Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 78-86).
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IX


Pauline ne comprend rien à la conduite de Jules. Durant son passage au Lac Masson il s’est montré presque tendre ; il a cessé momentanément d’être l’homme froid qui n’envisage dans la vie qu’une chose : arriver au sommet de la fortune et des honneurs. C’était toujours l’orgueilleux mais un orgueilleux soumis qui a connu la douceur d’une sympathie de femme et s’y est abandonné.

Comme il tamisait l’éclat trop métallique de ses yeux gris, quand il la regardait longuement et qu’elle surprenait ce regard, lourd de caresses !

Comme sa voix, cette voix autoritaire habituée au commandement avait des inflexions de douceur quand il se penchait vers elle pour lui parler de la beauté des choses !

…Et tout cela, c’était de la pose !

Il était donc inflexible dans sa décision première de s’éloigner d’elle. À jamais.

Il s’était joué la comédie en abandonnant son Moi. Il voulait s’amuser, se distraire !

Cette conclusion est absurde. Il lui répugne d’en venir là.

Depuis son retour, repris dans l’ouragan où il vit et aime à vivre, il n’a rendu aucune des visites promises ; il n’a donné le moindre signe de vie.

Elle lui a téléphoné un soir. Il a répondu poliment mais sèchement. Elle l’a rappelé une seconde fois, quelques semaines après ; il fut insolent, demandant à ce qu’on ne le dérange plus.

Devant ce qu’elle lui offre de bonheur, n’aura-t-il toujours qu’une moue de dédain ?

Si c’était possible, elle le détesterait. Sa conduite l’injurie.

Mais, est-ce possible de l’oublier ? Est-ce possible de le détester ? Le voudrait-elle qu’elle n’en aurait pas la force.

Elle revit les frémissements de ferveur qu’elle a connus à son bras, un soir de lune, quand, chaussés de leurs raquettes, ils ont escaladé le Mont Tranquille.

Elle se revoit sur le sommet, en pleine nuit, pendant que craquaient les branches, et que seuls, au milieu de cette nature troublante, ils admiraient, le panorama, à perte de vue ; le village avec ses maisons de bois, son église au clocher couleur de rouille ; le lac à leurs pieds endormi puissamment sous sa blanche couverture. Elle en distinguait toutes les baies, celle du Désespoir, celle du Gibraltar, celle du Cheval Infirme. Plus loin la chaîne des montagnes s’étendant jusqu’au plus loin recul de l’horizon. Les massifs d’arbres, solennels, mystérieux, conversaient, dans la nuit avec de grands gestes bizarres.

Elle le revoit, la tête haute, les narines dilatées, aspirant l’air de la nuit avec volupté. Il était debout, les jambes un peu arquées, tout son être tendu.

— Pauline, avait-il dit… et il se tut comme sous l’emprise d’une émotion unique.

Elle comprit et répondit dans un souffle, son cœur battant à briser son corsage :

— Jules… Vivre ici… tout le temps… avec vous.

— Pauline, avait-il repris, je vous…

Il n’acheva pas.

Ce soir-là, malgré lui-même, il fut sincère.

Pourquoi donc la méprise-t-il maintenant ? Il y a du mépris dans sa façon d’agir, du mépris qui la fait souffrir plus que la haine.

Renoncer !

Surtout, à présent, qu’elle a connu pendant des jours, l’ivresse de sa présence.

Elle se perd en conjectures, et elle se débat dans des incertitudes et elle souffre jusqu’à crier sa souffrance aux murs de la chambre.

Tout plutôt que ce mépris, ce mépris qui la fait mourir, un peu plus chaque jour.

Parfois, dans les bonnes journées, elle a la conviction qu’il l’aime bien profondément, qu’en lui, s’opère, un travail fécond pour miner les barrières de son orgueil. Ces jours-là, elle est radieuse comme une fleur que baise le soleil de son baiser de flamme.

Ce bonheur est de courte durée. Aussitôt les faits, avec leur éloquence terrible, se dressent devant-elle.

