint avec un nouveau compagnon. Ils ne finirent leur travail qu’à deux heures cinquante au plus tôt et ce sont eux qui quittèrent les derniers ce bureau avant l’assassinat, n’est-ce pas, puisque vous établissez que celui-ci a eu lieu à 3 h. 14’ environ.

— Mais croyez-vous que leur témoignage puisse nous éclairer ?

Je ne sais pas, je cherche avec vous, car bien loin d’essayer d’entraver l’action de la justice, je voudrais vous aider de tout mon pouvoir.

— En somme, dit Stockton, ce que demande monsieur Weld est tout naturel, car ces ouvriers auraient pu préparer un vol, en tous cas, ils auront à rendre compte de leurs actes.

— Mais au fait, n’a-t-on rien volé dans le coffre ?

— Il est facile de s’en assurer, et Suttner tendant les clefs à Weld : Ouvrez votre coffre-fort et voyez, dit-il.

— Inutile, interrompit Stockton en l’arrêtant, on n’a rien volé, dans la chambre forte du moins.

— Comment le savez-vous ?

— Croyez-vous que l’assassin eût pris la peine de replacer le cadavre de Jarvis devant cette porte dans la position où nous l’avons trouvé ? Votre caissier, ou plutôt votre fondé de pouvoirs est mort en défendant le dépôt qu’il avait en garde, et on trouvera le contenu du coffre tel qu’il était quand Jarvis l’a fermé pour la dernière fois.

— Je voudrais, demanda Weld, que l’ouverture de la chambre forte eût lieu en présence du général Kendall.

— Pourquoi ?

— Indépendamment de sommes énormes qui sont renfermées là, j’ai aussi en dépôt des papiers d’une importance capitale que je ne dois remettre qu’à lui seul. Si le coffre doit être ouvert, je désire donc que le général soit présent et que remise immédiate lui soit faite devant moi, de ces papiers.

— Soit. Du reste, vous me rappelez que le général Kendall et ces deux dames attendent. Voulez-vous que ces interrogatoires aient lieu en votre présence ?

— Quelque peine qui m’en doive advenir, je vous demande à assister à tout ce qui va se passer.

— Je ferai selon votre volonté. Ne voyez dans ma question que le désir de vous épargner un chagrin.

— J’avais deviné votre intention, je vous remercie de l’avoir eue.

Suttner se leva et restant près de la porte ouverte :

— Voulez-vous entrer, général ?

Roland Kendall entra. Il était sombre, inquiet, et on voyait qu’il se faisait violence pour rester calme.

Sans regarder Georges, il se dirigea vers le fauteuil que Suttner lui désignait du geste :

— Excusez-moi, général, de vous avoir fait attendre aussi longtemps, mais nous avions à fixer certains points de détail assez longs à établir.

— Puis-je vous demander si quelque chose est venu infirmer la déposition de Jeffries ?

— Jusqu’à présent, non. Nous en sommes au même point ; nous savons cependant, d’après les dires de monsieur Weld, pourquoi il n’est pas arrivé chez vous vers trois heures. Il aurait eu une panne d’auto, et le vol de ses clefs l’aurait poussé à revenir ici avant d’aller à Kendall House.

— Vous admettez cette explication ?

— Général, je la reçois, me réservant de donner plus tard, après un plus ample informé, l’appréciation que j’en fais. Mais si vous le voulez bien, je vous demanderai de vouloir répondre à quelques questions. Asseyez-vous, je vous en prie.

— Je suis tout à votre disposition.

Et le général prit place sur le fauteuil auquel il s’était jusque là appuyé.

— Je sais, général, commença Suttner, que vous connaissez Georges Weld depuis de longues années. Je sais aussi que vous deviez aujourd’hui annoncer ses fiançailles avec miss Cecil, votre fille unique. Je crois donc inutile de vous demander votre opinion sur lui.

— En effet. Jusqu’à ce jour, j’ai toujours considéré Georges Weld comme un parfait honnête homme et comme un gentleman accompli. Je dois ajouter que même si vous parveniez à le convaincre du crime qui vous occupe, je suis certain que ce meurtre aurait été exécuté dans des circonstances qui feraient de Weld un coupable, certes, mais qui n’auraient rien de déshonorant pour lui.

— Vous croyez donc qu’il aurait pu tuer dans un moment de colère ?

