Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 115-123).
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XIV


Avec un ronflement que l’écho décuple, le yacht file, faisant fuir les rives. La rivière est calme. Le soleil y dépose des paillettes d’or que disperse la proue de l’embarcation.

Poitras, occupé à son moteur ne répond que par mono-syllabes aux questions qu’on lui pose. Il demeure enfermé dans son mutisme coutumier.

Installé du mieux qu’il peut, sur une banquette vide de coussins, le financier s’en retourne à Nottaway. La tranquillité du pays qu’il traverse, cette tranquillité latente qui enveloppe les êtres de toutes parts, la paix troublante épandue dans l’air, le gagne insensiblement. Elle agit sur le cerveau ; elle apporte le calme, un calme bienfaisant. Il se laisse glisser sur l’eau que le coup de fouet de l’hélice fait gronder. Il est las. Ses membres fatigués d’un effort brusque sont raidis et lourds.

Oh ! pouvoir vivre toujours de cette vie béate, loin de la civilisation, au milieu de la grande nature apaisante et maternelle aussi ! N’être qu’une végétation humaine, débarrassée de l’entrave de plus en plus grande du progrès moderne ! Vivre simplement la vraie vie simple.

Un couple de canards prenait ses ébats que cette intrusion dans leur domaine a perturbés. Ils s’envolent de toute la vitesse de leurs ailes.

Le yacht file, continuant sa course vers la civilisation. Un orignal qui buvait, lève un instant sa grosse tête touffue, et s’enfonce dans la forêt, en faisant craquer les arbres.

Un « shac » de bois rond. Un homme devant la porte scie, au godendard, des bûches de cyprès.

Faubert songe avec un soupir que cet oubli de la lutte quotidienne touche à sa fin, que bientôt le National le cueillera à son passage pour ne le laisser qu’à la gare Moreau, dans Montréal où la vie factice et névrosé qu’il faut vivre au milieu des agglomérations humaines, va le reprendre.

À la gare, Luc David, un œil noirci, le bras gauche en sautoir, quelques emplâtres en croix de Saint André, au nez et aux joues, se promène sur le quai.

En apercevant son adversaire de la veille, il lui tourne le dos, et va s’asseoir, sur le banc de bois, devant la salle d’attente.

Pendant que le convoi l’emporte vers la ville, Faubert récapitule les évènements susceptibles d’avoir causé cette hostilité. Il veut éclaircir cette affaire pour en demander compte aux coupables s’il y en a.

…Et il doit y en avoir. Comme Roberge, il croit à un coup monté. Ce Luc David n’était qu’un instrument, le pantin que d’autres, de loin, faisaient agir en tirant les ficelles.

Il s’était présenté à son bureau muni d’un certificat de capacités et des références les plus élogieuses. On y vantait sa grande compétence en ce qui concerne la construction d’une usine à papier. Le tout était signé par James Coulter, président et gérant de la « Coulter Lumber and pulp ».

S’il se rappelle bien, Coulter lui-même avait téléphoné à ce sujet. C’est suffisant pour échafauder toute une hypothèse, de prime abord inadmissible, tellement elle paraît absurde. Mais les faits sont là.

Ils ont une cause.

Cette cause, demain il la découvrira.

— Bonjour M. Faubert.

C’est le gérant de banque de la succursale d’Amos.

— Bonjour M. Bouchard.

— Vous venez de Chabogama ?

— Oui… un détail d’administration à régler.

— On me dit que vous êtes très avancé dans vos travaux.

— Dans un mois nous aurons fini.

— Tant mieux pour la région. Les colons vont doubler leur production de bois cette année… Ils sont assurés d’avoir un débouché… À propos… un agent de la Coulter Pulp parcourt les villages en essayant de signer des contrats avec les marchands.

— À quelles conditions.

— Six piastres et demie la petite corde… à terre. Il n’a pas grand succès jusqu’ici. Les gens attendent vos prix. Ils ne vous ont pas en odeur de sainteté à la Coulter. L’an dernier, le bonhomme James s’était entendu avec une compagnie de l’Ontario pour se diviser la région, l’un devant acheter à l’est d’Amos, l’autre à l’ouest. Ça leur aurait permis, n’ayant pas de concurrence à craindre, d’offrir des prix ridicules. Malheureusement pour eux, Lapierre, votre homme, arrivé dans l’été les a devancés et s’est assuré… vous savez mieux que moi la quantité que vous avez achetée. Il offrait $6.00 la corde. Eux jusqu’alors n’avaient offert que $5.50. Au lieu de 40,000 cordes qu’ils ont l’habitude d’avoir c’est à peine s’ils ont pu former un total de 10,000 et cela à une piastre de plus qu’ils ne s’attendaient de payer.

Faubert écoute, intéressé. On vient de lui mettre dans la main la clef du mystère qu’il essaie de pénétrer.

— Vous vous rendez à Montréal ?

— Oui pour quelques jours.

— Si vous avez quelques minutes à vous, arrêtez donc me voir. Nous pourrons discuter plus à fond de la situation dans votre pays.

En se levant, une douleur tord ses muscles dorsaux. Il s’aperçoit de son manque d’endurance. Le travail des derniers temps, le travail opiniâtre qu’il accomplit dans une fureur d’action qui tient à la rage, l’épuise un peu, pas assez pour affecter sa constitution, suffisamment pour qu’il éprouve une réaction physique plus grande des efforts trop violents.

Les difficultés comme celles qu’il vient de surmonter n’arrivent qu’à l’état d’exception.

Ce Luc David était lourd, très fort. Sans la présence d’esprit qui jamais ne le quitte et lui a fait servir son jugement plus que ses bras, son état aujourd’hui serait pitoyable.