S’il l’aimait réellement, sincèrement, serait-il demeuré des mois sans seulement s’informer de ses nouvelles ; lui aurait-il répondu, comme il a fait, quand, à deux reprises, elle a voulu communiquer avec lui. Elle en vient à croire que jamais il ne lui pardonnera, d’avoir, il y a des années, oh bien innocemment, embrassé un de ses amis d’enfance.

Pourtant cette phrase qu’il n’a pas terminée, cette nuit-là, sur la montagne, au clair de lune ; ce manque de sûreté dans la voix, cette ferveur dans le regard. C’était bien un aveu.

Que penser ? Que conclure ? Espérer ? Désespérer ?

Suivant en cela, l’exemple de Mahomet, elle décide, une fois encore que puisqu’il ne veut pas venir à elle, elle ira à lui.

Le prétexte est tout trouvé.

Elle sait, pour l’avoir vu dans les journaux, qu’il forme une compagnie nouvelle. Elle peut disposer de l’argent laissé par sa mère. Quoi de plus simple que de rendre une visite strictement d’affaires dans le but de placer des fonds dans l’entreprise. Il faudra bien alors qu’il la reçoive. Il faudra bien qu’il discute.

Elle le verra dans le milieu familier, ce sanctuaire de la finance.

Il la regardera lui aussi. À force de la regarder il finira peut-être par la voir. S’il y a dans cette poitrine quelque chose qui peut vibrer, à force de la voir, il devinera le secret qu’elle porte, s’il ne l’a déjà fait. Un jour son orgueil vaincu demandera grâce. Il comprendra l’inanité de vivre, sans, autour de soi, quelqu’un qui n’est pas soi, mais le devient en s’y confondant corps et âme.

Et le regard et l’intonation qu’une fois, peut-être malgré lui, il n’a su contrôler, et son émotion qu’il n’a pu celer, il les aura de nouveau pour lui parler.


De plus en plus Pauline fréquente le Monde. Elle cherche à s’étourdir. Elle a peur d’être seule avec elle-même. Elle se redoute. Thés dansant ici et là, chez des amis, aux hôtels bien, réceptions, bals, parties de théâtres occupent ses journées, ses soirées, empiètent même sur ses nuits.

Elle a de longues conférences chez les couturières ; ses toilettes sont éblouissantes ; elle prend un soin minutieux d’elle-même. Elle cache le désarroi de son âme sous un enjouement factice.

On la cite parmi les beautés les plus en vue de la métropole.

Elle veut paraître, briller.

Chaque fois qu’on lui fait un compliment sur sa beauté, elle en éprouve un plaisir intense. Et la cause n’en est pas la vanité… uniquement.

Plusieurs ont déposé à ses pieds avec leur nom, de grandes fortunes et des avenirs brillants.

Elle a tout refusé. On commence à la croire seulement coquette. Personne ne se doute que si les yeux, aux lumières, ces yeux noirs sous les cils blonds, ont des éclats plus vifs, c’est à cause des larmes qui voudraient y perler. Personne ne se doute que d’être proclamée, tacitement la reine de la société, si elle n’avait un but, ne lui occasionnerait pas cette volupté qu’elle y trouve.

Et ce but qu’elle poursuit qu’est-il donc ?

Pourquoi cette rage, pourrait-on dire, de se montrer partout, d’être de toutes les conférences et les concerts, de toutes les réunions et de tous les thés, d’y dépenser tant d’énergie et tant de patience à s’y montrer gaie, aimable, spirituelle si ce n’est dans l’espérance bien problématique de Le rencontrer ou à défaut quelqu’un de son entourage qui lui irait dire toute l’admiration qu’elle commande.

Pourquoi cette avidité de plaire ? cette fureur d’adulation sinon pour exciter un peu, dans le cœur de Faubert, cette jalousie qui le révélerait à lui-même.

Élégante et belle, avec cela inaccessible malgré ce qu’ils peuvent offrir en retour, n’est-ce pas suffisant pour flatter l’amour propre — souvent premier facteur de l’amour pur et simple — de l’être le plus difficile, cet être fut-il l’orgueilleux Faubert ?

Pour ne pas perdre son temps tout à fait, elle passe ses avant-midi, à la maison, à lire le plus qu’elle peut.

