Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 17-25).
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III


Dans une taverne qui fut longtemps le rendez-vous de la jeunesse étudiante, Roberge est attablé devant une bouteille de bière. Autour de lui des figures connues, habitués de l’endroit qu’il y avait rencontré jadis, qu’il y retrouve aujourd’hui.

Des passants entrent, se rafraîchissent à la hâte et sortent. D’autres moins pressés boivent à petites gorgées, et réunis par groupes, se racontent des histoires gauloises.

Depuis une semaine ses journées se ressemblent. Tous les matins après une nuit d’un sommeil lourd, il commence sa promenade, déambule par les rues, pour, chaque après-midi, échouer au café Toussaint, dernier stage avant la rentrée.

Les soirées longues, l’occupent à boire, seul dans sa chambre, d’innombrables verres de gin, jusqu’à ce que sa pensée vide, ses membres inertes, et ses jambes devenues gourdes, le forcent au repos du lit.

Ce soir, il est plus spleenétique que d’habitude. Les libations se sont suivies, plus fréquentes. Il s’est efforcé de les prendre comme s’il éprouvait un besoin plus impérieux de se griser.

…Et tout à coup voilà qu’il se lève et sort en laissant sur la table sa bouteille à moitié pleine.

Le jour est énervant de chaleur. La foule va lentement. Les hommes tiennent leur chapeau à la main pour s’éponger le front. Les femmes légèrement vêtues s’arrêtent plus souvent aux vitrines. La poussière de la rue, à chaque camion qui passe, s’élève, tournoie en l’air et tombe pour, de nouveau, voltiger en rayons gris et noirs.

Malgré la chaleur, il va d’un pas rapide, sous l’empire d’une obsession.


Après s’être jeté dans le bain, où l’eau froide, fouettant son corps le fait frissonner d’un frisson qui le dégrise, il procède à sa toilette qu’il veut soignée jusque dans ses détails les plus infimes.

Un espoir surgit en lui, bien faible, suffisant pour qu’il s’y accroche comme fait le naufragé au moindre bâton flottant : que la rupture n’est pas définitive ; qu’Elle reviendra sur sa décision première.

Tout à l’heure, il va la revoir, s’emparer de son image, le graver en sa prunelle.

Il songe aux mots qu’il va dire. Il les veut caressants, il les veut tendres, il les veut autoritaires, capables de dégager une puissance mystérieuse qui convainc, qui enchaîne, qui subjugue.

Seulement il a peur de ses nerfs qu’une semaine d’orgie a détraqués.

Une inquiétude l’envahit, celle de balbutier, d’être ridicule à cause de l’émotion de sentir au bout de ses phrases se jouer des avenirs contraires.

L’horloge, avec un tic tac monotone, fait avancer ses aiguilles, régulièrement.

Dans son espoir se mêle la peur d’affronter le regard indifférent et lointain qu’elle sait prendre et cette signification de mépris hautain contenu dans la pose de tout son corps.

Regardant l’horloge, il voudrait à la fois, et qu’elle se hâte et qu’elle retarde.

Les minutes s’envolent et retombent dans le néant de ce qui fut.

Et voilà qu’il rit… Il rit d’un petit rire sec comme le bruit d’une branche que le gel fait craquer.

Puis, une dernière fois, comme un général son armée, il fait l’inspection de sa toilette. Tout, du faux col à pointes, de la cravate bleue à pois blancs, jusqu’aux chaussettes de soie, aux souliers vernis, est impeccable.

Un regard dans la glace.

Ses yeux sont un peu gonflés. Ça ne lui sied pas trop mal. La peau du visage est presque rosée, sauf le haut de la lèvre et le menton d’une teinte mauve.

Complaisamment, il s’admire. Il se trouve joli homme.

Le front bien uni, droit et large ; les sourcils fins, courbés en croissants ; des yeux bruns, d’un brun chaud ; le nez aquilin tombant droit. Il s’adresse un sourire qui découvre deux rangées de dents aigües et reluisantes. Un coup de peigne dans ses cheveux souples qu’il renvoie en arrière termine cette opération, toujours importante pour lui, qui s’appelle : La Toilette.