— Je ne crois rien… mais il y a un fait indiscutable : c’est que d’après ce que j’ai entendu, le crime aurait eu lieu entre trois heures et trois heures et demie. À ce moment, toute affaire cessante, Weld aurait dû être à Kendall House. La raison qui l’y appelait était d’un intérêt tellement primordial, en dehors de toute question de convenances, que je ne puis comprendre son retard et que je ne puis surtout l’excuser. Donc, s’il a manqué à ce point au respect qu’il devait à moi, à ma fille, il a fallu qu’il soit retenu par une cause vraiment sérieuse, plus que sérieuse même : il a fallu qu’il ne pût faire autrement. Tout ce qu’il peut invoquer ne tient pas debout.

— Alors, vous croyez vraiment que j’étais ici au moment du meurtre ?

— Je ne puis pas faire autrement que de le croire ; ce que vient de me dire monsieur Suttner n’est pas admissible : une panne d’auto, la crainte d’être volé en vous apercevant de la disparition de vos clefs… À qui ferez-vous croire cela ?

— C’est cependant l’exacte vérité.

— Vous appuyez au moins vos dires de la déposition du conducteur de votre voiture ?

Et comme Weld restait immobile :

— Non, dit Suttner. Weld ne se rappelle même pas le numéro de l’auto.

— Ah ! Vous avez donc un intérêt à ce que cet homme ne soit pas retrouvé ? À qui ferez-vous croire que pendant le temps qu’a duré la panne que vous invoquez pour excuse, vous n’avez pas jeté les yeux au moins une fois sur une des lanternes ou à l’arrière de votre voiture, où le numéro est toujours inscrit. Abandonnez ce système de défense, Weld, et soyez sûr qu’un homme peut, à la très grande rigueur, être excusable d’un meurtre, mais qu’il se déshonore par un mensonge. Dites la vérité, quoi que cela puisse vous coûter. Je vous en conjure.

— Je n’ai jamais menti de ma vie, général, et cette fois comme toujours je dis vrai.

— Soit.

Et Kendall esquissait un mouvement pour se lever.

— Pardon, général, mais je voudrais vous poser une question assez délicate. Voyez-vous avec joie le mariage de miss Cecil avec Georges Weld ?

— Jusqu’à hier, oui.

— Que voulez-vous dire — et comme Weld faisait un brusque mouvement…

— Du calme, je vous prie. Expliquez-vous, général ?

— Eh bien, j’ai appris hier, tard dans la soirée, que Weld jouait à la Bourse.

— Moi !

— J’annonçais au club vos fiançailles à Obrig, votre agent de change, un vieil ami de votre père et mon meilleur ami à moi. « Vraiment, me dit-il, les fiançailles seront publiées demain ? — Oui. — « Du reste, « fiançailles » ne veulent pas dire « mariage ». Fort surpris de ces paroles, je le sommai de s’expliquer. — Je ne le puis, me répondit-il, sans trahir le secret professionnel ; du reste, je dois demain faire une démarche dont le résultat pourrait me prouver que je ne vois pas juste et je ne veux pas me faire l’écho de commérages. Mais demandez cependant à votre futur gendre pourquoi il joue à la Bourse pour le compte de clients supposés…

— Vous dites ? interrompit Weld.

— Je vous répète les propres paroles de votre agent de change.

— Mais c’est une erreur. Jamais je n’ai fait chose pareille, jamais je n’ai fait d’opérations de Bourse pour le compte de ma banque, ou pour mon propre compte, et jamais surtout, je n’aurais joué sous des noms supposés. Pour qui Obrig me prend-il ?

— Je vous répète ce qu’il m’a dit. Ne l’avez-vous pas vu ce matin ?

— Quelques secondes à peine. Il venait en effet pour me parler, mais pressé par l’heure, je l’ai renvoyé à Jarvis. Il est en effet resté avec lui.

— Ceci s’éclaircira, puisque j’ai prié monsieur Obrig de venir le plus tôt possible. Il nous expliquera tout à l’heure ses paroles.

— Je dois ajouter, continua le général, qu’Obrig en me quittant, disait du reste, si l’intervention est décidée avant la prochaine liquidation, il gagnera des millions.

— Je vous jure que je n’y comprends rien ! Je me demande en ce moment si je suis dans mon bon sens, et si j’entends vraiment ce que vous dites !

— Attendons, dit Suttner, tout s’expliquera à son heure. Cependant, ajouta-t-il en se tournant vers Kendall, vous étiez, malgré cette conversation, décidé à publier les fiançailles de votre fille ?

