Julie philosophe ou le Bon patriote/I/04

Poulet-Malassis, Gay (p. 37-53).
Tome I, chapitre IV


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IV.

Nouvelle liaison. Nouvel assaut. Cas
imprévu. Scène tragique.


Je faisais tristement de profondes réflexions sur tous les assauts livrés à ma vertu. Je me retraçais les cruels effets des efforts du centaure Jérôme et l’échec que mon honneur avait essuyé sans que mon cœur fût de la partie, et je me demandais avec un vif sentiment d’amertume si, arrivée à 17 ans, je ne connaîtrais de l’amour que les insipides caresses d’un peintre et d’un moine.

Je n’avais point encore aimé, cependant j’avais laissé cueillir cette fleur si précieuse que cent mains avaient déjà approchée sans succès, et ce que j’avais réservé à cet être céleste que mon imagination avait créé, était devenu, au milieu des douleurs, la proie d’un Jacobin !…

Je ne voyais plus qu’avec beaucoup de contrainte le trop crédule Darmancourt. Je dis crédule parce que lui seul contre tous défendait avec beaucoup de chaleur la vertu du saint Célibataire qu’il avait introduit dans la maison paternelle. Que les hommes sont méchants, me disait-il quelques jours après ma triste aventure ! Les meilleurs motifs sont tous empoisonnés. Dans un monde aussi pervers, dans un siècle aussi corrompu, la vertu se trouve sans cesse flétrie par le souffle affreux de la calomnie. Voyez, Mademoiselle, si l’on peut être plus méchant que ne le sont vos parents : ils m’accablent de reproches et prétendent que le père Jérôme… Pardonnez, je n’ose être l’écho de leurs calomnieuses imputations.

J’avais trop d’amour-propre, et, dans le repos des sens, j’étais trop affligée de l’aventure, pour ne pas renforcer la bonne opinion que Darmancourt avait du Jacobin, et très heureusement pour moi que la persuasion où il était de sa vertu vînt un peu à mon aide et fût assez éloquente pour faire taire enfin les sarcasmes du voisinage.

Je repris mes exercices ordinaires. Lecture, peinture, prières et soupirs faisaient mon occupation, quand Darmancourt qui me voyait maigrir à vue d’œil, et pensant qu’il me fallait un mari, alla à mon insu aux enquêtes. Effectivement il trouva un homme qui, selon lui, me convenait parfaitement, mais comme il avait si mal réussi dans le choix d’un Directeur, il ne voulut pas qu’il fût dit qu’il me donnait un mari de sa main. Ce jeune homme était médecin et m’avait vue quelquefois à l’Église ; il l’engagea à m’y voir encore, à s’approcher de moi, et comme il était facile d’avoir accès auprès de mes parents, à s’introduire chez eux. Il n’était pas très difficile à un homme un peu délié d’en imposer à ma mère, et de lui faire naître le désir de m’établir. Ce parti flattait extraordinairement son amour-propre, et rien de sa part ne fut épargné lorsque le docteur se présenta, pour l’engager à se décider promptement.

On doit bien juger quelle révolution cette alliance projetée fit dans le tripot où mon père était constamment un être nul. Les voisins surent bientôt qu’un médecin fréquentait Mlle Julie ; mais la pauvre Julie ne voyait, elle, dans ce mariage si désiré, qu’un moyen de s’affranchir du joug asservissant et de l’état humiliant dans lequel elle rampait. Quoique jeune et ayant des grâces et de l’esprit, M. Fargès n’était pas encore le Silphe que mon ardente imagination avait créé ; conséquemment je restai dévote et j’aimai Dieu sous l’empire du très insinuant médecin qui, pendant quelques mois, venait très assiduement pousser auprès de moi ses amoureux soupirs.

Ma mère qui ne craignait rien tant que de perdre la brillante occasion de mener l’aventure à bon port, voyait avec peine les jours s’écouler dans l’attente de la réussite. Un jour on tint un petit comité où mes deux chers pères furent appelés et où ma mère m’endoctrina de la sorte.

