Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 106-114).
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XIII


Jeudi soir. Faubert n’est pas arrivé.

Le camp est calme, du calme trompeur d’avant les ouragans.

Tout le jour le lac a mugi. Le vent venait par bourrasques, ce qui faisait les vagues courtes, traîtresses. Elles s’apaisent graduellement.

La dynamite est transportée sous un abri gardé par un homme, fusil à la main. Les mécontents en sont les maîtres. Celui qui la garde est un des leurs.

Chez Roberge une quinzaine de fidèles, anxieux, se concertent, émettent des opinions.

— Il n’y a pas eu de raid aux magasins.

— Non.

— Si Faubert n’arrive pas.

— J’en fais gréer un remorqueur. Nous partirons.

— Il n’y a pas d’autres moyens.

— Aucun. J’ai vu les chefs de file. Ils sont décidés à aller jusqu’au bout. Ils veulent absolument voir le patron. S’il n’est pas là, ils exécuteront leurs menaces.

— Ces gens là sont fous. Ils se privent de leur gagne-pain.

— C’est ce que j’ai voulu leur faire comprendre. David qui préparait le terrain depuis un mois, à sur eux une influence diabolique. Ils en ont tous peur. Même ceux qui trouvent les demandes exorbitantes, sont prêts à l’aider.

Comme onze heures sonnent et que rien encore n’apparaît, l’anxiété devient de la nervosité. Tous regardent par la fenêtre, chacun leur tour. Démoralisés, ils quittent le logis de l’ingénieur, incertains de ce que réserve demain.

Vers trois heures du matin, Faubert fait son apparition. Son ami lui explique ce qui en est.

Sans aucune traces d’énervement sur la figure, il écoute, aussi calme que si de rien n’était. Pas d’émotion aucune, du moins en apparence.

— Qu’est-ce que tu vas faire.

— D’abord souper. Nous avons été retardés à cause de la tempête. Tu oublies quelque chose…

— Quoi ?

— De me présenter ta femme.

— C’est vrai…

— As-tu quelques hommes solides ?

— Une vingtaine.

— C’est assez.


Les abords de la chaussée sont grouillants d’une population excitée à son paroxysme. C’est une cohue bigarrée d’êtres de toutes sortes unis par une solidarité défiante. Les personnalités disparaissent. Il n’y a plus que cet être dangereux qui s’appelle la Foule, quand la colère l’anime. Elle n’a pas de cœur, partant aucune sensibilité. Elle ne pense pas ; elle n’a qu’un cerveau collectif atrophié où règne à l’état d’obsession un projet insensé, néfaste, criminel. C’est la Foule hideuse qui se meut et s’agite avant d’en arriver à l’irréparable.

Des imprécations, des menaces, des jurons retentissent.

— Les patrons arrivent pas.

— Y ont peur.

— C’est des lâches.

— À bas Faubert.

— À bas les exploiteurs.

— Les v’lont, crie quelqu’un.

Vêtu d’un costume de chasse, culottes bouffantes, bottines lacées qui emprisonnent le mollet, chemise négligée de grosse toile couleur kaki, le financier s’avance vers le groupe, ferme, décidé. Sa figure est toujours aussi calme. On la dirait figée dans l’impassibilité.

Luc David va à sa rencontre.

— Vous savez pourquoi on vous a invité.

— Oui. Vous voulez que j’augmente vos gages.

— On veut une augmentation de la moitié.

— De la moitié. Devenez-vous fous ?

— Pesez vos paroles.

— C’est ça, laisse toi pas faire, clame une voix.

La foule se presse ; elle ondule, elle oscille. Des têtes émergent, le cou tiré, pour mieux voir.

— Vous n’êtes pas satisfaits de ce que vous gagnez ? Est-ce que je ne vous paye pas bien ? Vous avez un salaire plus élevé qu’ailleurs.