En somme il n’a pas à se plaindre du dénouement.


Après s’être fait expliquer ce qui en était, immédiatement, il avait imaginé un remède au mal. À la violence il fallait opposer la force, ne pas reculer, crâner, briser cette résistance qui s’offrait à lui par une autre plus grande, abandonner la défensive pour l’attaque.

Si David ne s’était rué sur lui, il aurait fait face aux provocations de la foule en la provoquant elle-même. La foule surexcitée n’est plus qu’un fauve qu’il faut surprendre et dompter.

Il l’a surprise et domptée.

La colère s’est muée en soumission.

Elle a subi l’emprise, aussi docile qu’un chien à qui son maître vient d’administrer une volée de coups de bâton.

M. Faubert demande à vous voir.

— Faites entrer.

James Coulter toujours plein de civilité, avance une main cordiale complétant l’accueil de bienvenue qu’esquisse un sourire familier.

Cavalièrement, Jules Faubert s’assied sur un coin de la table, regardant son interlocuteur dans les yeux. Tout en parlant, il joue avec sa canne qu’il fait tourner entre ses doigts.

M. Coulter, avouez que vous n’êtes pas de taille…

— Comment pas de taille ?

— Pour lutter avec Jules Faubert.

— Je ne saisis pas où vous voulez en venir.

— Assez joué l’ignorance. Quand on veut arriver à ses fins on prend les bons moyens.

M. Faubert, je vous assure que je ne vous comprends pas du tout.

— Vous me comprendrez quand je vous aurai dit que votre protégé Luc David sera ici tantôt, qu’il a manqué son coup, que ce n’est pas sa faute mais bien la vôtre ; que pour me briser, vous avez pris les mauvais moyens ; que ma chaussée est encore debout, qu’il était parfaitement ridicule d’essayer d’ameuter mes ouvriers, qu’enfin tel que vous me voyez je suis encore plus fort qu’auparavant et capable de vous casser — mais à ma façon qui est plus efficace — ; que vos batteries sont démasquées, que vous êtes un hypocrite.

— Vous oubliez que vous êtes chez moi.

— Je le sais : Je n’y demeurerai qu’un instant de plus, le temps de vous dire que puisque vous voulez la guerre vous l’aurez. Accordez-moi au moins le mérite d’être franc et loyal, ce que vous n’êtes pas… Au revoir M. Coulter.

Laissant l’anglais stupéfait et comme figé à sa chaise, il sort tranquillement faisant accomplir des moulinets à sa canne.

Il ne s’est pas trompé. Coulter est bien l’instigateur du désordre.

Quelques heures après, un autre visiteur se présente, Luc David, qui lui va rendre compte de ses pas et démarches.

En apercevant la mine déconfite et la figure tuméfiée où se lit encore la défaite de là bas, il n’y a plus à s’étonner de ce qui vient de se produire. Un juron sonore accompagné de l’épithète d’« idiot » accueille le nouveau venu.

— J’ai fait ce que vous m’avez dit…

— Ce que je vous ai dit ? Si vous aviez fait ce que je vous ai dit vous ne seriez pas ici dans cet état, et « Chabogama » serait à terre.

David fait le récit détaillé de ses activités. Il raconte comme il avait amené les hommes à faire sauter la chaussée si on ne leur accordait pas une augmentation de salaire…

— …J’ai fait exiger la moitié de leurs gages actuels.

Coulter sursaute :

— « Damn fool ». Vous savez bien que ç’a n’a pas de sens commun. Quel imbécile vous êtes ! Il n’y a rien d’étonnant à ce que tout ait raté…

— C’est parce que ça n’avait pas de bon sens que j’ai fait exiger cette augmentation. Nos hommes étaient prêts à agir si on ne leur donnait pas raison. Moi, je savais bien que jamais ces conditions ne seraient acceptées. Demander moins, c’était courir le risque de gagner notre point.

— Vous ne pouviez pas faire sauter la « dam » vous-même.

— C’était mieux comme je l’entendais.

— C’était mieux… c’est bien mieux à présent… oui… vous êtes avancé… dans un bel état.

— En tous les cas j’ai fait mon possible. Ce n’est pas ma faute, s’il a été plus fin et plus fort que nous autres… Bon… Pour le paiement ! Il y avait $10,000 pour moi, si j’allais dans le Nord faire votre ouvrage.

J’y suis allé et je l’ai fait… Je viens pour être payé.

— Qu’est-ce que vous avez à me montrer.

— J’ai fait ce que vous m’aviez dit… je veux être payé.

— Vous souvenez-vous avant votre départ avoir signé un certain petit papier dont j’ai seul la copie ?… Le meilleur paiement que je puisse vous faire est de garder ce papier dans mon tiroir et de vous laisser aller, tranquille.

— Hypocrite et canaille que vous êtes !

— Les gros mots n’avancent à rien.

— Vous aviez bien raison de me traiter d’idiot. Idiot que j’ai été de tomber dans vos pattes… Ainsi vous voulez me faire chanter ?

Cynique, Coulter répond :

— Oui. À présent vous allez me faire le plaisir de ne jamais parler de ce petit incident.

David a beau supplier, menacer. En vain. Inflexible Coulter oppose un « non » catégorique.

Pour couper court à des supplications qui l’ennuient, il caresse le petit chiffon de papier, copie du contrat qu’il avait eu la précaution de conserver pieusement, après avoir eu la finesse et l’astuce de le faire signer à David, dans un moment d’emballement…

Comme l’homme s’acharne, il ajoute, flegmatique :

— …À moins que vous préfériez goûter la « skelly » de Bordeau…