Julie philosophe ou le Bon patriote/I/03

Poulet-Malassis, Gay (p. 27-36).
Tome I, chapitre III


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE III.

Portrait de Jérôme. Sa morale. Son
hypocrisie. Correction mystique.
Quart d’heure embarrassant.


Ce père Jérôme était un grand gaillard brillant de santé et de caffardise, qui, dès qu’il eut jeté les yeux sur moi, me laissa connaître qu’il n’était pas fâché de la commission qu’on lui donnait : moi seule je m’aperçus de ses dispositions, et quand mes parents et le bon Darmancourt voyaient un saint homme sous le ridicule habit de Jacobin, je n’y apercevais moi qu’un ribaud à 36 karats.

Allons, me disais-je en contemplant le père Jérôme, il est écrit dans le grand livre des destinées que ce qui pour les autres est un objet d’utilité ou un moyen de salut, deviendra pour moi une école de débauche ou une cause de damnation. Le père Jérôme vint assiduement m’endoctriner ; mais trompant mon attente, les yeux toujours baissés et l’air très sévère, il me réprimandait avec beaucoup d’éloquence sur mes doutes dont je ne lui célais jamais la moindre chose. L’hypocrite ne négligea rien pour me faire revenir de la première opinion que j’avais conçue de lui ; il y réussit, et lorsqu’il fut assuré de l’empire que sa prétendue autorité lui avait obtenu sur moi, il commença son cours de libertinage.

D’abord il n’était que mon directeur, ensuite je le choisis pour mon confesseur. Quoique j’eusse l’esprit assez délié, j’avais encore toute la candeur et la franchise de mon âge. Bientôt le père Jérôme devint le dépositaire de toutes mes pensées et de mes affections les plus secrètes ; je lui racontais toutes mes actions ; toutes annonçaient la sensibilité de mon cœur, toutes portaient l’empreinte de la nature, et toutes paraissaient exciter l’indignation du saint homme.

Plus je rougissais en lui racontant la manière dont, pendant le silence des nuits, je calmais l’impatience des privations masculines, plus le paillard se plaisait à me faire répéter le tout avec les moindres circonstances. Est-ce votre doigt qui vous sert ? Lequel ?… Je lui présentais celui du milieu ; il le serrait jusqu’à me faire crier et c’était un châtiment, disait il, qu’il exerçait… Vous écartez-vous beaucoup ? vous tenez-vous longtemps dans cette attitude luxurieuse ? le doigt va-t-il avant ? n’effleurez-vous que la superficie ?… Le délire est il long ?… à qui pensez-vous ?… Telles étaient les questions libidineuses du cochon de St-Dominique… et moi de rougir et de ne répondre que par monosyllabes.

Un jour que j’avais fait un nouvel aveu des tentations du malin et de la manière dont j’y avais succombé, le père Jérôme me dit : Il n’est plus d’indulgence pour vous. J’ai longtemps suspendu les effets de ma sainte colère. Je vous ai montré tous les dangers du libertinage secret auquel vous vous livrez. Il faut dompter la chair et imiter les saints anachorètes dont je vous ai expliqué les pieux exercices et les utiles flagellations. — Comment, mon père, vous croyez que pour me défaire de l’habitude que j’ai pris tant de plaisir à contracter et que je voudrais perdre aujourd’hui il faut avoir recours à ces moyens impudiques que la raison réprouve. — La raison doit se taire où le ciel a parlé. Il vous ordonne d’obéir, ajouta-t-il du ton d’un inspiré… J’eus peur : soit faiblesse soit désir de voir du nouveau, je dis que j’étais la servante du Seigneur et que j’obéirais Eh bien, me dit-il, voyez ce Christ…! Témoin de vos fautes, qu’il le soit de votre repentir et de votre pénitence… Prosternez-vous.

Je me jetai à genoux sur le carreau : baisez la terre, me dit le père Jérôme, et pendant que j’étais ainsi prosternée, je sentis qu’il relevait mes jupons… Mais que faites-vous, mon père ? Dieu m’ordonne de vous aider à retrouver le chemin de la vertu : c’est par la Pénitence qu’il faut y arriver et accepter avec résignation les moyens que le ciel vous envoie. En disant ces mots, d’un bras qu’il passe sous mes jupons il me découvre entièrement, et de l’autre armé d’une longue poignée de verges, il m’applique légèrement quelques coups. Il tremblait sur ses jambes, ce pauvre Jérôme ; ses yeux pétillaient de concupiscence, et moi que le jeu n’ennuyait pas attendu la nouveauté, je ne proférais pas une parole. Maintenant, me dit-il d’une voix entrecoupée, lorsqu’il eut contemplé pendant quelque temps l’autel où il brûlait de sacrifier, levez-vous : Jésus baisait sa croix et les instruments de son supplice… Ici Jérôme s’était assis : approchez-vous de moi et baisez votre correcteur. J’approchai timidement et les yeux baissés du paillard Jacobin. J’ai déjà dit qu’il était encore jeune, frais, et très proprement habillé ; ce fut sans dégoût que je m’approchai de son visage. Alors il me prit sur lui, me baisa d’abord sur le front puis sur les yeux, puis enfin il m’appliqua un baiser que je lui rendis involontairement.

