K.Z.W.R.13/Le Billet maculé

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 90-94).

Chapitre III

LE BILLET MACULÉ


— C’est encore moi, fit Marius en entrant.

— Vous avez du neuf ?

— Non, pas précisément. Je ne vous dérange pas, au moins ?

— Du tout.

— Dès lors, je m’enhardis jusqu’à vous demander un service.

— Usez et abusez de moi.

— Vous êtes mille fois trop aimable. Je n’abuserai pas. Voici. Par un oubli incompréhensible, j’ai négligé de redemander à ma fiancée un portefeuille que je lui avais confié. Il contient mon argent. Je me suis donc trouvé sans un sou tout à l’heure et j’ai couru chez elle. Voyez ma guigne. Miss Ketty est absente. Je suis donc obligé d’avoir recours à vous et d’entamer un peu malgré moi mon crédit à votre banque.

— Il est heureux que vous m’ayez trouvé. C’est aujourd’hui samedi — bank holy day — les employés de la maison sont partis et la caisse fermée avec tous les guichets.

— Ah ! sapristi, je tombe, bien.

— Ne vous désolez pas. Si le banquier ne peut vous satisfaire, le gentleman, l’ami, si vous me permettez de prendre ce titre, est trop heureux de vous être agréable. Je vais vous donner la somme que vous désirez en la prélevant sur ma caisse particulière ; lundi, nous régulariserons cela. Cela vous va-t-il ?

— Vous me le demandez ? Je crois bien.

— Combien voulez-vous ?

— Cent ou deux cents dollars.

— Cela vous suffit ?

— Amplement. Je n’aurai pas besoin d’autant d’argent, mais je vais à quatre heures en compagnie du détective Stockton visiter les pénitenciers. J’aurai probablement quelques pourboires à donner, quelques aumônes à faire. Je représente la France, j’ai le devoir d’être généreux et je ne tiens pas à être pris au dépourvu.

— Soyez assez aimable pour me libeller un reçu provisoire de deux cents dollars. Je vais vous les remettre.

Weld tendit son porte-plume Waterman et une fiche. Puis, tandis que Marius écrivait, il tira son trousseau de clefs de sa poche et ouvrit le tiroir-caisse de son bureau. Il prit dans une petite sacoche deux billets de cent dollars et les étalant :

— Voici.

— Voilà, répondit Marius en passant le reçu et en ramassant les deux billets.

— Ah ! fit-il.

— Quoi donc ?

— Cela ne m’étonne pas que vous ayez des grattoirs géants, si vous faites beaucoup de taches de cette taille…

Et Marius montrait sur l’un des billets de banque une tache d’encre large de six ou sept centimètres…

— Le vilain, le sale billet, rendez-le moi

— Mais non.

— Mais si. Tenez en voici un autre tout neuf.

— Je le prends puisque vous paraissez tenir à cet échange.

— Le billet taché est tout aussi bon, mais vous pourriez avoir des difficultés à l’échanger contre de la monnaie. Je le garde pour moi.

Tout en parlant, Weld pliait le billet en quatre et le mettait dans un des compartiments de son portefeuille, qu’il glissait ensuite dans la poche intérieure de son vêtement

— Je ne sais comment vous remercier, reprit Marius.

— Ne me remerciez pas !

— Vous êtes trop aimable. C’est plaisir d’avoir à faire à vous, continua Marius en se levant pour prendre congé. Alors, à lundi…

— À lundi. Je vous souhaite de vous amuser mieux ce soir. Il me déplairait que vous emportiez une mauvaise impression de Brownsville.

— Merci. Tous mes regrets encore de ne pouvoir être des vôtres. Vous m’avez invité tantôt de façon si charmante que j’en suis encore confus. Oui donc dirait que vous autres, Américains, vous étiez froids, gourmés, glacés. Je viens d’arriver et je n’ai trouvé que des sympathies. J’ai déjà consigné la chose, tant elle m’a frappé, sur mon carnet de voyage.

— Ah, vraiment ?

— J’ai mis : « La cordialité est la qualité dominante de l’Américain, je ne connais que le Français qui, dans cet ordre d’idées, lui soit nettement supérieur.

