Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 39-47).
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V


La récente proposition à la compagnie new-yorkaise de fournir dans le cours de l’hiver, 100,000 cordes de bois écorcé, n’eut pas le résultat attendu, toutes les commandes étant closes et déjà placées.

Cet échec, si tant est que l’on puisse appeler cela un échec, ne décourage pas le courtier. Sur les entrefaites, il s’est engagé envers le Transcontinental à l’approvisionner de dormants de chemin de fer, ou traverses, en épinette rouge, cèdre et cyprès. Il attend la réponse du Pacifique Canadien à une proposition similaire. C’est de la besogne taillée pour quelque temps, et de la bonne.

Tout à l’heure, il part en voyage. Il en profitera pour visiter ses agents, les stimuler, leur confier ses instructions. Il visitera également quelques pulperies tâchant de négocier avec les gérants pour l’achat de quelques milliers de cordes de bois, en plus.

Il est à finir de classer ses affaires quand la porte du bureau s’ouvre.

Un homme entre, qui va s’écraser dans un fauteuil.

C’est Henri Roberge.

Sa toilette qu’il soignait tant, est négligée ; les pantalons sans plis aucun, flous comme ceux des matelots, le nœud de la cravate à moitié fait.

Le regard terne, sans vie, ne révèle que l’abrutissement ; au bas des yeux de petites pochettes jaunes ; le coin des lèvres étiré.

En l’apercevant ainsi changé, aussi rapidement et d’une façon aussi absolue, Faubert ne peut réprimer un mouvement de surprise.

— Qu’est-ce donc qui ne va plus ?

— Tout.

— Et encore ?

— Tu te rappelles Pauline Dubois ? Tout est fini. Depuis ce temps je n’ai de goût à rien.

« Pourquoi a-t-elle rompu ? » se demande le courtier.

L’autre continue :

— Je ne vais plus au bureau. Je suis incapable de travailler, et je bois pour l’oublier. Plus je bois pire c’est. Il y a des fois où j’ai envie de me suicider.

— La belle affaire ! Ce serait une folie plus grande. Ce n’est pas une conclusion. Il n’y a aucune femme, même la plus belle, même la meilleure qui vale qu’on se tue pour elle. Et puis… une peine d’amour n’est jamais bien longue, on en revient vite.

En disant ces paroles, il songe qu’à lui aussi, malgré l’absence, malgré le temps, il arrive de souffrir… et pour la même cause…

— Tu en parles à ton aise. Tu n’as jamais aimé. Tu ne vis que pour les affaires.

— C’est peut-être vrai.

Il est tenté d’oublier son rôle d’ami à qui l’on demande le réconfort et par un besoin de crier un secret qui le ronge, par un besoin de se venger d’un silence de cœur qu’il s’est imposé, dire ce qu’il connaît de l’amour pour y avoir jadis participé et en avoir reçu une charge lourde de souffrances. Il l’a supporté parce qu’il en avait la puissance, mais au prix…

À quoi bon ?

Une chose cependant l’intrigue. Elle a rompu après la rencontre.

Cela lui fait plaisir, un plaisir inconscient qu’il n’analyse pas, qu’il ne veut pas admettre et qu’il nierait si on lui demandait de l’avouer. Malgré l’amitié et la sympathie qu’il éprouve pour Roberge, il a senti une main lâcher prise qui lui aurait auparavant étreint le cœur.

Après leur rencontre, rencontre imprévue, qu’il n’avait pas cherchée, qu’il n’avait pas souhaitée, Pauline Dubois avait rompu avec l’ingénieur civil.

C’est donc qu’il y avait eu une cause intimement mêlée à ce fait que deux êtres, volontairement séparés depuis trois ans, se retrouvent, s’ouvrent les yeux, s’aperçoivent l’un consciemment, l’autre sans l’avouer qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.

Et concluant, logiquement, aidé par la mémoire de ce qui s’est passé ce soir là, se rappelant son attitude à lui, calme et froide, et celle de la jeune fille qui, dès l’abord, avait obéi, du moins physiquement à une émotion dont il ne pouvait ignorer la cause, il eut la certitude qu’il la possédait moralement, que c’était pour lui, qu’elle venait de briser ses liens antérieurs.