Elle se renseigne. Le livre nouveau lui devient vite familier, et aussi d’autres, sérieux, sévères. Elle se tient au courant du mouvement intellectuel contemporain ; elle s’initie graduellement aux affaires, posant à son père, quand, le soir, bien rarement ils dînent ensemble, des questions qui étonnent le docteur.


Un jour, vêtue très simplement d’un costume tailleur bleu marine, sobre de ligne, coiffée d’un chapeau en forme de turban, la figure recouverte d’une voilette, elle descend dans le quartier des affaires qu’elle ne connaît que pour l’avoir traversé le dimanche ou le soir en allant aux offices de la « Paroisse », l’église Notre-Dame.

Elle l’a toujours vu terne, sans vie ; elle le retrouve animé, grouillant d’activité, fébrile.

Le bureau du financier est au coin de la Place d’Armes.

Elle pénètre dans l’antichambre où des sténodactylos, nombreuses, pianotent sur leur machine, confondant la monotonie des bruits.

M. Faubert est en conférence pour le moment, mais ce ne sera pas long.

Quelques minutes d’attente où son cœur bat bien vite, bien fort, lui paraissent des heures. Toute sa volonté est tendue à maîtriser ces battements.

Quelques hommes sortent bientôt. On la fait entrer. C’est un vaste bureau avec au centre une table unique encombrée de papier. Les tentures sont sévères. Rien qui peut charmer ou distraire le regard. Les murs très froids ne contiennent comme ornements qu’une carte géographique.

M. Faubert.

Il est assis, occupé à parcourir un document.

Ce son de voix le fait tressaillir. Il lève les yeux vers elle. Que peut signifier cette démarche ? C’est le grand problème de l’instant.

Correct, grave, en homme d’affaire qui va traiter d’affaires, il lui indique un siège, et s’enfonce lui-même dans sa chaise à bascule.

Elle relève tranquillement sa voilette, et les grands yeux noirs se fixent sur lui, comme si définitivement, elle voulait graver en sa tête, les traits aimés.

M. Faubert, je suis venu parler d’affaires, oui… C’est au financier que je m’adresse.

Pendant qu’elle parle, il la contemple, malgré lui. Tout lui plaît jusqu’aux détails les plus minimes de la toilette, parfaite de goût discret, et qui laisse deviner les lignes pures. Un sentiment d’admiration s’empare de lui, qui, en agissant d’abord sur son cerveau, met en branle ses facultés sensitives. Il éprouve à contempler cette femme quelque chose d’imprécis, d’indéfinissable, un bien être vague qui fait trouver du bonheur au fait seul de sa présence. Et cela se reflète sur ses traits, quand subitement par un soubresaut d’orgueil qui se cabre, un masque de froideur distante et dédaigneuse remplace l’expression extatique de tantôt.

Elle a vu le manège ; elle l’a compris. Aussi froide que lui, aussi calme en apparence, elle explique le but de sa visite. On lui a dit qu’il formait une compagnie pour l’exploitation du bois de papier : elle voudrait s’y intéresser. Elle a confiance que l’entreprise sous sa direction va prospérer… etc.

Comme s’il lui en voulait de la minute de saisissement du début, il la regarde, froidement, avec, dans ses yeux gris, de la dureté, du dépit, ou de la haine.

Après qu’elle eut parlé, il appuie à l’une des sonnettes sur sa table. Un garçon entre.

— Dis à Tremblay que je veux le voir.

Puis s’adressant à la jeune fille, d’un ton sec :

— Je ne m’occupe pas de l’émission des stocks. Voyez M. Beaudry à l’autre étage. C’est lui le promoteur.

Comprenant que cette manière peu courtoise d’agir, et qui, clairement, lui donne congé, est due à un désarroi intime, elle s’est levée pour sortir.

Elle s’approche de lui, et lui chuchote, sure à présent du résultat :

M. Faubert, votre orgueil en a dans l’aile. Au revoir.

Le secrétaire, en entrant, le trouve accablé, les coudes sur la table, se comprimant la tête de ses deux mains serrées. Il lui demande, anxieux :

— Mauvaises nouvelles ?

Se remettant brusquement :

— Non… ce n’est rien… un coup de sang à la tête… la fatigue… mais c’est passé. Je t’appelais pour…