Justice aux Canadiens-Français !/Chapitre VIII

◄  VII
IX  ►


VIII


Votre sortie contre le collège de Montréal ne paraît être qu’une transition habilement ménagée pour en revenir à votre sujet de prédilection : les biens du clergé.

Vous prenez à partie les prêtres de Saint-Sulpice, les accusant, à tort, de posséder la moitié de la ville de Montréal, et vous annoncez, pour des temps prochains, une révolution dont vous vous gardez, d’ailleurs, d’indiquer la nature.

J’ai déjà signalé la vivacité de vos attaques contre nos communautés religieuses ; il ne me déplaît pas d’y revenir.

Vous limitez, d’ailleurs, le champ de la discussion, en vous en prenant, de préférence, aux immunités dont jouissent les biens d’Eglise, au Canada.

Il est, tout d’abord, un fait digne de remarque : l’opiniâtreté avec laquelle vous prenez à partie le clergé catholique, sans vous préoccuper de ce qui peut se passer de similaire dans le camp protestant.

Cette façon d’apprécier les faits dénote, à tout le moins, dans vos renseignements, une lacune qu’il convient de relever par des chiffres. Les statistiques de 1886, les seules que j’aie à ma disposition, établissent que, dans la ville de Montréal, la valeur des propriétés des églises catholiques exemptes de taxe s’élevait à 6 206 190 dollars, tandis que 2 784 800 dollars représentaient la valeur des propriétés de l’Église protestante.

Si, maintenant, l’on tient compte qu’en cette même année 1886, la population de Montréal était de 140 747 âmes, dont 103 579 catholiques, il sera facile de vérifier que pour 37 168 protestants, la valeur des biens d’Église exempts de taxes égalait la moitié de celle des communautés catholiques moins la bagatelle de 318 295 dollars !

Pourquoi, dans ce cas, ne pas généraliser vos remarques, et étendre au clergé protestant le champ de vos critiques ?

Mais, pourrez-vous dire, il n’y a pas que la question des taxes qui préoccupe certains esprits ; ce dont on se plaint, par-dessus tout, c’est de la fréquence des appels à la charité publique.

J’accueille volontiers votre remarque, en ce qu’elle est la preuve la plus éclatante que l’esprit de foi de nos populations ne s’est pas le moins du monde affaibli, en dépit des exhortations de l’école ultra-libérale.

Il suffit, d’ailleurs, de relever le nombre des institutions protestantes, et de lire dans les journaux les appels réitérés de leurs ministres à la bourse des fidèles, pour constater que le clergé catholique n’accapare pas, à lui seul, la charité publique.

Croyez-vous, sincèrement, que les biens de nos communautés religieuses demeurent improductifs ?

À Montréal, à Québec, vous avez visité les maisons-mères de ces communautés, avez-vous apprécié leur œuvre, et vous êtes-vous demandé si elle ne compensait pas largement la jouissance des immunités que vous leur reprochez si amèrement ?

Vous connaissez, en partie, le rôle patriotique joué par le clergé canadien dans le développement de la nationalité française en Amérique ; je voudrais pouvoir m’étendre sur ce sujet, et vous montrer ces prêtres, tour à tour, aviseurs spirituels du peuple ; défenseurs de leurs libertés ; gardiens vigilants de leurs traditions, et perpétuant, enfin, à travers les siècles, dans le Nouveau-Monde, notre belle langue nationale !

Pouvez-vous contester à une nation dont l’existence est aussi étroitement liée à l’action bienfaisante de son clergé, le droit de lui marquer sa reconnaissance autrement que par son respect et son attachement à la foi ?

Vous admettez que le clergé canadien « est à l’abri de toute attaque en ce qui concerne les mœurs et la vénalité » ; que lui reprochez-vous alors, et quels sont les dangers de l’avenir ? Si le clergé n’est pas vénal, c’est donc que les biens qu’il possède n’ont pour objet que de soulager le malheur et de développer l’éducation morale du peuple !

Mais peut-être soupçonnez-vous le zèle de notre clergé de s’être ralenti, et que, rassuré sur les dispositions de la population à son égard, celui-ci ne songe qu’à jouir en paix de la vie facile qui lui est faite ?

Quelle erreur serait la vôtre !

De quelque côté que vous portiez vos regards, sur cet immense territoire du « Dominion, » votre vue sera frappée par un spectacle étrange ; au milieu des solitudes de la prairie, au sein des vastes forêts, sur les bords de l’océan glacial, non loin du cercle polaire, vous apercevrez d’humbles maisonnettes surmontées d’une croix ; sentinelles avancées de la colonisation et de la foi !