« Vous ne deviez jamais espérer, ma chère amie, que le hasard amenât près de vous un homme tel que M. Fargès. Le bonheur est fondé sur l’opulence, et dans ce siècle l’opulence est le véritable mérite. Jamais fortune ne fut plus solidement établie que celle d’un Médecin. Il ne craint ni un Lamoignon, ni un Archevêque de sens. Les sangsues de la Cour ont beau s’abreuver du sang des citoyens, il en coulera toujours assez dans leurs veines pour étancher sa soif doctorale. Il ne craint pas que le brigandage de l’autorité que l’on pallie du nom de réduction momentanée, rogne les deux tiers de son revenu parce que ce revenu repose dans l’existence même de ses concitoyens. De grands mots vides de sens, qui marquent son ignorance, des dehors imposants, une audace à toute épreuve, telles sont les avances qu’il risque, la science qui lui suffit pour réussir ; le silence de ses victimes est pour lui un nouveau garant du succès.

» Il est jeune, M. Fargès. Soumettez-vous docilement aux écarts de sa jeunesse. Il aime ou paraît aimer le plaisir ; ayez l’art de lui en procurer, c’est le seul moyen de captiver un inconstant. Sa famille paraît s’opposer à ce mariage qu’elle trouve inégal, je ne sais trop pourquoi ; car entre roturiers je crois qu’il ne peut y avoir de mésalliance ; mais il est amoureux. Entretenez, tant qu’il vous sera possible, ces feux passagers mais qui se renouvellent souvent. Accordez assez pour enflammer son esprit et ses sens, et pour vous l’attacher entièrement d’une manière s’il est même nécessaire de vous laisser… Arrêtez, ma femme, s’écria ici mon père, vous avez toujours eu une singulière morale que je n’ai jamais trop aimée. Ne faudrait-il pas que Julie dès demain fabriquât un petit Docteur ? — Eh ! pourquoi pas, reprit ma mère ? Ne vaut-il pas mieux que ce soit avec un homme d’honneur qui a des sentiments ?… Effectivement, Madame, ces Messieurs en font preuve. De l’honneur ? chez des gens qui font métier de l’outrager sans cesse ! des sentiments ? seraient-ce par hasard ceux d’humanité ? Eh ! mon Dieu, si Julie avait le malheur de suivre vos conseils et que M. Fargès las de ses faveurs, voulût mettre l’honneur de la malheureuse qu’il aurait séduite à l’abri de la critique, savez-vous ce qu’il ferait aisément ? Un bouillon, Madame, un bouillon à la Desrues… » Sur ce propos le chirurgien major qui trouvait l’honneur des assassins à brevet, compromis d’une étrange manière, décocha un coup de poing à l’orateur qui riposta d’un coup de pied. Je n’eus que le temps de me jeter entr’eux deux ; ma mère, de son côté, sous prétexte de séparer les combattants, houspillait de la bonne sorte son très honnête époux, quand M. Fargès arriva.

Cette visite inattendue rallentit un peu la fureur des combattants ; mais comme il était impossible de garder le silence sur un pugilat dont le Docteur, à mon grand regret, avait été le témoin, je fis un conte sur les motifs de la querelle, et leur donnant une plus honnête origine, j’arrangeai de mon mieux le récit de cette scène grossière. Le Docteur, quoiqu’il ne parût pas pleinement convaincu de la vérité de ce récit, fit tomber la conversation sur un autre sujet. Et ma mère, toujours fortement attachée aux principes qu’elle avait développés et qui avaient amené la dispute, congédia mon père, emmena son cher Gilet dans une autre pièce et nous laissa seuls avec mon amant.

Tout ce que je vois, belle Julie, me dit Fargès, quand tout le monde fut parti, me prouve plus que jamais que vous êtes absolument déplacée dans une maison comme celle-ci. Mon amour me fait oublier que vous avez reçu le jour de parents à qui très heureusement vous êtes loin de ressembler. Mais mon père n’a pas les mêmes yeux que moi ; le flambeau de l’amour ne les éclaire pas de ses brûlants rayons. Il ne vous a pas vue : voilà son excuse. Il vient de m’écrire de ne rien terminer avant l’arrivée d’un de ses amis chargé de prendre des informations, dont, je ne vous le dissimule pas, je redoute les suites.

