K.Z.W.R.13/Le Fondé de pouvoirs Jarvis

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 84-89).

Chapitre II

LE FONDÉ DE POUVOIR JARVIS


L’homme à qui Georges Weld s’adressait pouvait avoir cinquante-sept ou cinquante-huit ans.

Il réalisait le type de l’Américain âgé que nous rencontrons dans les Palace et les musées de la vieille Europe : chevelure blanche, lunettes d’or cachant la vivacité des yeux, visage rasé de près, taille au-dessus de la moyenne.

Habillé de vêtements larges, il avait cette sorte d’élégance sobre de ceux qui portent toujours des vêtements d’une coupe identique et qui ne « s’endimanchent » jamais.

Très soigné de sa personne, mais affectant beaucoup de laisser-aller dans sa mise et dans son maintien, il était, dès la première vue, excessivement sympathique.

Weld devait lui porter une réelle affection, car ce fut avec presque de la déférence qu’il dit :

— J’étais vraiment ennuyé de ce que ton absence se prolongeât aussi longtemps.

— Ce n’est pas ma faute si j’ai tardé, j’aurais voulu voir Obrig absolument ce matin et je l’ai attendu, sans succès, du reste. Alors, en désespoir de cause, je lui ai laissé un mot le priant de m’attendre lundi à dix heures et je suis revenu.

— Je te remercie.

— Il est venu beaucoup de monde ce matin ?

— Miss Cecil…

— Et tu n’as pas été heureux de ne pas trouver entre ta fiancée et toi ce vieux gêneur de Jarvis ?

— Tu es injuste, tu ne me gênes jamais. Quant à ma fiancée, elle sait tout ce que je te dois.

— Ce que tu me dois…

— Certainement. Si j’ai pu succéder ici à mon père, c’est à toi que je le dois, oui, oui, si tu avais voulu, c’est toi qui aurais été nommé directeur de la banque A.-G. Weld.

— Si j’avais agi ainsi, j’aurais été un ingrat. Il m’eut fallu oublier que c’est grâce à ton père qu’il y a quinze ans j’ai évité la banqueroute. C’est lui qui m’a aidé à solder mon passif et à étouffer des histoires, disons malheureuses : c’est lui encore qui m’a permis de me créer une situation en me recueillant ici.

— Mais cette dette-là, tu l’avais déjà payée vis-à-vis de moi… car c’est toi vraiment qui m’as élevé…

— Ta mère était morte depuis cinq ans déjà, ton père ne pensait qu’aux affaires, il m’a laissé le soin de m’occuper de vous, car il savait l’affection paternelle que j’avais pour vous deux, ton frère et toi.

— Tu avais même une préférence pour lui. Avoue-le ?

— Je l’avoue ; peut-être est-ce parce que j’ai été trop faible qu’il a fait tant de bêtises et j’ai sincèrement à me reprocher la vie misérable qu’il doit mener actuellement.

— Tu n’as rien à te reprocher. Combien de fois ne t’ai-je pas entendu donner à Arthur les meilleurs conseils. S’il t’avait écouté…

— Certes, il n’aurait pas, par ses débordements et ses noces ordurières, excité la colère de ton père, il l’a chassé, déshérité, un dollar pour tout héritage…

— Sans compter que je ne puis même l’aider ! Mon père me l’a interdit par testament.

— Tu n’as jamais eu de ses nouvelles ?

— Aucune. Il est sur le continent, je le crois, du moins.

— Pauvre garçon ! Enfin, revenons à des choses moins tristes. Que dit miss Cecil ?

— Elle est venue me recommander d’être exact cet après-midi. Aussi je commençais à faire une tête de ne pas te voir revenir.

— Le grand jour des fiançailles…

— Tu viendras ?

— Naturellement… Rien d’autre à me signaler comme « businesman », cette fois, car miss Cecil n’avait à faire qu’au banquier, et pas à la banque.

