Julie philosophe ou le Bon patriote/I/05

Poulet-Malassis, Gay (p. 54-62).
Tome I, chapitre V


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE V.

Pouvoir de la clef d’or. Sollicitation
 fructueuse. Cabinet d’un Ministre.


L’orage qui avait éclaté dans notre maison, était trop violent pour que le calme pût renaître promptement. J’étais l’étincelle qui avait embrasé nos foyers ; mon père qui n’avait rien appris du sujet de ce combat, sinon qu’il ne fait pas bon se trouver si près des gens qui se battent, voulut savoir le secret de l’aventure ; mais ma mère se garda bien de l’instruire, et usa envers mon père du même moyen qu’on emploie souvent envers d’autres gens plus importants que lui ; c’est-à-dire qu’à force de le faire boire quand sa raison se réveillait, on lui en fit perdre tout à fait l’usage.

Pour moi, le lendemain de la catastrophe, j’avais peine à croire que je veillasse. Toutes mes idées se confondaient. Je versais des larmes sur la mort tragique de notre pauvre major, mais je ne plaignais point le coupable et trop cruel Docteur. Ma mère seule s’attendrissait sur son sort et ne pleurait point le défunt ; il paraît que née pour le plaisir, tout ce qui lui en procurait se divinisait à ses yeux, et le présent effaçait facilement les impressions du passé. Combien de femmes lui ressemblent ! Il faut rendre justice aux hommes, ils sont infiniment moins dépravés que nous.

Darmancourt ne tarda pas à être instruit d’une partie de notre aventure malheureuse, et vint encore pour me consoler. Fidèle à ses principes de religion, il voyait dans tout cela, disait-il, le doigt de Dieu qui conduisait les événements : j’avais de la peine à concevoir qu’il y eût une providence qui se mêlât de ceux de cette nature, en même temps que je remarquais qu’il était une destinée que cependant l’on ne pouvait fuir. Jusqu’à ce moment la mienne était bizarre ; mais l’impulsion donnée aux circonstances m’entraînait, et je tournoyais dans le cercle des événements ; toute ma vie j’ai été ballottée par eux sans pouvoir y opposer de résistance.

Cependant les parents du mort poursuivaient Fargès au criminel, et déjà les informations étaient faites. Les témoins entendus, il n’était question de rien moins que de le condamner à la mort comme assassin. Cette rixe rappelle celle où le fils d’un marchand de bois chez une fille, Mlle d’Argent, jeta par dessus la rampe de l’escalier le malheureux Lespinasse.

Grâce d’abord aux soins de Darmancourt, la procédure se ralentit un peu. Devenu dévot, à l’aide de l’esprit de parti, il avait trouvé du crédit auprès d’une vieille présidente de la place royale, et ce crédit fut utilement employé ; mais il était insuffisant pour corrompre des juges. Ce merveilleux moyen est, comme on le sait, réservé à deux puissants moyens : l’or et les femmes.

Le premier moyen fut suggéré par la présidente elle-même qui endoctrina Darmancourt. Il appartenait sans doute à une vieille routinière de la chicane d’indiquer les secrètes turpitudes des gens du palais : donnez, lui disait-elle, un peu d’or aux laquais, un peu aux secrétaires et beaucoup aux juges. Ainsi le veut la loi, ainsi le veut surtout l’usage. Mais, Madame, lui répondait Darmancourt, ce moyen ne s’accorde pas trop avec la morale et la justice. — L’usage prévaut, mon ami, et puis la charité dirige vos démarches. Il s’agit d’arracher un homme au supplice, ce motif sanctifierait le crime lui-même.

Dans les champs de la guerre, ce n’est plus la bravoure des soldats qui décide la victoire, c’est la poudre à canon. Dans les querelles soumises aux décisions des juges, ce n’est plus le bon droit, ce ne sont pas les lois qui détruisent le jugement, c’est l’or. Deux parties ne font plus assaut de raisons, de motifs, mais assaut de dépenses. Le grand secret de tout homme qui veut gagner son procès, c’est d’enchérir sur les raisons palpables, mises entre les mains du secrétaire par sa partie adverse.