— Certes. Comme l’a dit Obrig, il y a une différence entre fiançailles et mariage, et je ne croyais pas que Georges ait pu faire quoi que ce soit d’incorrect. Cependant j’étais anxieux, et je dois avouer à ma honte qu’en ne le voyant pas à quatre heures et demie, j’ai eu, avant de connaître ce qui s’était passé, l’idée de profiter de cette impolitesse et de remettre à quelques jours la publication fixée à aujourd’hui, mais comme je viens de vous le dire, j’ai eu honte de cette mauvaise pensée et de me servir de ce futile prétexte. Si Georges était arrivé chez moi avant votre coup de téléphone, ses fiançailles avec miss Cecil eussent été annoncées.

— Aviez-vous mis votre fille au courant de cette conversation avec monsieur Obrig ?

— Non. D’abord je ne l’ai pas vue hier au soir ; elle s’était retirée chez elle quand je suis rentré. La nuit porte conseil, dit le proverbe ; ce matin, après avoir réfléchi, j’étais décidé à laisser aller les choses. Il ne faut pas juger les gens sur des apparences. Je me suis donc tu.

— Je ne crois pas, général, avoir autre chose à vous demander. Si vous le permettez, je vais poser quelques questions à mademoiselle et à votre belle-sœur.

— Je vous laisse.

— Non, faites-moi le plaisir de rester dans cette pièce, vous n’êtes pas de trop ici, vous pouvez entendre ce qui va être dit et au besoin me donner quelques éclaircissements.

Et Suttner alla chercher dans le bureau d’à côté les deux femmes qui attendaient : l’une, miss Cecil, anxieuse, cachant mal son chagrin et son inquiétude ; l’autre, mistress Kendall, pensive, les sourcils froncés, réfléchissant.

— Veuillez entrer mesdames, et prenez place. Je n’ai que peu de chose à vous demander. Miss Cecil, je sais à l’avance ce que la situation où se trouve Weld a de pénible pour vous et…

— Excusez-moi, monsieur Suttner, de vous interrompre, mais si je suis d’avis que cette situation est particulièrement grave, je ne puis vous laisser dire qu’elle a quelque chose de pénible pour moi. Je considère Georges comme mon fiancé. J’ai donc en lui la plus grande confiance et je ne peux le croire capable d’un crime.

— Bravo ! ne put s’empêcher de dire Marius, à voix basse, il est vrai, et croyant ne pas être entendu.

Il se trompait. Stockton le foudroya d’un tel regard de mépris que le pauvre Marius se recroquevilla sur sa chaise ; mais, en lui-même, et pour sa satisfaction personnelle, il répéta son interjection, et regardant miss Cecil avec un respect mêlé d’attendrissement :

— Elle me plait, cette brave petite, dit-il « mezzo voce », en répondant à Stockton par un regard de défi que celui-ci accueillit avec un calme sourire. Eh oui, elle me plait.

Cette courte scène avait passé naturellement inaperçue et Suttner avait repris la parole :

— Dans ce cas, miss Cecil, je crois inutile de vous demander quoi que ce soit ?

— Vous avez raison. Je ne pourrais du reste vous raconter que des faits, et ils sont nombreux, à la louange de M. Weld, je n’en connais du reste pas d’autres.

— Quant à vous, mistress Kendall, je ne crois pas que vous puissiez éclairer la justice ?

Mais Mad avait regardé Georges : les yeux de celui-ci, en entendant parler sa fiancée, témoignaient d’un tel amour, d’une telle reconnaissance que la jeune veuve ne put se défendre d’un retour de basse jalousie ; elle répondit donc, d’une voix mauvaise :

— Oh ! je ne pourrais guère que répéter ce que je vous ai dit tout à l’heure, monsieur Weld a refusé mon offre…

— Votre offre… ?

— Oui, l’offre que je lui avais faite de passer le prendre ici à deux heures et demie avec ma voiture.

— C’est vrai, offre que Weld a refusée, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Quant à ce que j’ai entendu au téléphone, cela n’a pas, je crois, grande importance.

— Ma tante… supplia miss Cecil.

— Vous avez entendu quelque chose au téléphone ?

— Oui.

— Quand cela ? Dites ?

— Je ne sais si je ne ferais pas mieux de me taire…

— Pardon, mistress Kendall, vous en avez trop dit maintenant pour vous taire, et même si ce que vous allez dire devait m’accabler, je vous prie, bien plus, je vous ordonne de parler.

— Vous m’ordonnez ?

— Certes !