— C’est pas là qu’est la question. On veut être augmenté et on va l’être, sinon…

— Sinon ?

— Sinon… Faites attention à vous.

— David, n’essayez pas de m’intimider. Je suis le maître ici et je ne veux recevoir d’ordre de personne. Que ce soit compris. Maintenant, vous allez retourner à vos postes, immédiatement, tous.

La Foule gronde, menaçante. Personne ne bouge.

Faubert devient exsangue ; les lèvres se contractent.

— Vous m’avez entendu, vous allez retourner à vos postes.

— Nous n’irons pas, rétorque David.

— Vous n’irez pas ? C’est ce que nous allons voir.

Il enlève, tranquillement, son veston qu’il dépose sur le bras de Roberge.

— Casses-y la gueule, David, hurle quelqu’un.

Comme un écho amplifié à l’infini, la Foule fait entendre un rugissement. La colère comprimée éclate enfin. Le meneur, exaspéré, confiant dans sa taille et dans sa force, les tempes bouillonnantes, les prunelles injectées de sang, furieux de voir le peu d’effet de ses paroles et qu’on ne lui cède pas, perd toute mesure.

— Oh ! on va voir si c’est un frais de la ville qui va nous conduire.

— C’est ça, donnes-y — tues — à bas Faubert. Et la Foule, affamée de brutalité, voudrait voir ce colosse broyer l’autre dont la supériorité les écrase et malgré eux leur en impose. La différence entre les deux hommes, apparaît, avantageuse. L’un taillé à coups de hache, habitué aux ouvrages durs, l’autre découpé plus finement sans rien qui décèle la puissance d’effort et de résistance qu’il porte en lui. On ne sait pas que ces nerfs et ces muscles, assujettis à une culture quotidienne, se tendent et se détendent avec la souplesse d’un ressort d’acier.

David, en ce moment incarne l’âme de la Foule. Il est, pourrait-on dire, le réceptacle ou sont mêlés les sentiments les plus divers comme les plus étranges qui l’assaillent.

Tout à coup, les poings en avant, il se jette sur Faubert.

Celui-ci a vu venir le coup. D’un mouvement brusque il se range de côté, et l’homme, frappant dans le vide, va s’écraser sur le sol, de toute la vitesse de son propre élan.

Enragé, l’écume à la bouche, il se relève :

— Ah ! mon mon maudit ! Tu vas mourrir ici.

Il est plus près de Faubert qui lui rit au nez d’un rire ironique qui l’exacerbe. De sa droite il décoche un coup formidable accru de la pesanteur du buste, qui a suivi la trajectoire. Le financier qui ne perd aucun de ses mouvements, lui a saisi le poignet. Se retournant tout à coup, le coude renversé de l’ouvrier sur son épaule, en guise de point d’appui, se servant de l’avant bras comme d’un levier, il le fait culbuter pardessus lui.

La foule frémit, elle halète, incertaine.

Cette seconde chute qui l’étourdit un instant décuple la colère de David.

Mais l’adversaire n’est plus sur la défensive. Les mains en avant, il se rue à son tour.

Les deux hommes s’empoignent à la taille. Ils ne forment plus qu’un seul tout. Les souffles se confondent. Sous les vêtements, les muscles apparaissent, gonflés à éclater. La masse roule par terre ; un bras se dégage qui cogne sans merci.

Les lutteurs se relèvent. Faubert a une blessure à la lèvre d’où coule le sang. Et ce sang lui entre dans la bouche, et ce sang lui touche la langue, le palais. Il le goûte. Ce goût produit un déclenchement d’énergie, de force, d’ardeur au combat.

À peine debout, il évite d’un mouvement de tête un coup de poing qui l’aurait assommé, et riposte en frappant à la mâchoire, avec le tranchant de la main.

La foule retient son souffle. Elle n’a pas eu le temps de s’étonner. Toutes ses prévisions sont dérangées.