À cette apostrophe ridicule et raisonnable à la fois, on croyait entendre un Prince qui s’humanisant avec une soubrette, veut mettre son grand nom à l’abri. Aussi je répondis à mon timoré Docteur qu’il ne tenait qu’à lui d’empêcher ces informations. — Oh Julie, vous ne me rendez pas justice, reprit-il avec vivacité. Quand l’amour emprunte la voix de l’amitié, ne pouvez-vous entendre son langage ? Si je vous aimais moins, je ne vous eusse jamais communiqué mes inquiétudes. Je sais qu’on m’observe : lorsque je viens chez vous, je suis constamment épié. Je mourrais sans doute s’il fallait que je fusse privé du bonheur que l’on veut me ravir, et c’est pour prendre avec vous des mesures sur nos entrevues que pendant quelque temps je suis obligé de tenir secrètes, que je me suis enfin déterminé à un aveu que les défenses de mon père ont rendu nécessaire et indispensable.

J’avais, lui dis-je, assez gémi de mon malheureux sort, pour croire qu’il me serait difficile d’en rougir encore. Vous me détrompez. Ces défenses dont vous me parlez le rendent encore plus affreux. Je pourrais faire des observations très simples qui nous déplairaient à tous deux sur cette disproportion de fortune et de naissance que vos parents vous font tant apercevoir. Cependant je me tais ; dites-moi seulement ce que vous trouvez bon que je fasse… Ce qu’il faut, me dit-il, c’est, ne pouvant nous voir en liberté, de consentir à nous voir en secret ; c’est de nous passer d’un consentement qu’on nous refuse…

Je sentis bien où Fargès voulait en venir ; mais si j’avais désiré de devenir sa femme, je n’étais pas du tout disposée à n’être que sa maîtresse. Je vois bien votre dessein, lui répondis-je ; je ne puis être unie à vous par des liens autorisés par les lois, et vous trouvez plus commode de vous passer du sacrement ; quant à moi je tiens beaucoup à cette petite formalité ; ainsi, Docteur, rompons dès aujourd’hui… Mais y pensez-vous donc, ma chère Julie ? Est-ce bien vous qui me faites une si cruelle proposition ? Je ne vous engageais à rien d’incompatible avec vos principes et votre délicatesse que j’approuve. Je suis prêt à tout sacrifier pour vous prouver l’amour que vous m’avez inspiré. Fuyons, si vous le voulez, ces lieux où tous deux nous sommes malheureux. L’Angleterre nous offre un asile sûr et des ressources immenses. Londres a des hommes à peindre ; elle en a suffisamment à guérir. Vous et moi nous vivrons de ces petites occupations. Des talents, de la jeunesse et de la bonne volonté suffisent et servent partout.

L’idée d’une fuite de la maison paternelle avait déjà affecté mon cerveau ; rappelée par Fargès, elle l’affecta encore mais d’une manière plus douce et plus agréable. Je ne fus donc nullement fâchée qu’il eût ouvert un avis de cette nature ; à dire vrai, je me proposais bien, une fois arrivée à Londres, de me comporter avec lui de manière à l’éconduire si je le jugeais nécessaire à ma tranquillité. Ces réflexions me rendirent un peu de sérénité, et M. Fargès enchanté du changement qu’il aperçut en moi, s’épuisa en remerciements et en protestations d’amour.

Le plaisir qu’il éprouvait s’accrut encore par la permission de s’y livrer, que je lui accordais tacitement. Fargès ému, attendri, se jeta à mes pieds ; en le relevant je lui serrais la main. Ce signal appela un baiser que je rendis en feignant de vouloir m’échapper : mais, hélas ! tous les deux électrisés par ce baiser, nous ne pûmes attendre pour sceller notre union que nous fussions sous un ciel étranger. Ce fut le ciel du lit de ma mère qui reçut mes soupirs confondus avec ceux de mon amant. Cette fois grâce aux monstrueux efforts du Père Jérôme, je connus le plaisir, car Fargès n’était heureusement pour mes appâts que d’une conformation mitoyenne.