Pénétré de cette malheureuse vérité, Darmancourt sollicita, et ne négligea ni démarches, ni prières, ni dépenses. En vain les parents du mort ajoutaient-ils une preuve au délit dont ils se plaignaient. Darmancourt, en vertu de la charité chrétienne, accourait dorer la preuve, et elle disparaissait aux yeux éblouis des juges. Las d’être constamment déjoués, et s’apercevant de la mauvaise foi qui régnait dans cette affaire, les amis, les parents de Gilet s’adressèrent au Ministre ; c’était alors le baron de B., homme juste, à son intérêt près, sévère en apparence, mais aimant beaucoup les femmes.

Quand il fut bien instruit de l’affaire, il donna des ordres si précis de continuer la procédure, que l’on ne put s’empêcher de recevoir toutes les preuves qui constataient le délit. Darmancourt désolé du revirement des parties, et ne pouvant résister à l’influence ministérielle, accourut consulter sa vieille présidente : — Ici, lui dit-elle, l’or serait inutile, et je ne vois plus rien autre chose que de laisser à Dieu le soin d’ordonner du résultat de cette affaire. — Mais, Madame, Dieu pourrait bien laisser rompre les os de ce pauvre Fargès, et son supplice ne rendrait pas les joies de ce monde au cadavre qui n’en a plus besoin… — Avouez, lui dit-elle, qu’il est aussi bien coupable, votre infernal docteur ! — Son crime est affreux sans doute ; mais observez qu’il ne s’est vengé qu’à son corps défendant, et qu’il n’y a pas de nécessité d’arroser de sang humain la poussière d’un tombeau. — Je ne vois, reprit la présidente, d’autre moyen pour réussir auprès du baron, que de le faire solliciter par une femme jeune et jolie.

Quoi, Madame, la séduction ! tenter la vertu, s’il en existe chez les ministres, ou mettre celle d’une créature innocente à la merci d’un homme sans scrupule qui, abusant de son pouvoir, mettra la grâce de mon ami au prix de son déshonneur !… Tout cela vous paraît étrange, mon pauvre Darmancourt, parce que vous ne connaissez pas le sol ingrat sur lequel vous rampez. Que la charité vous soutienne ; allez, il n’y a pas plus de crime à obtenir d’un ministre des grâces par l’entremise d’une jolie femme, qu’il n’y en a à corrompre un juge avec de l’or.

Ce fut sur moi que l’actif et charitable Darmancourt jeta les yeux pour sauver la vie à son ami. Il était fort plaisant de le voir s’adresser à moi pour opérer ce bien si désiré ; à moi, qui ne connaissais point le monde, qui, irritée contre Fargès, détestant sa brutale vengeance, aurais, je crois, repoussé les verrous de son cachot, s’ils se fussent ouverts. Telles étaient du moins mes dispositions lorsque Darmancourt vint me faire la proposition de solliciter le ministre. J’eusse insisté dans mes refus, si ma mère, dont j’ai déjà peint la tendre commisération pour le coupable, ne m’eût enjoint expressément de suivre les conseils de Darmancourt. Mais, dis-je à ce dernier, pour défendre la cause d’un accusé, il faut être en état de donner des instructions, de pallier ses torts, de répondre en un mot aux objections, et je suis loin d’avoir ce talent… Vous êtes belle, vous êtes jeune et sensible, voilà ce qui suffit, me répondait-on. Enfin Darmancourt me persuada. Attribuons à un sentiment d’humanité ce qui ne fut peut être que faiblesse de ma part. Jamais je ne sus résister à la persévérance des sollicitations.

On m’habilla de la manière la plus simple et la plus voluptueuse. Je me présentai à l’audience du Ministre. La sagacité d’un valet-de-chambre me retira bientôt de la foule. Il me fit passer dans un appartement séparé. Au bout d’un quart d’heure, on m’introduit. J’étais tremblante. La physionomie sévère de l’homme à qui j’avais à faire ne me rassura point ; mais mon premier coup d’œil la fit subitement changer. Je vis dans les regards du Ministre tout ce que m’avaient annoncé ceux du père Jérôme et de Fargès. L’événement fut le même ; en deux mots je fus encore… et Fargès recouvra, quelque temps après, sa liberté.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
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