Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 93-97).
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XI



PAULINE DUBOIS À HORTENSE LAMBERT
Ma chère Hortense,

Ta bonne lettre m’a fait plaisir ; elle arrivait dans un temps de démoralisation extrême.

Prétextant une migraine, j’ai condamné ma porte, voulant ma soirée à moi seule, plutôt à nous deux seules, pour te faire part d’un incident banal en lui-même mais qui va probablement changer toute ma vie.

Le sort a voulu que nous soyons séparées, qu’il y ait entre nous la distance de Montréal à Québec. Ma pensée franchit ces distances. Je viens m’épancher sur ton épaule et te conter mes petits chagrins comme aussi mes grandes douleurs et mes grandes joies.

Je suis obligée de faire un peu d’histoire ancienne.

Tu as connu, il y a quelques années un jeune homme du nom de Jules Faubert, qui me faisait la cour.

Pour une raison insignifiante, il a cessé brusquement de venir me voir, et cela, au moment où je commençais d’éprouver beaucoup d’affection pour lui. J’étais jeune alors, un peu légère ; je me consolai. Je pensais l’avoir si bien oublié que si, d’une façon aussi providentielle qu’imprévue, je ne l’avais rencontré un mois avant mon mariage projeté, je serais aujourd’hui Madame Henri Roberge.

Tu te rappelles si la rupture avec mon fiancé a fait parler les gens. Personne n’en savait la véritable raison. Je te la confie : la raison unique est précisément cette rencontre dont je viens de te parler. En revoyant Jules je me suis aperçu qu’il était tout pour moi. J’ai ressenti en sa présence quelque chose que je ne puis te définir. J’ai été attirée vers lui, littéralement. En le regardant j’ai eu le vertige à tel point que j’ai failli m’évanouir.

Tu sais la force de caractère de cet homme. Est-ce que ce phénomène est dû au magnétisme qui se dégage de sa personne ou à des causes morales qu’il serait trop long de t’énumérer. Je ne m’inquiète pas de le savoir. Je te raconte le fait.

Ce soir-là, je me suis juré qu’il renouerait les anciennes relations et qu’un jour ma volonté briserait la sienne. Il m’aimait encore. Je m’en suis aperçue à l’indifférence qu’il essayait de feindre.

Maintenant il m’aime. J’en suis certaine. Oui Hortense, il m’aime. Si tu le connaissais comme moi, tu comprendrais ce que signifient ces mots : il m’aime.

J’en ai la preuve. L’hiver dernier nous avons passé quinze jours ensemble, à la campagne, qui demeureront parmi les plus beaux que j’aurai vécus. De retour à Montréal, il s’est acharné à me fuir. Ce fut une peine très grande. Je m’imaginais un tas de choses qui me firent beaucoup souffrir. Toi seule peut-être t’en es aperçue au ton de mes lettres.

C’est la raison qui m’a fait lancer dans la vie mondaine, éperdument, je voulais m’étourdir, l’oublier. Il y a quelque temps, épuisé de cette lutte avec moi-même, m’ennuyant à mourir, j’ai voulu le revoir. Je l’ai relancé dans sa tanière, et j’ai bien vu pourquoi il me fuyait. Il m’aime Hortense, et il a peur de le laisser voir. Quand ses yeux gris se sont fixés sur moi, ils n’avaient pas leur dureté habituelle. J’ai vu sur tous ses traits une contraction de souffrance, de tendresse, puis de haine, et enfin, malgré lui, d’admiration. Je suivais le travail de ses pensées. Son orgueil a pris le dessus. Son visage est redevenu impassible. Que m’importait ! Je savais ce que je voulais savoir. Il me fuit parce qu’il a peur de moi.

J’ai décidé de changer de tactique. Je te demande ton opinion. Qu’en penses-tu. J’ai toujours eu confiance dans ton clair bon sens. Je vais l’inviter prochainement chez moi. Dans l’état actuel de son âme, je suis sûre qu’il va accepter. Je veux le rendre jaloux pour le forcer à s’avouer ses propres sentiments. J’attends ton avis là dessus.

Quand viendras-tu à Montréal passer en tête à tête, une de ces bonnes soirées d’autrefois…

HORTENSE LAMBERT À PAULINE DUBOIS.


Ma chère Pauline,

Ce que tu m’as appris dans ta dernière lettre, je le savais depuis longtemps ; je l’avais deviné. Tu as l’amabilité de me demander des conseils dans une affaire aussi délicate et où ton avenir est en jeu. C’est m’accorder une place bien grande dans ton amitié. Si grande soit elle, elle n’égale pas celle que tu as dans la mienne.

La tactique choisie est la bonne, surtout si Jules Faubert est l’être orgueilleux que tu m’as décrit.

J’ai lu dernièrement cette phrase que la plupart des hommes s’aiment dans une femme. Recherchée et adulée, cela, certainement, flattera son orgueil de te conquérir. Surtout si tu te montres inaccessible, il se fera un point d’honneur de te gagner. Ce sera un motif pour excuser sa « faiblesse » (Tu m’as déjà dit qu’il considérait l’amour comme une faiblesse). Il la mettra sur le compte de la difficulté à vaincre.

J’ai une nouvelle à t’apprendre. Mon petit cousin Charles Lanctôt est revenu d’un voyage à Amos. Il m’a annoncé qu’Henri Roberge est marié. En voilà un qui se console vite. J’irai te voir dans deux semaines…

P. S. — Il serait préférable que tu n’invites pas Jules chez toi. Tâche de trouver un moyen de le rencontrer sans qu’il y paraisse. Germaine Noël que tu mettras dans la confidence pourrait arranger cela… T’inviter à dîner un soir qu’il sera chez son frère… Qu’en penses-tu ? Germaine me semble très discrète.