— Rien de particulier, non. Un Français, Marius Boulard, celui qui nous a télégraphié de Lisbonne au sujet de la lettre de crédit qu’il avait sur nous et qu’on lui a volée… il est venu.

— Nous payerons ?

— Oui, j’ai à son sujet d’excellentes recommandations.

— Vraiment ?

— Il m’est envoyé par un de mes anciens condisciples, un garçon qui n’a pas trop mal tourné, il est ministre en France.

— C’est bien, cela.

— Bah, pour ce que cela dure là-bas. Enfin il est content, il a profité de sa situation pour épouser une femme riche, voilà le principal.

— Que vient donc faire ce Boulard à Brownsville ?

— Il est chargé d’une enquête sur la police d’ici. Je ne sais pourquoi la police américaine a grande réputation en Europe, il est vrai qu’on n’est jamais satisfait de ce qu’on a… Ce Boulard visitera les pénitenciers. Puis…

— Puis ?

— Voilà, mon ami, le ministre voudrait savoir exactement ce qui se trame dans l’affaire du Mexique.

— C’est bien simple : l’intervention.

— Je sais bien, mais quand celle-ci se produira-t-elle ?

— On n’attend qu’un prétexte.

— Comment sais-tu ?

— Ce sont les bruits qui couraient en Bourse hier.

— Alors, les « Juan Cassiano » vont monter ?

— Peut-être. Les Anglais vont essayer une rafle des actions.

— En avons-nous en portefeuille ?

— Quelques-unes. Veux-tu nous porter acheteurs ?

— Toute réflexion faite, non. Le jeu, pour notre compte, me fait peur.

— Tu as raison ! Contentons-nous d’exécuter les ordres de nos clients.

— Et de faire des bénéfices modestes, mais certains.

— Ce sont là toutes les visites ?

— Oui.

— L’ouvrier est revenu pour le coffre ?

— Non et cela m’ennuie. Je voulais aller luncher le plus tôt possible et je ne pouvais m’en aller laissant le bureau seul avec la porte du coffre ouverte.

— La grille est fermée ?

— Oui, mais quoique très solide, un voleur muni d’outils spéciaux pourrait la forcer.

— Un voleur n’entrerait pas ici en plein jour.

— Je trouve en tous cas plus prudent que l’un de nous reste en permanence tant qu’il sera impossible de fermer complètement la chambre forte.

— Tu as raison. Sais-tu que je regarde maintenant notre coffre presque avec terreur !

— Mon pauvre Jarvis, tu as bien failli être enterré vivant !

— C’est le mot. Je portais sur les bras nos deux grands livres, ce qui m’empêchait, de regarder à mes pieds, je trébuche, je me raccroche maladroitement à la grille qui retombe sur moi et voilà qu’automatiquement la porte se ferme en même temps que la grille ! Je veux frapper de l’intérieur, la grille ne me le permettait pas. Du reste, m’aurait-on entendu ?

— Heureusement que j’avais vu l’accident, le temps de remettre le mot et d’ouvrir, il s’est passé quelques minutes… d’autant que je ne trouvais plus mes clefs…

— J’ai bien failli être asphyxié.

— Le fait est que, lorsque tu es sorti, tu n’en menais pas large…

— Cinq minutes de plus et j’étais mort. La porte ferme tellement hermétiquement que l’air ne peut se renouveler et une demi-heure est plus que suffisante pour que l’asphyxie soit complète ! je n’y suis resté que dix minutes à peine et je respirais déjà difficilement, mes tempes bourdonnaient.

— C’est admirable comme souricière à voleurs !

— Mais dangereux pour le caissier !

— Bah, nous sommes prévenus maintenant, et comme il n’y a que toi et moi qui avons à ouvrir notre coffre, tant pis pour les autres !

— Alors, l’ouvrier ?

— Je l’attendais. Je vais maintenant, profitant de ce que tu es là, passer ma redingote et aller luncher ; cela fait, je reviendrai te relever de faction. Il est midi et demi : je serai là vers une heure et demie. Ton estomac pourra-t-il attendre ?