Dans ces cabanes, grossièrement construites de quelques morceaux de bois, indifférents aux privations, aux rudes froids de nos longs hivers, des Jésuites, des Oblats, des prêtres séculiers, des sœurs de charité raniment l’espérance dans les cœurs, encouragent les efforts du colon et jalonnent de nouvelles conquêtes au progrès et à la civilisation.

À quel ordre religieux le Canada doit-il de posséder dans Rome un séminaire, édifice superbe d’où sortira une pléiade de jeunes lévites, dont l’instruction supérieure sera un bienfait pour le pays ? À ces mêmes prêtres de Saint-Sulpice que vous accusez de parcimonie.

Mais pourquoi vous dire tout au long les œuvres nombreuses créées par ce capital qui vous effraye au point que vous n’osez le calculer ! vos conclusions découlent du point de vue particulier auquel vous vous placez, et dérivent de principes qu’il ne m’appartient pas de discuter ici.

Votre livre, mon cher de Coubertin, reflète, à ne pas s’y tromper, les tendances d’un petit groupe de libéraux canadiens, nuance « Ferry, Goblet & Cie ; » en acceptant leur manière de voir, vous vous êtes mépris sur le sentiment de l’opinion publique prise dans son ensemble et à l’exclusion de toute école.

Vous avez, sans doute, entendu parler de la question dite « des biens des jésuites ? » Vous n’ignorez pas, qu’à l’instigation du premier ministre de la province de Québec, l’honorable Honoré Mercier, la Compagnie de Jésus est rentrée dans une faible partie des biens qu’elle possédait lors de la suppression de l’ordre au siècle dernier.

Je ne m’étendrai pas sur cette œuvre de réparation : qu’il me suffise de vous rappeler qu’elle fut, au Canada, la source d’une grave agitation, provoquée et entretenue par le fanatisme d’une petite minorité protestante.

Un député de la chambre des communes du Canada, monsieur O’Brien, demanda au gouvernement fédéral de désavouer, comme inconstitutionnelle, l’action du parlement de la province de Québec.

Une longue discussion s’ensuivit. Finalement, l’amendement de monsieur O’Brien fut repoussé par un vote de 188 voix. Treize députés votèrent en faveur du projet !

Remarquable exemple de tolérance religieuse et de respect des lois constitutionnelles, donné par l’élément protestant, pourtant en majorité, de la chambre des communes !

Écoutez, à ce propos, les paroles prononcées, au cours de la discussion, par le chef du grand parti libéral Canadien : monsieur Laurier :

« Sans aucun doute, si les libéraux de France avaient à voter sur cette question, ils voteraient pour le désaveu du bill ; mais je dois dire que je ne suis pas, que nous ne sommes pas ici des libéraux de l’école française. J’ai déclaré dix, vingt fois dans ma province, que je suis, moi, libéral de l’école anglaise ; nous n’avons rien de commun avec les libéraux de France. J’ai regretté d’entendre, il y a un instant, mon bon ami le député de Norfolk (M. Charlton) exprimer le regret — c’est du moins ce que j’ai compris — qu’il n’y eût pas de parti protestant. Il y a dans ma province des hommes appartenant à ma nationalité, de l’avis de l’honorable député, et qui désireraient eux aussi qu’il y eût un parti catholique. Je me suis toujours élevé contre cette doctrine, et dès 1877, parlant en français, devant un auditoire français, dans la ville que j’ai l’honneur de représenter, la bonne vieille ville de Québec, je disais à ceux qui, comme mon honorable ami, voulaient diviser les hommes d’après leurs idées religieuses :

« Vous voulez organiser tous les catholiques comme un seul parti, sans autre lien, sans autre base que la communauté de religion ; mais n’avez-vous pas réfléchi que, par le fait même, vous organisez la population protestante comme un seul parti, et qu’alors, au lieu de la paix et de l’harmonie qui existent aujourd’hui entre les divers éléments de la population canadienne, vous amenez la guerre, la guerre religieuse, la plus terrible de toutes les guerres ? »