— Et que pensez-vous de nos femmes ?

— J’ai déjà confié mon sentiment à leur égard à mon carnet de voyage

— Vous ne pensez pas que vous allez un peu vite pour noter des impressions aussi définitives ?

— Mais non.

— Puis-je connaître votre sentiment sur l’Américaine ?

— J’ai mis « L’Américaine est jolie au possible, je ne connais que la Française pour la dépasser en beauté. »

— C’est flatteur pour miss Ketty Trubblett.

— Tiens, je n’avais pas pensé à elle…

— Je crois, Monsieur Boulard, qu’en procédant de la sorte, vous emporterez de notre pays des impressions assez… comment dire… assez personnelles. Vous êtes chauvin. Monsieur !

— Vous croyez ! Mais je bavarde et le temps passe. Vous êtes bien bon de ne pas vouloir vous en apercevoir. Encore une fois, merci, monsieur et à bientôt.

Comme Marius quittait le bureau, Henderson frappait à la porte.

— Que voulez-vous, Henderson ?

— Monsieur, ce sont les ouvriers pour le coffre-fort.

— Enfin ; faites entrer.

Les ouvriers se mirent à l’ouvrage après une inspection minutieuse des parois blindées du coffre. Leur besogne, en effet, était particulièrement délicate. Weld s’était rendu compte qu’il était impossible d’éclairer d’une manière convenable l’intérieur de la chambre aux valeurs.

Les différents systèmes successivement essayés n’avaient donné que des résultats lamentables. D’accord avec Jarvis, il s’était donc décidé à faire poser une lampe électrique dans l’intérieur même du coffre, à l’entrée, dans l’intervalle compris entre la grille et la porte. La grande difficulté était de conduire les fils à la lampe au moyen d’une canalisation absolument incombustible. Un court circuit eût pu amener un désastre et anéantir des millions ! Il fallait donc que le commutateur se trouvât à l’intérieur et qu’il fut impossible de donner de la lumière du dehors.

— En avez-vous pour longtemps ? demanda Weld en tirant sa montre, surpris de voir l’heure qu’il était déjà. Je vous avouerai que je suis pressé.

— Dame, monsieur, il nous faut creuser deux trous de deux millimètres de diamètre et de cinq millimètres de profondeur. Ce n’est pas facile. Nous ne répondons pas d’y arriver.

— Comment cela ?

— Les murailles d’acier chromé de votre chambre forte sont d’une composition si particulièrement résistante qu’elles défient les outils les plus perfectionnés. Voyez le nombre de mèches déjà émoussées. Cependant nous travaillons avec des outils spéciaux. Si nous arrivons à un résultat, ce ne sera pas avant quelques heures, et encore, je vous le dis, nous ne répondons de rien.

— Quelques heures pour forer deux trous de cinq millimètres de profondeur ?

— Monsieur ne se rend pas compte du travail que c’est.

— Dès lors, si par suite d’un accident quelconque, la perte de mes clefs par exemple, ou d’un oubli, si je ne parvenais à me rappeler la combinaison de chiffres et de lettres qui commande le mécanisme…

— Il faudrait pour forer les trous nécessaires et arriver à faire jouer la quadruple serrure, de dix à quinze jours.

— Vous voulez rire.

— Mais non, Monsieur Weld. Le cas s’est produit déjà.

— Mais ne pourrait-on fondre les plaques en partie au moyen d’une lampe ou d’un chalumeau.

— Pas celles-ci. Les parois du coffre que voici ne sont pas formées d’une seule plaque, mais de la réunion de plusieurs plaques séparées par des intervalles remplis d’une matière, qui est notre secret, absolument incombustible. Quant à la porte, c’est encore pis : regardez l’épaisseur et le glacé du métal. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas perdre votre clef, et de ne pas oublier le mot.

Tout en parlant, les ouvriers s’étaient remis au travail.

— Mais le mot, la combinaison d’un coffre-fort peut se retrouver ?

