Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 26-38).
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IV


Les portes du bureau bien closes, pour n’entendre que le moins possible le bruit des dactylos dans l’antichambre, l’ordre donné de ne laisser entrer personne, Jules Faubert s’attable et fait la revue de ses nombreuses affaires.

Depuis qu’il a quitté le collège, il s’est intéressé dans le commerce du bois.

Avec la sûreté de jugement qui le caractérise, et en a fait, à l’âge où la plupart tâtonnent, l’un des financiers les plus en vue de la métropole, il a compris que l’industrie du bois dans le Québec était l’une des plus avantageuses et où les chances de faire fortune, et rapidement, sont les plus grandes. Après avoir voyagé quelques années dans le Nouveau-Brunswick pour le compte d’une compagnie américaine achetant le bois à pâte, çà et là, le long des voies d’évitement, il avait pris sur lui d’établir à Montréal un bureau de courtage.

Le commerce du bois prenait une extension considérable. La guerre européenne, créant des besoins nouveaux, et diminuant la production tout en augmentant la consommation, n’avait pas peu contribué à cet essor. Les exigences de plus en plus désordonnées des journaux américains faisaient augmenter le prix du papier dans des proportions énormes et partant le prix de l’épinette et du cyprès qui en sont la matière première.

Faubert parcourt les contrats qu’il a fait signer cet été : 50,000 cordes à fournir à la American Paper Limited ; 30,000 à la Federated News. Tout cela à bonnes conditions.

Les lettres dactylographiées qui composent chaque mot des copies de contrats s’atténuent et disparaissent. À leur place, nombreux, il aperçoit des signes de dollars et qui semblent avoir une vie.

Déjà de ses agents sont en route. L’un parcourt la Matapédia s’assurant par avance la production des colons pour l’hiver qui vient ; un autre la Nouvelle-Écosse ; un le Lac Saint Jean ; un l’Abitibi. Les nouvelles qu’il en a chaque semaine sont favorables. Il se procurera aisément les 80,000 cordes dont il a besoin, chiffre énorme au premier abord. Systématiquement divisé, il peut être augmenté à l’infini tant qu’il y aura du bois dans le Québec et des hommes pour le bûcher.

Enfoncé dans sa chaise à bascule, les yeux mi-clos, comme repliés sur lui-même, il laisse son rêve se perdre dans la fumée bleutée de son cigare. Il rêve la puissance, une puissance illimitée aussi grande que son orgueil. Non fier, non vain, mais orgueilleux. C’est sa dominante. Il appartient à cette catégorie d’hommes jadis conquérants de pays, aujourd’hui conquérants de la fortune et du pouvoir qui en découle.

Il veut, et depuis longtemps, depuis toujours, être quelqu’un.

Être quelqu’un c’est sortir de la foule anonyme, la dominer. Être quelqu’un cela signifie qu’on est un personnage dans le pays et dans la ville, qu’on a accompli quelque chose de supérieur aux autres. Être quelqu’un cela veut dire qu’on a édifié une œuvre, œuvre politique, œuvre financière, œuvre intellectuelle, peu importe ! Pourvu que ce soit son œuvre. Être quelqu’un c’est associer son nom à quelque chose de grand, de noble, de fort.

C’est avec frénésie, passionnément, mettant dans chacune de ses entreprises la fougue d’un tempérament ardent, soutenu par des nerfs d’acier et un physique imbrisable qu’il travaillait à réaliser cette formule.

Le succès lui sourit. Il commence d’être quelqu’un. Pas assez. Il n’a pas encore imposé sa personnalité… suffisamment.

Jeune — trente-deux ans — en pleine force, force qu’il entretient par des exercices corporels violents, mûri par l’expérience, il regarde la vie avec un sourire et l’avenir comme un maître.

Cette soif de domination, de puissance, qui le brûle, il essaye parfois de l’étancher. Il éprouve une griserie véritable à compiler des chiffres, à combiner des plans, à manœuvrer des hommes. Il goûte à vivre sa vie fiévreuse une intensité d’émotion, qui, à certaines heures, le secoue tout entier.

Il savoure les instants de son travail ardu essayant d’en exprimer toute la volupté âcre.

Sur la table une copie de contrat pour des dormants de chemin de fer est étendue. Il la prend, la lit, ferme les yeux pour mieux concentrer sa pensée, en analyser mieux la teneur.

