Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 138-141).
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XVII


James Coulter est un homme dangereux pour qui essaie de le contrecarrer. Affilié à une loge anglaise très influente et dont les ramifications s’étendent par tout le pays, occupant dans cette loge un grade important, actionnaire d’une compagnie de chemin de fer, lié par la parenté à un député et à un ministre fédéral, clubman populaire par sa conversation piquante et spirituelle, c’est un homme de ressources.

Il porte allègrement ses 57 ans. Grand et sec, comme le sont en partie ses compatriotes, toujours vêtu à la mode londonienne, il plaît puis séduit. À condition de ne pas trop se laisser connaître. Ce qu’il a garde de faire. Il va même plus loin. S’il veut du mal à quelqu’un, il le lui fait avec un sourire, et, sur les traits, une expression de mansuétude. Inévitablement on le croit forcé d’agir ainsi, poussé à bout par les circonstances.

Quand il ne peut faire autrement, il se montre au naturel, cynique et astucieux. Au préalable il prend soin de paralyser son homme. Ce fut le cas dans ses rapports avec David.

Très intelligent, l’esprit vif, saisissant tout de suite le point faible d’un individu.

Quand il a décidé de faire quelque chose, rien ne l’arrête. Si quelqu’un se pose en travers de sa route, il l’abat et passe dessus. Il ne recule devant rien. Il ordonnerait la mort de sa femme si cela pouvait lui être utile, bien qu’au fond, il l’aime beaucoup. En affaires il ne connaît ni sensibilité, ni scrupule. N’importe quels moyens, même criminels, sont bons s’ils lui permettent d’atteindre ses fins. Hypocrite au suprême, d’un tempérament bilieux et jaloux, en société il cache ses propres sentiments. D’aucuns, — très rares — le soupçonne d’être un peu maître chanteur. Ils n’ont pas de preuves en mains.


L’après-midi touche à sa fin, James Coulter demeure seul à son bureau, pendant que le personnel achève de ranger les papiers et les livres avant de quitter les lieux.

Il regarde devant lui, les mains jointes entre ses genoux, cherchant le moyen d’écraser Jules Faubert, le « Devil », comme on l’a surnommé depuis ses derniers hauts faits de Bourse.

La chose lui paraît d’autant plus difficile qu’il ne peut se servir de ses principales armes, que son jeu est découvert, et qu’il lui faut, tout en attaquant, se garer des coups. Il est lui-même menacé, et sérieusement. Le ton ironiquement calme du futur roi du papier présage une détermination calculée d’aller jusqu’au bout. Ce n’est pas sous l’empire de colère, mais après réflexion faite qu’il l’a abordé l’autre semaine.

Si lui, Coulter, est un homme puissant, Faubert ne l’est pas moins. Après avoir étudié les mille et une manières de réduire un homme « a quia », quel est le défaut de la cuirasse, l’endroit où frapper, le plus sensible, il en vient à la conclusion qu’il est plus sage d’attendre.

Faubert, occupé à former son « merger » n’aura pas le temps, absorbé qu’il est par cette entreprise incroyablement colossale, de rompre des visières avec Coulter. Pour l’avoir vu à l’œuvre, il sait qu’il mène et conduit ses projets à leur réalisation avec une rapidité endiablée. Il risque gros jeu. Peut-être risque-t-il trop ? Jusqu’ici les annales financières n’enregistrent pas d’ascension aussi rapide. Trop rapide pour être constante et acquérir à son point culminant une stabilité de roc.

Alors, peut-être, sera-t-il temps de frapper. Saper les bases de cette fortune. D’abord en lançant des rumeurs, dans le public, qui provoqueront une crise, et que l’autre ne pourra affronter, ensuite, la panique créée, par une action directe sur le cours de la Bourse, produire une dépréciation de stocks ; se concerter avec ses amis d’Ottawa, pour paralyser l’expédition des marchandises en faisant la rareté des chars dans l’Abitibi, et de cette façon annuler ses contrats par défaut. L’Abitibi est desservi par le chemin de fer du gouvernement fédéral, où Coulter compte de si puissants alliés, un mot du directeur des transports, et la pâte à papier, et le papier s’empilent le long des voies d’évitement… et les banques réclament le paiement des billets… et l’argent ne rentre pas pour les rencontrer… et c’est le krach… le commencement de la fin.

« Well Master Faubert the game is not over.