Elle voulait être libre pour le jour où il s’avisera de la regarder telle qu’elle est, dans la plénitude de sa beauté et l’épanouissement de sa mûre jeunesse.

Cela lui est une jouissance d’orgueil, la jouissance mâle de l’homme qui tient un être à sa merci.

Immédiatement il chasse ses idées comme on fait des pensées malsaines.

Une fois il s’est éloigné. Il ne reviendra pas sur une décision prise froidement.

Il a souffert suffisamment pour ne pas recommencer aujourd’hui à se forger une chaîne sentimentale qui lui nuira dans la vie, chassera sa tranquille lucidité d’esprit et mettra un obstacle au parachèvement de ses rêves.

Une fois, il a dit : Non.

Irrévocablement.

— Tu veux un conseil ? as-tu de l’énergie assez pour vouloir guérir ?…

— Si c’était possible

— C’est très possible… Cette femme, tu l’as aimée…

— Comme un fou.

« Moi aussi » pense-t-il et de nouveau Pauline Dubois, s’empare de son esprit. Il voit ses yeux plongés dans les siens pendant qu’elle lui a dit cette phrase que le timbre de la voix avait rendue caractéristique « J’espère que j’aurai le plaisir de vous revoir. » C’était cela qu’elle méditait : renouer les anciennes relations… elle veut le reprendre… ou plutôt se donner à lui…

Comme si la conversation, soudain, l’ennuie, il répond avec un geste las :

— Tu as tort…

Puis, il se ressaisit, et la voix âpre, il continue en s’échauffant graduellement :

— C’est une bêtise que de donner une partie de son cœur, la moindre soit-elle, à une femme. C’est indigne d’un homme, d’un homme vrai, dont le cerveau est et doit rester le maître. Tôt ou tard on est trompé. Il n’y a qu’une personne qui ne nous trompe pas. — Et encore on n’en est jamais sûr : c’est soi. Allons, redresse-toi. Ne sois pas une poule mouillée. Et puisqu’elle t’a dédaigné, dédaigne-la à ton tour ; c’est la seule consolation des amours malheureuses. Ne la déteste pas. La haine c’est encore de l’amour. C’est de l’amour qui ne peut plus en être. Si tu la détestes tu seras forcé d’y penser et entretiendras le culte de son souvenir. Le dédain ! l’oubli ! Voilà les seuls remèdes… Et ton bureau ?… Tes affaires ?

— J’ai tout abandonné.

— Femmelette… tout abandonné… pour une question de sentiment.

— Je ne puis m’empêcher d’y penser. En dehors d’elle rien n’existe.

— Alors change de vie… mais pour l’amour du ciel ne te complais pas à cultiver ta mélancolie. Mets la distance entre elle et toi… À propos… il n’y a rien qui te retienne à la ville ?

— Non… rien… sauf.

— Je pars en voyage. Tu viens avec moi. J’ai une proposition à te faire, avantageuse sous tous les rapports.


Une heure plus tard ils étaient installés dans l’un des convois du Canadien Nord à destination d’Hervey où se fait le raccordement pour Amos.

Enfoncé dans les banquettes vertes, gardant un mutisme que motivent des raisons différentes, ils regardent au dehors défiler les scènes variées de la campagne canadienne.

Ce sont des champs d’avoine blondissants, des pâturages où des vaches rousses ou noires, contemplent béatement le train qui passe ; plus loin un vallonnement ; un ruisseau dans le fond roule vers le fleuve ou la rivière plus proche ses eaux vaseuses ; autour des saules et des hêtres ; une route qui mène à un village dont le clocher de l’église reluit sous le soleil d’automne ; parfois un petit bourg qu’on traverse dans un bruit de ferraille


À Hervey, le « National » avait une heure de retard.

Sur la plateforme, des « lumberjacks » des gars de chantier vont, viennent, circulent, dans leurs costumes pittoresques presque identiques. Bottes à l’huile, lacées jusqu’aux genoux ; culottes d’étoffe épaisse, de toutes les couleurs, jaunes, grises, nankin ; chemises négligées de flanelle et de drap, ils ressemblent à ces pionniers d’autrefois qui revivraient en eux, oublieux de l’âge plat des habits étroits et des pantalons fourreaux, oublieux du continent américain si prosaïque souvent de par ses mœurs sans poésie, sans cachet, sans originalité. La plupart, superbes de taille, découpés en athlète, ils ont dans la figure un caractère spécial où, à côté du mâle, de l’homme puissant et fort on découvre l’enfant que demeure celui dont la grande Nature est la compagne habituelle.