— Mathématiquement, cela est possible ; mais j’aimerais mieux ne pas avoir à essayer. Pensez, monsieur, que la combinaison à trois boutons, trois lettres si vous aimez mieux, peut s’exercer sur 15,680 combinaisons. Il faudrait les essayer les unes après les autres, et cela sans en oublier une seule, sans se tromper. Or, votre porte a quatre boutons, c’est donc plus de 60,000 combinaisons qu’il faudrait essayer. De quoi lasser, ne pensez-vous pas, la patience d’un homme.

— Décidément ce coffre commence à m’effrayer ! Je deviens comme Jarvis. Tiens, le voici justement.

Jarvis, en effet, pénétrait dans le bureau.

— Tu as déjeuné ?

— Admirablement.

— Les ouvriers, tu le vois, sont au travail. Ils m’ont effrayé un peu, à propos du coffre. Écoute leur conseil : ne perds pas la clef, n’oublie pas le mot, c’est terrible à quoi nous serions exposés.

— Il faudrait égarer nos deux clefs en même temps et, pour le mot, si ma mémoire est vieille, elle est encore bonne, Dieu merci, et la tienne est jeune. À ce propos, et Jarvis emmenait Weld, loin des ouvriers, il va falloir le changer, le mot.

— Tu crois ?

— Dame, ces ouvriers…

— Oh ! tu craindrais ?

— Mon cher enfant, quand j’ai dans la caisse, en outre de nos valeurs, dix-huit millions qui ne nous appartiennent pas, j’exagère les précautions, et tu ne peux pas me donner tort. La grille est fermée, hein ?

— Certainement. Eh bien, tu changeras le mot après leur départ, car moi, je dois absolument te quitter.

— Mais alors, je serai seul à connaître le mot, et si un accident m’arrivait…

— D’abord, aucun accident ne t’arrivera, et puis c’est bien simple, tu n’as qu’à m’envoyer la nouvelle combinaison et le nombre des crans au cadran de la clef, comme tu l’as déjà fait, en te servant pour cela de notre langage conventionnel, à ma boîte, poste restante. Cela fait que si un accident te privait de mémoire, nous ne serions pas embarrassés. C’est convenu ?

— C’est convenu.

— Du reste, j’espère bien te voir cet après-midi. Tâche de venir.

— Jusqu’à quelle heure resteras-tu chez le général ?

— Je n’en sais rien, le plus tard possible, huit heures, neuf heures, je dînerai chez eux probablement.

— J’irai te rejoindre dans la soirée.

— Bravo ! Dis donc, il est grand temps que je parte. Deux heures et demie.

— Eh bien, sauve-toi. Mes amitiés et mes hommages à Miss Cecil.

— Henderson, mon chapeau, mon pardessus, je vous prie.

— Monsieur, dit Henderson en apportant les effets demandés, Monsieur Obrig est là qui demande à vous voir, vous ou Monsieur Jarvis.

— Il est dans le salon d’attente ?

— Oui, Monsieur.

— Quel ennui. Ce bureau qui n’a qu’une porte est assommant. On pense toujours aux voleurs et jamais aux gêneurs. Jarvis, reçois-le.

Jarvis alla vers la porte et l’ouvrit. Obrig entra.

— Ah, mon cher Monsieur Obrig, vous m’excuserez, il faut absolument que je parte à l’instant et tout en parlant, Weld mettait son pardessus, aidé par Henderson.

— J’aurais voulu parler cependant…

— Bah, Jarvis ou moi, c’est la même chose : il doit mieux savoir que moi ce qui vous amène, et ce qu’il a à vous répondre. Encore une fois, excusez-moi. Au revoir Jarvis…

— Monsieur, dit Henderson, qui se trouvait près du bureau de Weld, vous oubliez vos clefs sur votre tiroir !

— C’est ma foi vrai. Merci, dit Weld, en les mettant dans la poche de son paletot, et en sortant en hâte.

— Il faut vraiment que vous l’excusiez, mon cher Monsieur Obrig, dit Jarvis, il doit être à 3 heures chez le général Kendall, où l’on va annoncer ses fiançailles avec miss Cecil. Les amoureux perdent la tête.

— C’est qu’ils perdent quelquefois à la Bourse aussi…

— Que voulez-vous dire ? Tenez, venez dans ce coin et parlez à demi-voix. Les ouvriers ne peuvent nous entendre.