— Parbleu oui ! Ne te presse pas. J’en ai vu bien d’autres. Je mange à n’importe quelle heure, moi, sans aucune gêne.

— Alors, je me sauve. À tout à l’heure.

Jarvis, resté seul, ouvrit son grand livre qu’il avait été prendre dans la chambre forte, et pendant une vingtaine de minutes, s’absorba dans des calculs qui devaient être compliqués, si l’on en juge par ce fait que pas une fois pendant ce temps il ne leva les yeux.

Son registre refermé, il resta songeur, au point que si quelqu’un l’eût aperçu, il eut été effrayé de la dureté de sa physionomie.

Violemment, il frappa du poing le bois de son bureau :

— Tant pis ! murmura-t-il. Tant pis !

Puis il se leva, replaça son grand livre sur le rayon habituel et revint s’asseoir.

— Il sonna.

Henderson, le chef des huissiers, frappa à la porte.

— Entrez, Henderson, fit Jarvis, voulez-vous donner l’ordre au personnel de dire à monsieur Obrig, l’agent de change, s’il venait et demandait à parler à monsieur Weld, que celui-ci sera absent jusqu’à lundi à dix heures du matin.

— Bien, monsieur.

— Il va sans dire que si je suis là, vous l’introduirez.

— Bien.

Henderson sortit, sur un signe.

— Comme cela, dit Jarvis entre ses dents, je suis tranquille. Du reste, Obrig ne viendra pas avant la fermeture de la Bourse, à trois heures. Il n’est qu’une heure et quart. J’ai le temps.

Et jarvis, fermant au verrou intérieur la porte du bureau, pénétra dans la chambre forte.

Toutefois, la leçon qu’il avait eue en manquant y rester devait avoir été rude, car il ne se hasarda entre les plaques blindées qu’après avoir eu la précaution de placer une chaise devant le lourd battant d’acier, afin d’empêcher celui-ci de rouler sur ses gonds et de se refermer sur lui.

Entré dans le coffré, il s’y livra à un travail de rangement, de classement, aurait-on pu dire plutôt. Que faisait-il donc ?

Il vérifia le compte des bank-notes, en liasses, puis des liasses il fit des paquets.

— Dix millions en billets de mille dollars. Cinq millions en billets de cinq cents. Un million en billets de deux cents, cent et cinquante dollars. C’est exact. Et dire que tout cela tiendrait dans une valise ! Ah ! au fait…

Jarvis sortit du coffre-fort, ouvrit le verrou, revint à son bureau et sonna.

— Henderson, dit-il à l’huissier, allez demander à monsieur Murphy la liste des numéros des billets de banque entrés depuis un mois. Vous lui direz que je la garde jusqu’à lundi pour la comparer avec le double qui est déposé dans le coffre. C’est là un petit travail de vérification qui n’est pas inutile.

Henderson lui rapporta le livre des entrées et sorties où dans toute banque importante sont inscrits au jour le jour les numéros des billets de banque passant par les caisses de l’établissement.

— Monsieur Murphy demande si monsieur veut qu’il vienne faire l’appel des numéros avec lui ?

— Inutile.

— Alors, Monsieur Murphy peut s’en aller ?

— Quelle heure est-il donc ? Une Heure et demie, je crois bien. Tous les autres employés sont partis ?

— Oui, monsieur, c’est bank holiday, il ne reste plus que monsieur Murphy, qui va partir, et comme à l’ordinaire, Jeffries et moi.

— C’est vous qui êtes de service ici ce soir et qui passez les nuits jusqu’à lundi ?

Oui, monsieur.

— C’est bien. Allez.

Jarvis, la liste à la main, mit à nouveau le verrou et entra dans le coffre.

Quelques minutes se passèrent, puis comme on essayait d’entrer, la porte résista.

— Tu es là, Jarvis ?

— Oui.

— Ouvre, c’est moi, Georges.

— Voilà.