On s’attend bien que ce baiser fut le signal d’une lutte amoureuse, et qu’ayant jeté le masque de l’hypocrisie, le père Jérôme allait tout simplement faire le gendarme ; point du tout : Caffard à l’excès, le Jacobin en recevant ce baiser, se retire en arrière : Que faites-vous donc, Mademoiselle… me dit-il ? J’aurais voulu, je crois, être au Diable et retenir ce maudit baiser. Comment, au moment où je cherche à réprimer l’ardeur de votre concupiscence, au moment où, imitant la miséricorde de Dieu, je vous pardonne après vous avoir châtiée, vous ne voyez plus en moi le ministre du très haut, votre luxure découvre l’homme à travers l’enveloppe céleste dont je dois être revêtu pour vous !… À genoux, Mademoiselle, à genoux, et recommençons la correction. Étonnée, interdite, et d’ailleurs aguerrie contre ces fameuses verges qui ne m’avaient point blessée, je me remis dans la même attitude, mais le père Jérôme en prit une autre.

Je ne vous ai point punie, me dit-il, par l’endroit qui chez vous est le plus sensible et la première cause de vos péchés. Il faut attaquer le mal dans sa racine. Prosternée et la tête en bas tournée de son côté, je cherchais en moi-même à résoudre cette énigme, quand j’aperçus le père Jérôme qui avait retroussé sa robe, tenant en main un modèle presque pareil à celui que Darmancourt avait dû faire rogner… Qu’allez-vous donc faire, père Jérôme, lui dis-je du ton le plus dolent et cependant le plus expressif ? car il est bon de savoir que ce fouet, ces baisers et les mains du père, tout cela me faisait désirer de voir l’aventure poussée à bout. Je vais, me dit-il, achever le grand œuvre de votre salut et de votre bonheur… Écarte un peu les cuisses, mon ange, comme tu le fais quand tu es seule, écarte-les encore ; là… Ah mon dieu, que vous avez chaud, père Jérôme…! une de ses mains était par devant et me soutenait sur mes genoux, l’autre était sous mon mouchoir, et père Jérôme avec l’instrument de pénitence cherchait à m’infliger celle qu’il avait méditée depuis longtemps. Je n’étais pas conformée ni pour un Darmancourt ni pour un Jérôme. Les efforts que nous faisions lui et moi me faisaient éprouver de douloureux plaisirs ; mais quand, impatient, le vigoureux Jacobin rompit la barrière virginale, je ne pus m’empêcher de faire un cri aigu arraché par la douleur cruelle que je ressentis.

À ce cri, mon père, qui ce jour n’était pas de service, accourut. Le verrou heureusement était mis, ce qui donna le temps au Jacobin de s’ajuster… Que faites-vous donc là dedans, le verrou fermé, dit mon père avec furie ? Voulez-vous bien m’ouvrir ! Le père Jérôme et moi, plus morts que vifs, nous ne savions que faire. Cependant j’eus la prévoyance d’imaginer un moyen : j’ouvris la porte, et en l’ouvrant je remis dans les mains du père Jacobin un Davier que le Chirurgien-major, M. Gilet, avait laissé sur la cheminée. Tenez bien cet instrument, lui dis-je, et moi la main sur ma bouche je me plaçai au-devant de mon père… Qu’est-ce que tout cela veut dire, s’écria-t-il en entrant ? des portes fermées ! des cris ! Pourquoi avez-vous été si longtemps à ouvrir ?

Le père Jérôme, répondis-je à mon père, est très expert à arracher les dents : comme je souffre depuis plusieurs nuits, et que ma mère qui n’aimerait point à me voir une dent de moins, n’a pas voulu se décider à me faire tirer celle qui me fait mal, je me suis enfermée avec le père, afin de n’être pas troublée dans cette opération que je l’ai prié de me faire. — Eh bien, où est cette dent, reprit mon père ? je veux la voir. — … J’ai eu peur : je me suis retirée à la première douleur et le père a manqué son coup. — Ah, il a manqué son coup ! Eh bien il n’en viendra pas à son honneur, dit-il en s’adoucissant, parce que je ne veux pas que Monsieur courre les risques de vous blesser. Le père Jérôme de l’air le plus hypocrite, baissa la tête devant mon père, et sortit en me jetant un regard où je lus qu’il se promettait bien de ne me pas manquer une autre fois. Mais malheureusement mon père raconta le mauvais succès de l’opération odontalgique, à laquelle les voisins donnèrent le nom propre assez hautement pour que mes parents se crussent obligés en conscience d’interdire leur maison au très hypocrite Jacobin.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre