Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 129-137).
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XVI


L’été touche à sa fin. Une après-midi d’août, inondée de lumière ; un jardin sur le bord d’une rivière étroite et bleue. De la pelouse coupée par deux allées de gravois ; des arbres, ormes gigantesques étendent leurs grands bras qui se rejoignent par dessus les allées. Un tennis où un couple fait la partie ; tout près d’un carré en fleur où les amaranthes fondent leurs nuances diverses, un kiosque ajouré. C’est le parc de la nouvelle résidence dont le docteur Dubois vient de se porter acquéreur. Elle est située un peu à l’écart du village de St-X… La maison, une ancienne bâtisse de pierre, est rafraîchie d’une couche de crépi blanc ; les lierres y grimpent et recouvrent une partie de la marquise, sur le côté droit.

Dans le kiosque où le thé est servi, Germaine Noël, Hortense Lambert et Pauline Dubois, croquent de légers gâteaux en potinant. Jacques Dubois est au tennis avec Claire Bourgeois.

— Une tasse de thé, Claire.

Claire interrompt sa partie et va rejoindre le groupe.

C’est une délicieuse enfant de 19 ans, fraîche comme une fleur après la pluie, quand le soleil s’y pose. L’animation du jeu lui a mis un peu de rose aux joues. Jacques la suit. Il est bien peigné, la tête reluisante comme une bille, à cause de ses cheveux lissés par la brillantine. Il s’avance en se dandinant, prétentieux et infatué, et murmure à Claire des compliments fadasses.

— Jacques, voyons ! C’est assez ! Vous m’ennuyez avec vos compliments.

— Mais vous savez bien que je vous adore.

— Tachez de trouver autre chose que ce « je vous adore ». Vous n’en pensez pas un traître mot. Pauline, votre frère a la manie de répéter à toutes les jeunes filles qu’il les adore. Encore hier à…

— Mais oui Claire, je suis sincère.

— Tant pis pour vous si vous m’adorez. Moi je ne vous adore pas.

— Et pour cause, interrompt Germaine, je connais un homme bien heureux…

— Et c’est…

— Vais-je le nommer ?

— Je te le défends.

— Il sera ici tantôt…

— Germaine !…

— Je ne l’ai pas nommé.

— Ils seront deux tantôt… Lequel des deux ? demande Hortense impitoyable. M. Faubert ?

— Oh ! non ! Lui, il me fait peur ! Il a une façon de nous regarder qui… Mon Dieu, mais les voilà qui enfilent dans l’avenue.

Le ronronnement d’un moteur d’auto, et le grincement des roues sur les graviers viennent mettre fin à la conversation. Deux hommes descendent.

Les joues de Claire Bourgeois, de roses qu’elles sont, passent au pourpre, et une moue de dépit plissent ses lèvres fines quand elle voit Pierre Tremblay, le jeune secrétaire de Faubert, presser d’abord la main de Germaine et l’envelopper toute entière d’un regard de ferveur.

Et comme il s’éternise à s’informer de ses nouvelles, et semble l’oublier, elle lui lance de sa petite voix flutée :

— Bonjour M. Tremblay.

— Bonjour mademoiselle… Vous êtes exquise cet après-midi. Ce costume vous sied à ravir.

— Vous trouvez ?

— Il vous rendrait plus charmante encore, si c’était possible.

Son cœur bat plus fort. Elle reste interdite, sans parler. Les deux hommes s’avancent vers le kiosque.

Pauline n’accorde pas plus d’attention à M. Faubert que ses devoirs d’hôtesse n’en exigent. Hortense les examine chacun leur tour, tâchant de découvrir quelques indices de leurs amours réciproques.

— Vous avez fait un bon voyage ?

— Excellent sous tous les rapports.

— Vous n’avez pas rencontré l’oiseau bleu là-bas ? demande Pauline.

— Je l’ai cherché inutilement.

— Croyez-vous qu’il existe ?

— Certainement. Mais il vaut mieux ne pas courir après. Il passe la plupart du temps à portée de la main. On n’a qu’à le saisir. On diffère jusqu’au moment où il est trop tard. Comme le bonheur, il est passager.

— Vous avez entendu, M. Tremblay, dit Germaine. Il passe à portée de la main.

M. Faubert, demande Claire inconsidérément, on m’a toujours dit que vous étiez un ermite ; et que votre plus grande haine était celle de la société.

— Mademoiselle, le diable, sur ses vieux jours, se fit ermite. Je fais le contraire. D’ermite que j’étais, je deviens diable en vieillissant. De fait on m’a surnommé le « diable ». Quand les anglais parlent de moi, ils disent : « The devil ».

— Êtes-vous si dangereux que cela ?

— Je voudrais l’être. Et vous, mademoiselle Dubois, vous vous plaisez ici ? Votre père s’est montré homme de goût en choisissant ce site.

— Je vous remercie du compliment. C’est moi qui ai imposé mon choix.

— Alors… félicitations.

Pendant ce temps, Germaine, au courant des sentiments qu’elle inspire au secrétaire, pour les avoir lu dans ses yeux, et de ceux de sa jeune amie pour en avoir reçu la confidence, manœuvrait discrètement pour les rapprocher l’un de l’autre. Elle éprouvait de l’amitié pour Pierre. Pas plus. Elle ne l’aimait pas. Elle n’aimait personne. Esprit raisonné, elle était incapable de passion. Très pratique avec cela, voyant dans les choses le côté utilitaire. Elle formait un contraste vivant avec son frère, pour qui la vie se résumait dans une succession d’enthousiasmes. Cette différence provenait de ce que l’une avait le tempérament du père, l’autre celui de la mère.