Tels étaient mes sentiments, il y a dix ans, tels ils sont aujourd’hui. Mon honorable ami le député de Norfolk (M. Charlton) me dit que nous ne devrions pas laisser cet acte entrer en opération, parce que les Jésuites sont les ennemis de la liberté. Une telle déclaration ne me surprendrait pas dans la bouche d’un libéral de la France, mais je suis surpris de l’entendre formuler dans ce parlement. Parce que des hommes sont ennemis de la liberté, est-ce à dire qu’on ne leur doive pas la liberté ? D’après nos doctrines et notre manière de voir, la liberté luit non seulement pour les amis, mais aussi pour les ennemis de la liberté. Nous n’établissons pas de distinction. Et, en ce qui concerne les libéraux d’Angleterre, je suis sûr d’une chose, c’est que, s’ils étaient ici, il ne voteraient pas comme le rédacteur du Mail suppose qu’ils voteraient. Depuis plus d’un siècle, les libéraux anglais ont été les champions de la liberté dans le monde, et si nous avons la liberté aujourd’hui, telle que nous le comprenons dans ce pays et dans notre siècle, c’est en grande partie à leurs efforts que nous le devons. Il y a longtemps qu’ils ont compris que la liberté n’est pas seulement pour les amis de la liberté, mais pour tout le monde. Il y a longtemps qu’ils ont compris que la sécurité de l’État dépend absolument de la plus entière liberté accordée à toutes les opinions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, et qu’il est nécessaire de laisser le jugement du peuple décider entre le grain et la paille, choisir l’un, rejeter l’autre. Voilà le principe que, dans la mesure de mes forces, j’ai essayé, depuis des années, d’inculquer dans l’esprit de mes concitoyens d’origine française. Ce principe, joint à une fidélité inébranlable aux principes les plus larges de liberté constitutionnelle, c’est l’étoile qui me guide et que, dans la position que j’occupe aujourd’hui, et dans celles que je pourrai occuper pendant ma vie, je m’efforcerai toujours de suivre. »

Et encore au cours de la même discussion, voyez avec quel esprit de tolérance, le premier ministre de la puissance, sir John A. Macdonald, Anglais, protestant et orangiste, affirment les mauvaises langues, parle de l’œuvre des Pères Jésuites :

«  · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Qu’on remarque qu’il n’y a dans tout le Canada que soixante-et-onze Jésuites, vont-ils conquérir le pays ? le protestantisme va-t-il être aboli ? Le Canada va-t-il perdre sa foi par le travail de ces soixante-et-onze Jésuites ? Ils n’ont pour toute arme qu’un chapelet, une ceinture autour des reins, et un bréviaire sous le bras. Quel mal peuvent-ils faire ? · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Ils sont aujourd’hui, au Canada, un corps exclusivement enseignant. Il n’y a pas dans la province de Québec une seule paroisse qui ait un Jésuite pour curé ; il n’y a pas une seule paroisse qui soit sous le contrôle des Jésuites. Ils ont, chez les Sauvages et les Esquimaux, sur les côtes du Labrador, une mission où l’enseignement et le christianisme se donnent la main, où ils font beaucoup de bien, où ils endurent les souffrances et les misères, qu’au témoignage de M. Parkman ils ont toujours été prêts à endurer pour la cause de la religion et de l’humanité.

Chose étrange, si nous sortons de la province de Québec en nous dirigeant vers l’ouest, vers le Manitoba, nous y voyons le collège de Saint-Boniface ayant à sa tête l’archevêque Taché et six Pères Jésuites pour professeurs. Nous ne voyons pas le Manitoba se soulever contre l’institution. Nous savons avec quelle facilité cependant un mouvement populaire peut se produire dans un jeune pays comme celui-là, peuplé d’esprits ardents. J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’en faire moi-même l’expérience. Cependant, ils endurent cette énormité d’avoir dans leur province six Pères Jésuites enseignants. Ils se montrent, sous ce rapport, aussi apathiques que les protestants de la province de Québec, et, chose plus étrange encore, il y a là le clergé anglican sous la direction de l’évêque de l’église anglicane, le clergé presbytérien sous la direction du conseil de cette congrégation, et tous sont tellement traîtres au protestantisme, qu’ils se sont réunis pour fonder une université commune, qui a le droit de conférer des diplômes, et le conseil des gouverneurs de cette université est composé de catholiques, de presbytériens et d’anglicans. »

Je viens de mettre devant vos yeux quelques-unes des paroles prononcées par les chefs autorisés des deux grands partis politiques du Canada ; je pourrais vous en citer cent autres, et toutes vous prouveraient le peu d’enthousiasme provoqué chez nous par le faux libéralisme du gouvernement républicain, dont vous semblez vous être constitué le défenseur.

Quant à cette révolution terrible dont vous nous révélez l’approche, elle est, chacun le sait, le secret espoir des fanatiques du pays, de ces hommes qui mettent au-dessus des plus chers intérêts de la patrie, la satisfaction de leurs haines de sectaires ou de leur ambition personnelle.

La grande masse de la nation, ne vous y trompez pas, cependant, comprend que le premier devoir d’un peuple libre est de faciliter aux ministres de la charité l’exercice de leur apostolat, sans distinction de dénominations religieuses.



Séparateur