Un plissement des lèvres : l’affaire lui paraît bonne.

Il appuie sur le bouton de la sonnette.

Un sténographe entre.

— Écrivez à l’acheteur du Transcontinental que je suis en mesure de procurer les 100,000 dormants de chemin de fer aux conditions mentionnées dans ma lettre du 18. J’irai le voir prochainement… Appelez le messager du télégraphe.

Il va à la fenêtre et regarde, en bas, sur la chaussée, la foule des hommes d’affaires qui se meut, pressée.

Des autos stationnent un peu partout, placées de biais, le derrière au trottoir. La Place d’Armes est animée ; des avocats qui, seuls, qui avec des clients se rendent au Palais ; des courtiers à la Bourse ou se hâtent vers leurs bureaux. Tous ces gens se croisent, s’entrecroisent et ne s’aperçoivent qu’avec peine. Une pensée les préoccupe, identique : les affaires. Les leurs ou celles des autres.

C’est le cœur financier de Montréal, le centre de ses pulsations… et il est nerveux. Dans cette année 1917 les affaires sont plutôt tranquilles, le marché de la Bourse, incertain. Seules quelques industries prospèrent en dépit des temps durs ou plutôt à cause des temps durs.

Le courtier pense à cette foule qu’il traversera dans quelques instants en s’y confondant, que dans quelques années il pourra regarder de haut, et son rêve, son rêve fou l’absorbe de nouveau. Il veut contrôler au pays, la production du bois, surtout du bois à papier, en être le Roi.

Comme d’autres sont rois de l’acier, de l’huile ou du blé, il veut être le roi du papier. Il sent qu’il le deviendra. Il le veut si fortement qu’il faut que tout cède à sa volonté. Il y en a trop qui sont plus riches que lui, même dans son entourage immédiat. Non qu’il aime l’argent pour ce qu’il procure de jouissances, ou en avare. Il l’aime parce que c’est un but à atteindre et que c’est une force : le grand levier moderne.

Cet hiver, si ses affaires vont bien — et elles iront bien — ses seuls bénéfices lui permettront la construction d’une usine capable de rivaliser avec celles des plus grosses compagnies. L’entreprise sera lancée. Englober graduellement les plus petits, forcer les plus gros à s’amalgamer avec lui, acheter leur stock au fur et à mesure… mais avec une discrétion qui en empêche les hausses… ensuite… ensuite faire osciller le marché à son gré…

Ensuite ?….

Il est Jules Faubert le Roi du papier.

Partout qu’il aille, les portes les plus fermées s’ouvrent. Il est une puissance avec qui l’on doit compter. Il fait partie non seulement de l’élite de sa race ou de son pays, mais de l’élite du monde entier. Il est plus que les souverains actuels, puisqu’il le sera de fait, tandis qu’eux ne le sont que de nom.

C’est un rêve immense. Il est de nature à le réaliser. Il y a en lui une surabondance de force. Son cerveau clair, lucide, se plaît à jongler avec les problèmes les plus épineux. Plus ils sont inextricables plus il a de plaisir à les démêler et à les vaincre.

La sténographe de tantôt reparaît.

M. Faubert, le messager du télégraphe est arrivé.

— Faites attendre.

Il griffonne quelques mots sur une feuille de papier jaunâtre.

Ces quelques mots, c’est une proposition à une compagnie New Yorkaise de 100,000 cordes de bois écorcé à des prix défiant toute concurrence.

Ce contrat sans lui rapporter autant que les autres bâclés jusqu’ici lui assure un client des plus considérables du continent américain.

Il sonne, remet le papier jaune qui devient d’or tant il est lourd de promesses, décroche son chapeau à la patère et sort.

— Je serai de retour à deux heures et demie.


L’horloge de la Presse marque la demie de onze heures.

— J’arriverai deux minutes en retard, pense-t-il, et cette constatation le contrarie. Il avait accoutumé d’être exact jusque dans les moindres détails.

Ainsi il devait rencontrer Lucien Noël à onze heures et demie et il n’était encore qu’à la rue Saint Laurent.

S’il y avait quelque chose qui lui déplût souverainement, c’était d’attendre. Habituellement quand il avait un rendez-vous et qu’à l’heure fixée l’autre partie n’était pas là, il quittait la place. C’était une particularité de son caractère que ses amis et ceux avec qui il transigeait, connaissaient. Le connaissant, ils agissaient en conséquence.