Et tout en parlant Jarvis allait ouvrir à Weld.

— Tu t’étais enfermé ?

— Tu penses ! Je n’avais pas envie que quelqu’un entrât et m’enfermât dans la caisse !

— Décidément, tu exagères la prudence dès qu’il s’agit du coffre. Une chaise pour l’empêcher de se fermer ! Diable, tu ne veux pas être pris deux fois.

— Moque-toi de moi !

— Et l’ouvrier n’est pas revenu encore ?

— Non. C’est insupportable !

— Tu n’as pas téléphoné ?

— Ma foi non ! J’étais en train, comme tous les samedis de vérifier les entrées et les sorties et de voir si ma liste de l’intérieur de la chambre est bien d’accord avec celle de Murphy

— Toujours au travail !

— Que veux-tu : plus rien ne m’intéresse et si je ne m’occupais pas comme je le fais, si chaque minute de ma vie n’était pas employée, je craindrais de me laisser aller à la passion fatale qui…

— Allons, mon vieil ami, ne pense plus à tout cela ! Il y a si longtemps ! Ce qui m’étonne, c’est que depuis quinze ans tu aies pu résister au désir de jouer. Tu es bien guéri ?

— Bien guéri, je t’assure.

— C’est le travail, Jarvis, qui t’a sauvé. Ah, mon cher ami, tu étais loin déjà. D’autres eussent succombé. Moi-même peut-être à ta place. Tu as voulu te refaire une vie et tu as eu raison. Laisse-moi te gronder cependant. Tu te tues, jamais un instant de repos, c’est trop, vraiment. Tu fais à la fois ma besogne et la tienne.

— Tu es jeune, prends du bon temps.

— J’en prends, sois tranquille, ce n’est pas une raison pour que tu perdes à la fois le boire et le manger. L’heure du lunch est depuis longtemps passée.

— Je n’ai pas faim.

— Allons, allons, Jarvis, assez de zèle, c’est ton directeur qui te parle.

— En ce cas, il faut bien que j’obéisse.

— Sauve-toi, tu n’as que le temps, il faut que je parte d’ici à deux heures et demie.

— C’est à trois heures la réunion organisée par ton futur beau-père ?

— Tu viendras chez le général Kendall ?

— Voilà, c’est ce qui me désespère, cet ouvrier ne revient pas, nous n’en finirons jamais avec ce coffre. Je ne pourrai quitter la banque avant que tout ne soit en ordre. À propos, Mad est-elle au courant de tes fiançailles ?

— Elle sait.

— Et que dit-elle ?

— Que veux-tu qu’elle dise ?

— Mad est une femme dangereuse.

— Mais non, c’est une femme, tout simplement, une coquette si tu veux.

— Le principal, c’est que tout cela se soit arrangé. Pour le dire franchement, je suis heureux de te voir épouser miss Cecil, car Mad n’était pas la femme qu’il te fallait.

— Bravo, Jarvis.

— Mais je bavarde, je bavarde et le temps passe. J’oublie que je dois revenir ici avant 2 heures 1/2. À tout à l’heure.

— je vais téléphoner. Allô ! 249, Palace. Bien… Ce sont les Établissements Stephenson ?

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Comment se fait-il, monsieur, que l’ouvrier qui doit installer la conduite pour le fil électrique de la lampe intérieure de mon coffre-fort ne soit pas revenu ?

. . . . . . . . . . . . 

Il attend un second ouvrier qui doit revenir avec lui ?

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Dites-lui qu’il se presse, j’ai besoin de m’absenter aujourd’hui de bonne heure.

. . . . . . . . . . . . 

Bien ! Merci.

. . . . . . . . . . . . 

Et Weld raccrocha l’appareil récepteur.

En ce moment même, on frappait à la porte :

— Entrez.

— Monsieur, dit Henderson, c’est ce monsieur qui est venu ce matin, ce Français, monsieur Marius Boulard.

— Monsieur Boulard ? Faites entrer.