Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 98-105).
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XII


Sur les bords du lac Chabogama, un village est en voie de formation. L’hiver durant, des bûcherons ont attaqué la forêt, la faisant reculer sous l’assaut des haches.

Des rues larges sont tracées, bâties chaque côté de maisons de billots et d’autres plus grandes, recouvertes de papier goudronné et qui servent de magasins. L’activité y règne. Une population variée, hétéroclite s’y meut. On y rencontre des gens de toutes catégories, de tous métiers : ceux-ci employés à creuser des tranchées pour les travaux de l’aqueduc, d’autres au nivellement des rues, d’autres à terminer le barrage, barrage immense emmagasinant l’eau par millions de gallons avant de le conduire dans les turbines ; d’autres à la construction du moulin.

Un mélange assourdissant des bruits les plus divers se fait entendre du matin au soir, du soir au matin : bruit des marteaux ou celui des haches à équarrir ; bruit du fer qu’on bat sur les enclumes ; celui plus criard et perçant des boulons que l’on rive ; grincement des essieux ; stridence du sifflet des remorqueurs ; cris des charretiers commandant les chevaux ; appel des contremaîtres ; et puis dominant tous ces bruits, celui, formidable, de l’eau qui rage contre les roches. Au quai temporaire, dans la baie, au bas de la chute, des chalands et des barges sont amarrés, les uns chargés de planches, de brique ou de fer ; d’autres de provisions de bouches ; d’autres d’avoine, de foin ou de bétail ; d’autres d’effets de ménage.

Au centre du village d’où rayonnent les rues comme des jantes de roues, une bâtisse plus grande que les autres renferme les bureaux et les magasins de la compagnie. Un régiment de commis s’y divisent la besogne. Tout va rondement. Il faut qu’avant un mois — ce sont les ordres reçus de Montréal — les travaux soient terminés.


C’est le soir. D’immenses lumières à acétylène éclairent les équipes qui remplacent celles du jour. Des groupes circulent par les rues. L’air est surchauffé. Au restaurant, des jeunes gens discutent avec animation. À un carrefour, un homme, monté sur une boîte retournée à l’envers, harangue une cinquantaine d’ouvriers.

À l’usine, l’ingénieur, chargé de la surveillance de nuit, remarque quelque chose d’insolite chez ses hommes. Ils s’arrêtent souvent à causer. Il en surprend dont les gestes sont lourds de menaces.

Aux alentours de huit heures, tous ceux qui ne sont pas au travail, s’acheminent vers la grande place, en face des bureaux.

Il en vient de tous les coins, par toutes les rues. C’est un flot qui monte, qui monte, qui monte.

Sur le perron on a transporté une table et des chaises pour l’assemblée, organisée à l’insu des fonctionnaires principaux.

Quand l’espace de terrain fut rempli, un homme entre deux âges, respectable de figure, monte sur l’estrade improvisée.

De la main il impose le silence. La foule, près de 700 personnes, obéit. Les conversations cessent.

« — Mes amis, commence l’homme, vous savez pourquoi on est réuni ce soir. On veut avoir des salaires plus forts. Si vous voulez choisir un président on va commencer l’assemblée.

Un maçon le propose ; un autre seconde. À l’unanimité les applaudissements sanctionnent.

— Je vous remercie de cet honneur. Je vas laisser la parole à M. Luc David, un chef ouvrier, qui est avec nous autres depuis un mois.

Luc David fend la foule. C’est un colosse. Fortement charpenté, il mesure près de 6 pieds de taille. Une large mâchoire, bestiale ; un nez écrasé surmontant des lèvres épaisses ; les yeux petits ; l’un clique toujours, l’autre très vif ; le front proéminent.

D’une voix profonde il commence sa harangue, faisant appel à l’union de tous pour le succès d’une même cause. Son débit dès l’abord doucereux, devient de plus en plus violent. En phrases saccadées, il dénonce les industriels et les capitalistes qui s’enrichissent des sueurs de l’ouvrier. Il passe du général au particulier et avec une ardeur satanique, dénonce celui qui les fait vivre aujourd’hui, « ce monsieur Faubert qui demeure à Montréal, bien à son aise, tandis que nous, dans les bois, loin de la civilisation, suons toute la sueur de notre corps pour édifier cette usine qui lui rapportera des millions. Je vous le demande, est-il juste qu’il en soit ainsi. Lui n’a pas de misère, il va tout récolter…

Une interruption : « Il nous paye bien ».

— Il vous paye bien ? Comparez son salaire et le vôtre, son travail et le vôtre. Pendant que vous peinez, exposés au soleil qui brûle ou à la pluie qui transit, lui est à l’abri. Il est temps que l’ouvrier lève la tête et en levant la tête, montre les dents. Nous voulons être augmentés non pas d’une fraction légère, mais de la moitié de ce que nous gagnons. Tout ou rien. Notre augmentation nous l’aurons, sinon la chaussée sautera. Aux grands maux les grands remèdes. Le patron devant cette menace nous accordera ce que nous voulons… et ça ne le mettra pas dans le chemin… »

Et les tirades se suivent imprégnées d’une démagogie la plus exaltée. L’orateur soulève les passions populaires… il fait miroiter les beautés d’un âge d’or, suscite l’appât du luxe, fait un parallèle entre la vie du prolétaire et celle du capitaliste…

Sa voix devient haineuse, son débit incisif. Il sème les ferments de haine qui demain feront germer une moisson de désordre.