— C’est donc vous qui l’aurez voulu. Voici. Ne vous voyant pas arriver, ma nièce, inquiète, demanda au téléphone la communication avec la banque. Au moment où celle-ci lui fut donnée, le général l’appela pour un renseignement ; miss Cecil me pria donc de prendre l’appareil et c’est moi qui parlai…

— Que dites-vous là ? continuez…

— Je me rappelle très bien ce qui se passa alors et je vous répète textuellement mes paroles et ce qui fut répondu…

Tous attendaient impatiemment. Qu’allait dire mistress Kendall ? Cecil avait fait, mais en vain, un mouvement pour supplier sa tante de s’arrêter ; celle-ci jeta sur elle, sur Weld, un regard de triomphe haineux et continua :

— Après l’appel et la réponse habituelle « Allo », je demandai : « Monsieur Weld est-il encore là ? » Il me fut répondu, et sans contestation possible, par Jarvis : « Non, il est parti ». Déjà à ce moment miss Cecil était revenue prendre le second appareil récepteur, et écoutait avec moi. Sans doute, Jarvis ne raccrocha pas tout de suite l’appareil qu’il tenait à la main, car nous entendîmes distinctement le dialogue suivant entre Jarvis et quelqu’un qui causait avec lui :

« Qu’est-ce que c’est ?

« Ta fiancée qui fait demander si tu es encore là ?

« Pauvre petite !

« Tu peux le dire, pauvre petite ! »

L’appareil fut raccroché sans doute à ce moment, car nous n’entendîmes plus rien.

— Et, interrogea Suttner, dont la voix, malgré lui, tremblait d’émotion, vous avez reconnu la voix de l’interlocuteur de Jarvis ?

— Oui, et miss Cecil l’a reconnue comme moi !

— Et cet interlocuteur était selon vous… ?

— L’interlocuteur de Jarvis était Weld !

— Et vous avez téléphoné à… ?

— À trois heures dix ou onze minutes.

— Trois heures dix ou onze minutes ? Vous en êtes sûre ?

— Je ne puis me tromper, j’avais ma montre à la main pour pouvoir, si monsieur Weld m’avait répondu lui-même, lui reprocher son retard et le lui dire exactement.

— Et Jarvis, tout semble le prouver, a été tué à trois heures et quart !

Weld eut un sursaut de révolte et d’indignation, il bondit plutôt qu’il n’alla vers mistress Kendall, il la saisit aux poignets, et les yeux dans les yeux :

— Vous oseriez me répéter, les yeux dans les yeux, cette infâme calomnie ?

— Eh, mon cher, ce n’est pas une calomnie, c’est l’expression exacte de la vérité et je n’ajoute pas un mot, je vous en réponds. Du reste, demandez à votre fiancée, qui est en train de s’évanouir, elle a entendu comme moi ! Et puis, lâchez-moi, assassin, vous me brisez les poignets !

Tous s’étaient précipités : malgré lui, Stockton avait fait un pas vers Georges, et allait lui mettre la main sur l’épaule, Suttner le regardait, interrogateur, prêt à donner un ordre, quand ses yeux rencontrèrent les yeux suppliants de Marius qui lui montrait Miss Cecil, dans les bras de son père, sanglotant, désespérée…

— Weld s’était élancé vers elle, mais arrêté par un geste du général, il restait éloigné de miss Cecil, les bras tendus vers cette admirable enfant :

— Vous aviez entendu et vous avez pu dire tout à l’heure que vous me considériez toujours comme votre fiancé ; vous aviez entendu et vous avez dit que vous me gardiez votre confiance ; vous aviez entendu et vous ne m’avez pas accablé ! Rien dans votre conduite, dans vos paroles n’a montré que vous me croyiez coupable. Au contraire vous avez affirmé mon innocence, n’y croyant pas vous-même.

— Ne dites pas cela, Georges, c’est vrai, mes oreilles ont entendu, c’est vrai, j’ai reconnu votre voix, mais je suis sûre que ce n’est pas vous qui avez parlé ! Il y a là un mystère, quelque chose que je ne comprends pas : je ne sais si vous êtes innocent ou coupable, je ne peux, ni ne veux le savoir, mais je juge de votre cœur par le mien, et je sais, je suis sûre, que ce n’est pas l’homme que j’aime qui a prononcé ces deux mots : « Pauvre petite » sur le ton d’insultante pitié ! Oh non, ce n’est pas vous !

Miss Cecil s’était redressée, malgré son père, elle allait vers Georges, les yeux brillants de fièvre, la main tendue vers lui… quand la porte s’ouvrit brusquement et sur le seuil parurent le chef de police et Henderson ; celui-ci la voix étranglée par l’émotion, criant presque malgré lui :

— Monsieur Weld, le chauffeur qui vous a conduit sur la route de Kendall House est en bas, et il demande à vous parler !