Le soleil achève de descendre. Il n’est plus qu’un demi-cercle sanguinolent. Au-dessus des tons jaunes vifs, puis orangés puis violacés puis mauves se fondent et s’estompent pour se perdre dans du bleu, qui, insensiblement, à mesure que s’accentue le déclin du jour, tourne au noir.

Un vent frais passe dans l’air que les forêts prochaines ont vivifié.

C’est le silence des choses où l’on n’entend plus le bruit tout de stridence du progrès ; pas d’usines aux alentours ; pas de maisons où vivent des êtres humains, entassés ; plus de tramways, plus de trompes d’autos. Seuls des bruits de voix, et aussi, bien faible, celui des branches qui jouent. Devant ce soleil qui s’en va en étalant, par un geste ultime de coquetterie, une splendeur que jamais aucun peintre, faute de couleurs, aucun écrivain, faute de mots, n’a pu traduire, Faubert, heureux de changer de vie pour quelques jours, respire largement. Sa poitrine se gonfle sous l’empire d’un bien-être physique. Il ne pense pas. Il jouit de la minute présente. Il regarde évoluer et discuter tous ces hommes qui vont hiverner dans la forêt, et songe à la vie large qu’ils vivront ces quelques mois, astreints à un travail intense qui décuple les muscles et repose le cerveau.

Beaucoup sont gris comme c’est la coutume avant de se rendre aux chantiers. Pourquoi les en blâmer. L’ivresse leur fait paraître plus joyeuses les heures du départ ; elle efface la tristesse inhérente à chacun d’eux.

Le sifflement d’une locomotive se fait entendre. C’est le « National » qui entre. Des hommes en sortent à la hâte, « lumberjacks » eux aussi, venus de Québec et des alentours, qui vont se restaurer au buffet de la gare.

Un son de cloche, un dernier appel et tout ce monde s’empresse de remonter.

Un jet de vapeur dans un cri prolongé… le train s’ébranle en haletant.

Dans les montagnes qui avoisinent les arbres sont de toutes couleurs et se nuancent de bleu et de gris sous les feux de la lumière mourante.

Pour la première fois, depuis le départ, Roberge brise le silence.

— À quel endroit me mènes-tu ?

— D’abord à Amos.

— Ensuite ?

— Ensuite nous visitons la région pendant une semaine. Je te laisse là. Tu examines le pouvoir d’eau du lac Chabogama sur la rivière Bell. Tu m’envoies ton rapport et tu attends mes ordres.

— Et toi ?

— Moi ? Je continue ma route par Cochrane et North Bay. Je visite en chemin quelques pulperies et je conclus quelques arrangements avec leurs directeurs. Je voudrais si possible, contrôler toute la production du bois en Abitibi… Demain nous serons à Villemontel où il y a un écorceur à vendre. Villemontel est voisin d’Amos. Et on me dit qu’il va s’y couper près de 30,000 cordes de bois cet hiver. Ce serait une bonne affaire si j’achetais cet écorceur. Nous verrons ensuite Lapierre, mon agent, qui demeure à Macamic.

Le train file, file, file. Au dehors on ne distingue plus rien si ce n’est la masse sombre des montagnes rocailleuses, et plus loin, une fois La Tuque passée, le reflet de la lune sur le Saint Maurice.

Dans le wagon d’en avant, « le char des colons, » on chante. La « musique à bouche » sert d’orchestre. Parfois quelqu’un danse une gigue.

Parfois aussi, il arrive qu’échauffés un peu trop par l’alcool quelques uns en viennent aux coups. Les autres les regardent faire quand ils n’entrent pas dans la mêlée. Une oreille déchirée, un œil noirci, un nez qui saigne sont les résultats de ces échauffourées. Elles recommencent souvent quelques minutes plus tard pour se terminer par des libations communes. « Se faire les bras » est une chose fréquente. C’est presqu’un sport.

Le cahotement des roues sur les rails et le bruit régulier qu’elles font, amènent le sommeil qui engourdit l’ambition de Faubert et le chagrin de Roberge.