Et l’auditoire l’écoute, et l’auditoire tressaille, et l’auditoire déteste.

Les instincts mauvais sont réveillés dans une ébullition de passion.


Henri Roberge, l’ingénieur en chef de toute l’entreprise est demeuré chez lui, comme chaque soir, depuis qu’il est marié avec Suzette Bertrand, la jolie fille de Macamic.

Un bungalow de bois écorcé, un peu retiré du village, avec une vérandah qui donne sur le lac, l’abrite, lui et son bonheur.

L’intérieur est propre, coquet. Un boudoir simplement meublé mais avec goût, une lampe à pétrole sur une table, recouverte d’un abat-jour, une berceuse où il est assis.

Il feuillette dans les journaux arrivés du matin, les dernières nouvelles, vieilles déjà de plusieurs jours.

Suzette s’approche. Il interrompt sa lecture. Elle s’assied près de lui, sur un tabouret. Longuement, il caresse les cheveux soyeux.

— À quoi penses-tu ?

— Qu’on a toujours tort de se désespérer, que la vie est bonne et que je t’aime.

Pour la première fois, il lui raconte les antécédents de son séjour dans le Nord.

— Alors je ne suis pas la première femme que tu as aimée ?

— Mais oui… l’autre je pensais l’aimer. Il ne faut pas lui en vouloir, c’est elle l’artisan de notre bonheur et aussi Faubert… sans cela je ne t’aurais pas connue….

Quelqu’un frappe à la porte.

C’est un des commis aux magasins, garçon de dix-huit ans à peu près, naïf, bon et dévoué.

M. Roberge ça va mal… Le trouble est partout… Ils sont en assemblée… Luc David est en train de leur monter la tête… Faudrait télégraphier à M. Faubert.

— Tu vas courir chez Poitras. Fais toi conduire immédiatement à Nottaway, dans mon yacht. Télégraphies à Faubert, chez-lui et au bureau, d’être ici au plus tôt.


— V’la M’sieu Roberge.

Luc David cesse de parler. Le nouvel arrivant prend place à la tribune.

Des cris partent : « On veut être augmenté » — à bas les capitalistes. — On n’a assez de se faire mourir pour les autres. »

Avec peine le président peut rétablir l’ordre.

L’ingénieur essaye d’apaiser la meute, demandant à ceux qui ont des griefs de venir les lui confier. Il en fera part à M. Faubert qui leur rendra justice, il s’en porte garant…

— C’est pas dans un mois, c’est à c’t’heure qu’on veut être augmenté.

— Patientez une semaine…

— Le patron qu’est-ce qu’il fait. On le voit jamais.

— Il sera ici dans quelques jours.

Luc David reprend la parole.

— Soit. Nous accorderons trois jours de délai. Pas un de plus. Demain j’irai au bureau porter nos conditions. Si d’ici trois jours on ne les accepte pas nous ferons tout sauter à la dynamite. Maintenant, camarades, il s’agit de s’organiser. Que les principaux de chaque corps de métier soient tout à l’heure à mon « shac ». Pas de violence jusqu’à ce que je vous le dise. Mais vendredi, à trois heures, soyez tous au barrage. M. Roberge, je vous y invite avec le patron.


— Comment ça s’est-il passé ?

— Plus mal que je pensais. Ils veulent faire sauter la chaussée vendredi, si on ne leur cède pas.

— Leurs demandes sont-elles justes ?

— Exorbitantes… Je soupçonne Luc David, qui est leur meneur, d’avoir tout organisé. Il m’a toujours fait mauvaise impression. Je ne sais pas pourquoi on l’a nommé contremaître à l’usine. Celui d’avant nous donnait satisfaction.

— S’ils brisent la digue… qu’est-ce qui va arriver.

— C’est une perte d’un million et des dommages par l’inondation qu’on ne peut prévoir.

Et comme sa femme à une perspective aussi peu rassurante, s’effarait :

— Tu n’as pas besoin de t’effrayer. Faubert est l’homme pour les mâter. En attendant je vais voir les chefs de file.

— Expose toi pas trop.

— Il n’y aura rien de fait avant trois jours. D’ici là, nous avons du temps.

Le lendemain, aux petites heures, le commis était de retour porteur d’un télégramme annonçant l’arrivée immédiate du financier.

— Maintenant, Paul, lui dit Roberge. Tu vas retourner à Nottaway. En chemin tu expliqueras au « boss » tout ce qui en est. Surtout renseigne-le sur les agissements de David. C’est lui la tête du mouvement… Avez-vous assez de gazoline pour le voyage.

— Je ne sais pas… Je demanderai à Poitras.

— Arrête au garage prendre ce qu’il vous faut. Et faites diligence, c’est une question de vie et de mort.