Il n’est point de plaisir sans amertume. Je dis plaisir, car les sens en procurent de très vifs, malgré que le cœur ne soit pas de la partie. On se ressouvient sans doute que le mien était vide ; il l’était même alors que Fargès s’efforçait de remplir l’autre. Sur ce lit où ma mère recevait les étreintes amoureuses de son cher major, lui et moi nous étions dans la délicieuse attitude de deux amants qui viennent d’être heureux, qui le sont de la courte trêve qu’ils font à leurs plaisirs, et qui s’apprêtent à l’être encore ; mais hélas, moins soigneux que le Père Jérôme, Fargès avait oublié de fermer le verrou. Ma mère, pressée sans doute du besoin de prendre la place que j’avais usurpée, était montée assez légèrement pour n’être pas entendue. Elle pousse la porte. Figurez-vous sa surprise et la nôtre, ma honte et mon embarras, en me glissant doucement dans la ruelle. Ma mère n’était pas un Dragon de vertu, mais décemment pouvait-elle se taire ? Quoiqu’intérieurement satisfaite du parti que nous avions pris, elle ne pouvait l’approuver, dès qu’elle en avait été le témoin ; aussi des reproches à Fargès, des menaces à sa fille tombèrent par torrents. Je remarquai qu’elle avait le soin de parler à moitié bas, et toute courroucée qu’elle se disait être, de caresser de l’œil le pauvre Fargès tout honteux d’être surpris dans une pareille situation.

Je m’échappai de la chambre et je les laissai s’escrimer en paroles. En descendant l’escalier, je rencontrai M. Gilet qui sans doute venait aussi faire sa petite offrande à ma mère qu’il croyait seule. Ah, te voilà, Julie, me dit-il ? où est ta mère ? Elle est avec M. Fargès. Seule, reprit Gilet ? que Diable font-ils  ? — J’étais loin de m’en douter.

Le Docteur, qui connaissait les femmes, savait que le meilleur moyen de calmer leur humeur était d’employer ces caresses dont malgré la perte de leurs charmes, les vieilles femmes se croient encore dignes. Le dirai-je ? sur ce même lit où il venait de sacrifier à l’amour dans les bras d’une jeune beauté, il donnait à ma mère ce dont je m’étais trouvé privée par sa subite apparition.

Qu’on juge de notre étonnement en voyant ce qui se passait : qu’on juge de ce que cette scène révoltante m’inspirait, et de la colère du pauvre père Gilet ! Il ne tenait qu’à moi de servir à sa vengeance, car déjà il me serrait dans ses bras, déjà sa main avait soulevé mon mouchoir, en même temps que le col tendu et l’œil fixe, il calculait les secousses données au lit et contemplait sa bien-aimée prenant goût à leur multiplicité.

Peut-être même, quelque répugnance que j’eusse à me livrer à cette sorte de vengeance respective, me serais-je décidée à faire du palier de l’escalier un nouveau champ de bataille ; mais nous fîmes du bruit avec la porte de la chambre que nous avions entr’ouverte ; ma mère nous aperçut ; Fargès saute à bas du lit avec elle, tous les deux accourent vers nous, crient, tempêtent, jurent à qui mieux mieux. Gilet donne un coup de poing à ma mère ; Fargès en fait autant à Gilet et paraissait furieux de le voir aussi dans l’attitude d’un homme qui a vaincu ou qui va vaincre, étendard déployé et mèche allumée ; tous les quatre, nous oublions le danger de voir arriver mon père le sergent, qui manquait à cette scène. Il accourt, demande ce qui se passe, et voit ces deux Messieurs culottes sur les talons, ma mère sans mouchoir, échevelée et moi à peu près dans le même état…

Qu’on se figure ce groupe grotesque formé de cinq personnages aussi complètement ridicules, se battant entr’eux et s’échauffant de plus en plus. Gilet et Fargès plus vigoureux et se cherchant dans la mêlée, s’atteignent enfin. Les coups qu’ils se portent sont si furieux qu’aucun de nous n’ose approcher. La perruque de Fargès avait roulé par terre, et son rival, ne trouvant pas de prise ailleurs descendit à celle que… (ma rougeur dit le reste) il suffit de savoir que le traître Gilet épila totalement Fargès. Celui-ci poussant un cri aigu et terrible, reprend des forces que redouble sa rage, et saisissant Gilet par l’instrument de son crime, lui fit à nos yeux ce que le fer de St-Côme avait fait à Darmancourt… Le sang coule, nous perdons connaissance ; des voisins nous enlèvent ; la garde accourt, s’empare de Fargès et de Gilet mourant. On plonge l’un au cachot et l’autre dans son lit, où il expira quelques heures après.