Lucien Noël, plus jeune que Faubert de quatre ans, s’était fait recevoir avocat devant le barreau de Québec.

À cause du manque de fonds nécessaires aux débuts, mais surtout de son peu de penchant pour le droit, il avait embrassé la carrière journalistique et littéraire. Il rédigeait un périodique fondé depuis un mois, revue bi-mensuelle, traitant de questions politiques, économiques et sociales sans délaisser les lettres ni les arts.

Ce périodique était la réalisation de vœux nourris depuis longtemps.

Durant les deux années qu’il a travaillées dans les différents journaux de Montréal, à la besogne aride du reportage, il s’est imposé des sacrifices d’argent, pour, un jour, avoir une feuille à lui où dire sa façon de penser, poursuivre ses vues politiques et épancher son besoin d’apostolat laïque.

Plein d’enthousiasme pour le projet jusqu’à sa mise à exécution, il s’est aperçu que la fondation d’une revue, surtout d’une revue sérieuse n’allait pas sans difficultés, et que la bonne volonté seule ne peut réussir à en établir les bases, solidement.

Le premier numéro s’était bien vendu. Pas assez cependant pour défrayer les dépenses d’impressions et d’administration.

Noël comprit alors qu’il ne pourrait se maintenir longtemps.

En dernière ressource, il avait téléphoné à son ami Faubert se ménageant une entrevue.


Il n’y a rien qui permet mieux de donner libre cours aux épanchements qu’un bon dîner pris en commun.

Après le repas, tout en vidant une bouteille de Chambertin et savourant d’excellents havanes, ils firent dévier la conversation en une discussion animée, sérieuse de part et d’autre, chacun parlant de ce qui l’intéresse plus particulièrement, et surpris tous deux de constater que leurs efforts dirigés vers des objectifs différents, aboutiront pourvu que leur rêve devienne réalité à un résultat identique.

Ils sont à des titres divers les représentants d’une jeunesse affamée d’action, de succès et aussi de gloire, et dont la vie prenait une orientation autre que celle de leurs devanciers.

Représentants d’une partie notable déjà de la génération nouvelle, ils ont, avec l’amour de la race, conscience de leur rôle à jouer.

Ils sont bien les descendants de cette poignée de français qui, dans l’espace relativement court de 150 ans, se sont multipliés, enrichis, cultivés sans rien perdre de leur tempérament, de leur virilité, de leur force vitale.

Jusqu’à ces derniers temps, la plupart des canadiens instruits, pour ne pas dire tous, auraient cru déroger à une loi, non écrite, mais loi peut-être plus rigoureuse à cause de cela, s’ils n’avaient embrassé l’état de prêtrise ou les professions dites libérales. Le commerce, l’industrie, la finance étaient donc entre les mains d’étrangers ou de ceux des nôtres qui n’avaient ni humanités ni instruction. On avait cru les affaires incompatibles avec la culture latine quand l’expérience prouve et le bon sens que plus un homme a de connaissances et plus il est cultivé, plus il a de chances de réussir, connaissant mieux l’âme humaine et ses horizons étant agrandis par les lectures.

Noël se verse une deuxième rasade de vin. Sans être timide de sa nature, il lui répugne d’aborder les questions d’argent et c’est là, précisément, le but de cette entrevue. Il vide son verre lentement, par petites gorgées, cherchant le moyen d’amener la conversation sur le terrain qu’il veut, de l’amener insensiblement, d’une façon pas trop brutale, sans avoir l’air d’y toucher.

— Tes affaires vont bien commence-t-il.

— Oui… pas encore à mon goût.

— Tu estimes tes bénéfices probables… à combien ?

— Une couple de cent mille piastres. Probablement plus.

À l’énoncé d’une somme aussi fabuleuse l’autre ouvre des yeux avides.

— Et ça ne te suffit pas ?

— D’autres se contenteraient de moins. Pas moi. Tout ou rien. C’est toujours embêtant d’être le deuxième à Rome.

Il s’arrête un instant… puis continue comme s’il pensait tout haut.