Ils se reprennent à bras le corps et de nouveau roulent par terre. Le financier a le dessus. Il passe un bras sous l’aisselle de l’adversaire et lui enserre la nuque. De la droite, il rejoint son bras gauche ; et lui imprime un mouvement si fort qu’il le fait pivoter sur la tête pour retomber de l’autre côté.

— Lève toi, sans cœur ! crie-t-il.

David, comme cinglé d’un coup de fouet, se redresse. Il n’est pas sur ses jambes, qu’aussitôt Faubert lui saisit les deux bras, en lui mettant un pied sur le ventre, et l’envoie pardessus lui s’assommer à cinq pieds de là.

David, chancelant, ne frappe qu’à tort et à travers. Un coup en pleine gorge le fait s’écraser sur le sol, sans connaissance.

— Qui est le suivant ?

La foule est stupéfaite, à demi subjuguée.

Un silence plane, que brise tout à coup ce cri :

— À la dynamite ! Faisons sauter.

Vivement Faubert met la main à sa poche, et marche sur la foule, le revolver braqué sur elle.

— Le premier qui bouge, je l’abats comme un chien.

Aux abords de la chaussée, une quinzaine d’hommes, revolver au poing eux aussi, sont décidés à maintenir l’ordre.

— Puisque vous n’êtes pas satisfaits de vos gages, dit le financier, je ne veux pas vous employer de force. Vous êtes tous renvoyés. Ceux qui voudront se faire réengager passeront aux bureaux cet après-midi.

La foule, décontenancée, par la tournure subite des choses, et sans aucune force morale ni cohésion depuis la défaite de son chef, se disloque, complètement domptée.


— Mon Dieu ! Vous êtes tout couvert de sang, s’exclame Suzette, comme son mari rentrait avec Faubert.

— Quelques égratignures…

Elle prépare un bol à main d’eau claire et avec délicatesse lave les plaies où le sang se coagule.

Ça s’est donc bien mal passé.

— Mais non, très bien, comme vous voyez.

— Sans Jules, ça y était. Il a démoli David, tellement vite que les autres sont restés figés à leur place.

La jeune femme regarde le financier avec admiration.

— Vous vous êtes battu ?

— Je n’ai fait que me défendre. Il le fallait. Sans cela on m’aurait marché dessus.

— Et vous avez démoli le gros David.

— Ce n’était pas difficile. Il ne faut pas juger les hommes à leur taille.

Bien lavé et pansé, ses instructions données un peu partout ; il passe la soirée au milieu de ses hôtes dans la tranquillité intime de leur ménage.

La lutte est finie, la situation éclaircie ; la plupart des employés retournés au travail, regrettant ce qui s’est passé. Une réaction s’opère en lui : la fatigue des derniers temps l’oppresse. La vue du bonheur de ceux dont il partage le toit le fait souffrir.

Faut-il donc que sa vie s’épuise sans qu’il connaisse la douceur du foyer ; que, dans les moments où le saisit un besoin de réconfort, il soit seul, complètement seul. Toujours travailler, sans relâche, et batailler, est-ce donc son lot ?

Pourtant s’il avait voulu ?… !

Il a cru que les jouissances de l’orgueil suffisent dans la vie, que la joie pimentée de l’action frénétique comporte le bonheur.

Égoïstement, le jeune couple continue de se chérir en sa présence. Les yeux, la voix, les gestes sont imprégnés de l’amour qu’ils se portent.

Il se trouve misérable.

Il maudit son orgueil.

Il a soif d’affection et l’affection lui manque. L’image de Pauline apparaît, qui ne le quitte plus.

— Vous avez l’air rêveur, M. Faubert.

— Moi… du tout… Sais-tu, ajoute-t-il, en se retournant vers Roberge, que tu es un homme heureux.

— C’est à toi que je le dois.

…Et Jules Faubert, l’homme que tout le monde envie, envia à son tour.