Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 124-128).
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XV


M. Beaudry, s’il vous plait… M. Beaudry ? C’est Pierre Tremblay. Voudrez-vous mettre sur le marché deux cent mille actions de la Compagnie Canadienne de Pâte à papier à $1.50. Voyez les reporters de journaux. Je vous envoie des photographies par le garçon…

— J’y verrai dès cet après-midi…


Les stocks de la « North American » sont toujours à la baisse. Dans le monde des financiers on s’inquiète de cette dégringolade. On ne sait à quoi l’attribuer. Une rumeur persistante veut qu’une compagnie rivale s’installe près des moulins actuels. Un pouvoir d’eau est sous option ainsi que des limites à bois dans les alentours…

Faubert, contrôle déjà une bonne partie des stocks. Il ne s’agit que d’acheter le vice-président, l’ancien ministre Jodoin, dont l’état financier est plutôt précaire. C’est ce à quoi il travaille. Le vieux Barclay, de son côté, suivant ses instructions, entretient l’idée du malaise. Il a fait approcher Jodoin déjà. Depuis quelques jours il le surveille de près.

Enfin, l’incapacité de rencontrer des obligations pressantes force l’ancien ministre à se débarrasser de ses stocks. Avec ce qu’il possède déjà, Faubert est en mesure de faire le beau et le mauvais temps dans l’administration de la Compagnie.

Après la transaction qui vient de se terminer, les actionnaires sont encore plus démoralisés. Le président lui-même, qui sait bien pourtant que le « pool » tire à sa fin, commence à croire que les choses tournent mal. Il regrette d’avoir attendu trop longtemps avant d’agir. Il se fiait sur l’avenir, n’étant pas au courant de ce qui, à son insu, se tramait dans la coulisse. À une réunion du bureau des directeurs, il porte la question à la connaissance de ses associés.

On lui apprend qu’il doit compter avec un nouveau personnage, lequel déjà représente les intérêts d’autres directeurs.

Pour Faubert, il s’agit de réaliser de l’argent. Il veut commencer sous peu la construction de son embranchement de chemin de fer et avant d’émettre des obligations « montrer de l’ouvrage ».

Réunissant quatre ou cinq de ses amis, des gens discrets et surs, il leur trace une partie de son programme : provoquer un mouvement de hausse en ramenant la confiance.

La loi fondamentale de l’offre et de la demande règne à la Bourse encore plus qu’ailleurs. Il créera la demande et l’offre dès l’amalgamation avec sa propre compagnie, qu’on vient de proposer.


Bientôt une course se produit. Par l’entremise de banquiers autres que les siens, les offres commencent d’affluer, offres faites d’abord par des gens qui lui servent de prête-nom. Les rumeurs de compagnies rivales cessent ; on annonce des améliorations, des contrats avantageux sur le point d’être bâclés. La confiance renaît ; la course s’accentue.

Les parts descendues de 6.18 à 1.05 ont déjà gagné deux points. Personne ne veut vendre. On offre quatre points de plus, puis cinq, puis six, puis huit. Ce n’est que par petits lots que les changements s’opèrent.

Au bout de trois jours Faubert avait réalisé un bénéfice net de $100,000, tout en conservant un contrôle suffisant.

Il avait conduit cette affaire avec une rapidité et une sûreté étonnante, au grand ébahissement des vieux boursiers que ses méthodes déconcertaient.

Aucun, sauf Barclay, le père, ne connaît ses tactiques. Avec le vieux Barclay, il n’y a pas à craindre que ses moyens d’action soient dévoilés.

Cette bataille qu’il vient de livrer s’est terminée par une victoire, prélude d’autres plus grandes. Son ardeur réchauffée ne connaît plus de bornes. Il touche à ses fins. S’il n’est pas tout à fait le roi du papier, il gravit les marches du trône.

Il ne s’y assoira pas avant d’avoir écrasé un adversaire : James Coulter, que sa déloyauté prive de toutes réserves. Avec lui pas de pitié.

Le merger qu’il tente de former est en bonne voie de progrès. Il a reçu des visites significatives ; il en attend d’autres.

La tournure que les évènements viennent de prendre est encourageante. Il en profite pour laisser un mois, accomplir un voyage en Europe, projeté depuis longtemps déjà. Il s’enferme avec son secrétaire, à qui, il vient de faire part de son absence prochaine.

La semaine précédente, le règlement de la « North American » avait donné un surcroît de travail énorme. Maintenant tout est fini.

— Cette semaine, je vais avoir besoin de toi à la maison. J’ai encore plusieurs points à éclaircir avant mon départ.

— Je n’ai rien qui me retienne… à quels endroits allez-vous ?

— À Londres, rencontrer Lord Beverly, le magnat de la presse anglaise… ensuite à Paris.

— Il n’y a rien de particulier au sujet de Roberge.

— Non, rien… As-tu des nouvelles du Lac St-Jean ?

— Pas encore. J’ai écrit hier. Croyez-vous que le président de la Cie de Pulpe du Lac St-Jean accepte votre proposition ?

— J’en suis convaincu. La dernière fois qu’il est venu à Montréal, il m’a laissé entendre qu’il fusionnerait ses intérêts avec les miens. Je laisserai les papiers nécessaires chez mon notaire. L’autre parti n’aura qu’à signer. Tu y verras toi même. C’est très important… C’est à peu près tout… Fais téléphoner pour mon auto, je vais chez Noël.


Ce soir là, il dînait en compagnie de Pauline Dubois, ignorant que cette coïncidence était l’effet des calculs machiavéliques de trois cerveaux de femmes acharnés à sa perte. Il fut aimable, et contre son habitude, galant. Sa galanterie portait dans le vide. Pauline Dubois fut hautaine, fière, et inaccessible. Elle s’ingénia à piquer l’amour propre du financier par de petite phrases insidieuses et savantes, étudiées à l’avance, comme son attitude composée et pourtant naturelle.

Quel fut l’effet de cette entrevue ? Personne ne le pourra savoir. Jules Faubert ne se départit pas un instant de son air enjoué. En arrivant chez lui, on l’aurait cru occupé, uniquement, à savourer le cigare qui, rarement, ne quittait ses lèvres.