— Il y en a qui me disent chanceux. Peut-être. Ma chance je la fais. De l’audace, de la volonté, de la méthode, avec cela une bonne santé, il n’y a aucune raison de ne pas devenir millionnaire. Avec quoi ont commencé Rockfeller, Carnégie et la plupart de autres milliardaires… Parce que nous sommes de race latine, ce n’est pas un obstacle à manœuvrer des millions. Consulte le Broadstreet et le Dunn et tu seras étonné du nombre des millionnaires canadiens-français. Remarque que de ces gens, la plupart étaient des illettrés qui tout en faisant leur fortune ont dû se faire eux-mêmes. Tu te souviens du « boum de l’immeuble » ? Quels sont ceux qui en ont le plus profité ? Les nôtres.

— Tout cela est beau. Il n’en reste pas moins vrai que les anglo-saxons sont nos maîtres à l’heure actuelle. Ils contrôlent le commerce, l’industrie et la haute finance.

— Aujourd’hui, oui. Demain, non. Ils avaient pour les aider toute la richesse accumulée par leurs concitoyens depuis des siècles, tandis que nous, c’est sou par sou qu’il a fallu former le capital. Les premiers mille piastres sont toujours plus durs à gagner. Les autres viennent d’eux-mêmes. Ces premiers mille piastres, nous les avons. Maintenant, il ne s’agit que d’avoir les autres, et nous les aurons. Bon nombre de jeunes gens au sortir du cours classique s’acheminent vers l’école des Hautes Études Commerciales ; quelques uns vers l’école Technique pour se perfectionner dans les différentes branches de l’industrie.

— Tu es optimiste. Crois-tu, cependant, qu’un homme façonné par l’enseignement des collèges classiques soit apte aux affaires.

— Pourquoi pas ? Il est déjà en mesure de se rencontrer avec des gens établis parce que son éducation lui a fait franchir les barrières. Au lieu de tâtonner et de chercher, il sait où il va. Son cerveau assoupli par la gymnastique quotidienne de huit années d’études, plus développé, peut résister à un effort plus grand comme un athlète rompu à tous les sports endure mieux la fatigue physique. L’orientation nouvelle de la jeunesse me fait plaisir. Dorénavant des énergies convergeront vers autre chose que notre politique idiote de partis, et vers les professions. Nous ne laisserons pas toute la finance entre les mains anglaises. Nous en prendrons notre part qui ne doit pas être la moindre dans un pays qui est nôtre. Quant à moi, ajoute-t-il en riant, j’ai décidé d’être l’un des premiers. L’argent me fascine. Et je voue ma vie à la conquête de ce métal blanc. Si plusieurs, de rien, ont pu devenir des magnats mondiaux, il n’y a aucune raison que Jules Faubert ne le devienne. J’ai la force et l’endurance de ma race. À côtoyer les anglais, j’ai acquis leur ténacité et mon vieux fonds de normand m’empêche de me faire rouler.

— Et quand beaucoup des nôtres seront enrichis, la race gagnera-t-elle. Lutter avec les anglo-saxons pour la suprématie financière est une folie. Il y a un terrain où l’on doit les surpasser : le terrain intellectuel. Il nous faut primer par l’esprit. Un Pasteur a fait plus pour le génie français qu’un Chauchard, un Sienkiéwitz a donné plus de prestige à la Pologne que plusieurs millionnaires ne l’auraient fait.

— Peut-être, mais Carnégie et d’autres en fondant des bibliothèques, des hôpitaux, des universités a permis à des savants, à des littérateurs, à des médecins de sortir de l’ombre. Le jour où il y aura assez de richesse pour permettre à des parents plus nombreux de faire instruire leurs fils, il y aura nécessairement plus de gens instruits. Plus il y aura de gens instruits plus les travailleurs de la pensée seront appréciés à leur valeur. Sais-tu ce qu’on peut faire avec de l’argent ?… Avec de l’argent on fonde une université, on donne des bourses, on subventionne des théâtres, des opéras, des musées. En un mot on contribue à l’éclosion de génies que la race attend, et qui, sans cela, ne perceront pas. Le génie demande la force. Cette force accumulée nous l’avons, nous qui sommes jeunes, en pleine sève. Un jour trop comprimée elle éclatera et alors… où peux-tu trouver un meilleur élément de talent voire de génie sinon chez les races dans toute leur puissance en puissance si je puis me permettre cette expression… ! Déjà une heure et demie… je file… Et ta revue ?

— J’ai peur d’être forcé de l’abandonner.

— Comment cela ?

— Ça coûte plus cher que je pensais. Les annonceurs se font tirer l’oreille… ils attendent…

— Quand ton prochain numéro ?

— Samedi.

— Passe au bureau demain après-midi. J’arrangerai tout…