Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 87-92).
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X


Le printemps est hâtif. Déjà dans les parcs, l’herbe est reverdie. Les flancs du Mont-Royal, abandonnent chaque jour, un peu de leur teinte mordorée.

Est-ce l’effet du soleil qui revient ou celui des toilettes plus claires il semble que les femmes sont plus jolies, plus fraîches.

Les hommes ont plus d’exubérance, leurs gestes plus d’ampleur.

Les arbres, le long des avenues, se couvrent, à mesure que craquent les bourgeons, de petites feuilles jaune d’or et qui épuisent ensuite toute la gamme des verts. Il y a dans l’air une surabondance de vie.

Dans le bureau de Faubert. Le téléphone sonne.

— Oui.

M. Faubert.

— Moi-même.

— C’est votre comptable. J’ai fini l’audition de vos livres. Tous les contrats de l’an dernier sont remplis, vos obligations payées. J’enverrai le rapport détaillé dans quelques jours.

« À ma nouvelle entreprise maintenant. »

Il sort. En ce jour tiède d’avril, le printemps l’enveloppe de toute part. Tout entier, il s’abandonne au charme du renouveau. Des pensées lui montent à la tête, capiteuses comme un vin vieux et plus grisantes encore.

Il va, nerveux, la démarche saccadée, comme si, à chaque endroit où se pose son pied, il voulait s’emparer du sol.

Sous peu, il touchera le but rêvé.

Rue Saint-François-Xavier à quelques pas de la Bourse est le bureau de Barclay and Sons.

C’est là qu’il se dirige.

M. Barclay le père.

— Un instant.

Il trompe son attente en suivant les fluctuations du marché sur le tableau noir.

La barbe blanche en queue de poisson de M. Barclay père, apparaît dans l’embrasure de la porte.

— Bonjour M. Faubert. Entrez donc… Les stocks de la North American Pulp sont à la baisse. Je crois que ce serait temps d’acheter.

— Pas encore. Vous avez suivi mes instructions ?

— À la lettre.

— Continuez le même jeu une semaine. La baisse va s’accentuer. Ensuite achetez tout ce que vous pouvez… dans le plus bref délai possible… Ne laissez savoir à personne que c’est pour moi.

« Une autre affaire bâclée » se dit-il en se dirigeant vers l’agent de publicité, promoteur de sa propre compagnie.

— Bonjour Beaudry… le stock se vend bien ?

— Passablement. À peu près 200,000 actions.

— Arrête la vente d’ici quelque temps. La construction de l’usine est commencée d’hier ; le barrage sera terminé dans un mois. Nous avons actuellement d’importantes commandes placées en Angleterre et aux États-Unis.

Vois les reporters de journaux. Je voudrais qu’une note paraisse mentionnant ce fait et que le printemps prochain, nous serons en opération. Remets les actions sur le marché dans deux semaines à $1.25.

— Compris. Quant au chemin de fer…

— Il y a deux équipes d’hommes sur les lieux à faire les travaux d’arpentage.


La besogne de cette journée est expédiée. Il ne reste plus qu’à s’occuper et penser à d’autre chose que les affaires, aller çà et là par les rues plus gaies, à cause de l’affluence plus grande de promeneurs. Les trottoirs regorgent. Tout le monde veut profiter des premiers beaux jours. Déjà les modes printanières sont sorties.

Les yeux fatigués des toilettes sombres de l’hiver regardent avec joie les costumes plus légers et les chapeaux de paille de toutes formes, de toutes nuances, s’accommodant aux physionomies, en faisant ressortir le piquant.

L’ouest de la rue Sainte-Catherine surtout est animé. Devant l’étalage des grands magasins, des femmes nombreuses se pressent pour y voir les expositions.

Des jeunes filles que leurs amis accompagnent rentrent au cinéma malgré la douceur de l’air.

Elles vont chercher pendant une heure, un peu d’illusion, l’oubli de leur existence souvent monotone. Elles vont vivre des aventures amoureuses, étranges, romanesques.

Un cigare aux lèvres, Faubert passe au milieu de cette cohue, curieux, observateur.

C’est une accalmie au milieu du tourbillon de sa vie. Depuis bien longtemps, il n’a pas erré ainsi par les rues, pour le seul plaisir de la promenade, sans autre but que le hasard.

Cet après-midi, il a une mentalité de badaud, et cela l’amuse d’être badaud.

Il a chassé de ses lobes cervicaux tout ce qui fait l’essence même de ses occupations.

Il cesse d’être lui pour devenir le monsieur Tout-le-monde, dont les ambitions, dont les désirs sont quelconques.

Badaud jusqu’au bout, il arrête à tous les attroupements écouter le boniment des camelots, au coin des rues. Marchand de tonique à cheveux, diseur de bonne aventure, il y en a plusieurs et qui répètent du matin à la nuit tombante, la même histoire, inlassablement.

Son calme est plus apparent que réel. Il lui arrive devant les couples assortis qui le frôlent d’éprouver une sensation de mélancolie, mêlée d’amertume, et aussi d’envie. Quelque chose manque pour trouver plus belle encore cette journée printanière.

S’il le voulait, il saurait bien ce qu’il lui manque, mais il s’est défendu d’y penser. Si la maîtrise qu’il a de lui-même est toujours aussi forte, l’emprise de certaine personne qu’autrefois, à la rigueur, il pouvait affronter, est plus forte encore.

Aujourd’hui il ne le peut ; faire face à l’ennemi serait sa défaite. Il n’est plus invulnérable.

Cette constatation, il la faite dernièrement lors d’une visite qu’une jeune femme lui a rendue.

Il en a d’abord crié de rage.

Ensuite, il a cherché le remède.

Fuir. Ne pas la rencontrer. Pour aucune raison. Surveiller jusqu’à son imagination. Monter la garde autour de ses pensées, sans défaillances, toujours.

Il est aidé puissamment par des agents extérieurs.

Quand il fait beau comme aujourd’hui, que les affaires vont bien, que l’ambition comme une maîtresse jalouse s’attache à ses pas, ou n’a guère le temps d’être sentimental.

Dans le brouhaha de la rue qui remplace celui du bureau il ne songe pas à regretter ce qui fut.

Quand il eut marché suffisamment, le jeune financier arrête au Ritz. Une idée lui vient d’aller examiner, par curiosité, les jeunes filles qui y potinent, les jeunes gens qui y posent.

Installé confortablement dans un coin du « Palm Court », il écoute l’orchestre jouer un morceau langoureux dont la mélodie, planant dans l’atmosphère saturée d’un parfum troublant, nimbe de poésie les femmes présentes.

Soudain, il se demande ce qu’il fait là, à siroter sa tasse de thé.

Et voilà qu’il grimace !

Elle a donc dit vrai. Son orgueil en a dans l’aile.

Le futur roi du papier, l’homme d’affaires sérieux, regardant des jeunes filles gruger des biscuits !

Pourquoi cette musique lui tape-t-elle sur les nerfs ?

Non… décidément, il est mieux de s’en aller. S’il continue ainsi, il perdra de sa propre estime, ce qui est beaucoup, ce qui est tout.

Au fond, tout ce qui lui arrive, c’est par sa faute. N’a-t-il pas un soir, cet hiver, lâchement, transigé avec ses résolutions ?

Il est agacé de contempler l’aspect de félicité sur le visage de ceux, tous ceux, qui ne sont pas seuls.

Maussade, il rentre chez lui, avec la conviction terrible que le colosse d’airain qu’il est, pourrait bien avoir des pieds d’argile.