Elle s’intéressait beaucoup à Claire. La voir heureuse, c’était s’accorder du bonheur à elle-même, surtout si elle pouvait contribuer à ce bonheur.

Elle savait que Tremblay, dès qu’il connaîtrait mieux la jeune fille, déplacerait l’axe de ses affections. Travailler à les rapprocher, c’était son but pour le moment, comme elle travaillait à rapprocher Pauline Dubois et Jules Faubert dont le seul obstacle entre leurs amours était l’orgueil immense du second. Son frère, sans se douter du rôle qu’on lui faisait jouer, l’aidait beaucoup dans la réalisation de ses vœux. De jouer à l’ange médiateur lui était une occupation agréable ; elle y prenait autant d’intérêt que s’il se fût agi de son propre sort.

Elle voyait peu à peu son œuvre se couronner de succès. Le financier était plus sociable et le fait de le voir ici, cet après-midi, signifiait une révolution dans ses idées. Elle notait chaque phase de la lutte entre la volonté de Pauline et l’orgueil de Jules.

— Vous nous restez à dîner, M. Faubert ?

— Impossible, nous devons être à la ville ce soir.

— C’est une défaite. Aujourd’hui samedi. Il n’y a rien qui puisse vous y attirer.

Elle insista ; les visiteurs promirent de ne retourner qu’après la veillée.

— Aimez-vous l’eau, M. Tremblay ?

— Je l’adore.

— Claire se brûle d’aller en canot. Elle est trop timide pour vous le demander.

— Vous venez avec nous, Germaine.

— Merci. Je dois une revanche à Jacques, au tennis. Vous pouvez vous dispenser de ma présence.

— Puisqu’il le faut. Venez-vous mademoiselle Claire.

Le canot déchire l’eau calme comme en ferait une étoffe de soie moirée.

Elle lui fait face. Il la regarde de ses bons yeux naïfs. Tous les deux se taisent pendant que sans autre bruit que celui diamantin des gouttelettes tombant de l’aviron, le canot glisse léger, sur la surface bleue.

Les arbres du bord se reflètent, rétrécissant le lit de la rivière.

Parfois une phrase banale échappe qui retombe dans le silence ému de la minute d’avant.

Est-ce parce qu’il la voit seule et que la campagne autour de lui influe sur ses pensées, Pierre, à mesure qu’il contemple la jeune fille dont le visage s’encadre mieux dans ce décor de fraîcheur et de verdure, se demande s’il est bien sûr de son cœur, si c’est bien Germaine Noël qu’il aime toujours, ou si en continuant de la chérir il ne fait qu’être fidèle à l’impression première reçue en la voyant.

Cet être de candeur, le trouble. Est-il sûr de son cœur ? Ne s’est-il pas trompé sur son choix ? Il aime bien Germaine. Celle-là aussi, il l’aimerait. C’est comme s’il porte deux cœurs en lui.

Le silence le gêne subitement. Il cherche quoi dire, par besoin de le rompre. Ce silence parle pourtant. Il dit bien des choses qu’on ne dirait pas à voix haute. C’est pour cela qu’il veut le briser… parce qu’il parle.

Son langage l’intimide ; son langage l’émeut.

— Mademoiselle Claire…

Il s’arrête et la contemple, plongée dans une rêverie vague. Ses beaux yeux bleus sont comme repliés sur elle-même.

— À quoi songez-vous, mademoiselle Claire ?

— À ce que disait votre ami : Que l’oiseau bleu passe à portée de la main. Vous savez pour nous… l’oiseau bleu… c’est le Prince Charmant.

— L’avez-vous déjà rencontré votre Prince Charmant ?

Quelques fois…

— Il est beau ?

Candidement, avec un sourire chaste, elle lui répond :

— Il vous ressemble.

Elle a envie de lui crier : « C’est vous ». Mais ses yeux, à défaut des lèvres, le proclame.

Le silence retombe entre eux.

L’eau change de couleur ; elle devient rougeâtre, sanguinolente. Les branches des arbres sont découpées dans de l’or.


Dans la veillée, lorsque l’ombre eut commencé d’envahir la campagne, confondant les arbres et le sol dans une même couleur uniforme et grise, invités et hôtes, s’installèrent dans le living room, meublé antiquement pour convenir avec le style du logis. Pauline, à qui on vient d’en faire la demande, interprète au piano le Rêve d’Amour, de Litz, aux notes graves et mélancoliques, où circule par endroit un souffle de passion.

Elle imprime à son jeu une vérité et une ferveur saisissante. Tout l’amour débordant qui l’oppresse elle le confie au piano. Elle joue pour lui, rien que pour lui.

Une lampe, à abat-jour verdâtre, répand, dans la pièce, une lumière diffuse.

Enfoncé dans son fauteuil, la tête renversée sur le dossier, Faubert communie avec l’âme de l’interprète. Il éprouve la poésie qui se dégage de l’œuvre, qui opère et sur son cerveau et sur son cœur. Il vit cet instant dans un monde idéal, un monde où n’existe que le Beau. Chaque phrase musicale frappant ses nerfs auditifs, se répercute en son âme.

Le morceau est terminé qu’il écoute, songeur les dernières notes résonner en lui.