L’apparence extérieure constitue un facteur puissant de succès. Il a dû, jusqu’ici, un peu à son physique agréable, d’avoir réussi dans la vie.

Ce soir il ne veut rien de négligé. C’est son effort suprême pour la reconquérir. Demain Pauline part pour Carleton où elle séjournera un mois, peut-être deux.

S’il allait échouer dans cette dernière tentative ! ! !

Il aime mieux n’y pas songer.


Un peu plus haut que Sherbrooke sur l’une des rues transversales qui gravissent le Mont-Royal, est situé un cottage de brique rouge de forme carrée, avec un escalier de pierre qu’une marquise surplombe.

C’est là que vit Pauline avec son père, le Docteur Dubois et son frère Jacques.

Son père qui approche la soixantaine est un clubman parfait. Veuf depuis quinze ans, il s’est façonné une vie à lui, toute d’extérieur. Riche, de par sa famille, il ne s’est jamais adonné à la médecine, ayant plutôt voué ses énergies à la gérance de son patrimoine et à la transaction d’affaires pas toujours avantageuses.

Il est grand de taille avec quelque chose de sec dans la démarche. Sous une enveloppe rude il cache un cœur excellent. Un peu mou de caractère, il n’a jamais refusé quoi que ce soit à sa fille ni à son fils.

De celui-ci peu à dire. C’est un jeune homme insignifiant, comme notre bonne ville de Montréal en compte hélas ! trop. Toujours vêtu à la dernière mode américaine, il possède une de ces têtes à gifles comme sur les gravures qui servent, dans les tramways à annoncer une marque connue de faux-cols. Il fréquente les salles de thé, les dancing à la mode. C’est à peu près tout ce qu’il sait faire : danser. Avec cette science, et d’être le fils du docteur Dubois, il ira loin.

Quant à Pauline, elle est reine et maîtresse chez elle, agissant à sa guise, et conduisant la maison de même.

Ce soir-là, le docteur était au club, Jacques au théâtre.

Elle était seule chez elle avec la bonne.

Roberge gravit les marches de pierre du perron.

Il se rappelle les avoir foulées plusieurs fois d’un pas allègre.

Un peu nerveux, il presse le bouton de la sonnette.

La bonne le fait entrer dans le vivoir aux meubles lourds, massifs. Il reconnaît tous les coins familiers, le canapé de velours bleu, avec, tout près, une haute lampe à pied surmontée d’un abat-jour violet ; la bibliothèque en noyer noir ; la cheminée de biais, au fond, avec ses pelles et autres accessoires ; le téléphone sur une petite table ; aux murs chaque côté de la bibliothèque deux magnifiques eaux fortes de Notre-Dame de Paris, rapportées d’Europe lors d’un récent voyage ; et au-dessus de la cheminée une photographie de Pauline en toilette de bal, détachant deux épaules rondes, sur un fond de sépia.

Dans tous les coins de cette pièce flottent, épars, les débris d’un beau rêve.

Il pense aux soirées douces qu’il a vécues seul avec elle, dans la lumière discrète que la lampe haute laissait filtrer entre la soie violacée. Il pense aux mots qu’elle a dits, à des intonations qu’elle avait…

…Écartant les draperies, Pauline apparaît, radieuse, ses cheveux d’or rendus plus blonds par la lumière. En l’apercevant, il a senti un quelqu’un d’invisible le frapper à la gorge avec le plat de la main. Il balbutie plutôt qu’il ne prononce :

…Bonsoir… Pauline…
et reste là, sans parler, debout, avec un air humble, effaré.

Elle lui indique un siège pendant qu’elle s’installe dans un fauteuil après avoir arrangé les coussins pour y mieux poser sa tête.

Il la regarde avec des yeux agrandis, cherchant par quelle phrase commencer. Il se sent petit ; il se sent faible contre cette force qu’il pourrait écraser s’il le voulait, mais qui le domine par un je ne sais quoi de troublant qui s’en dégage, paralysant ses facultés cérébrales.

— Pauline, reprend-il, et il s’arrête de nouveau, cherchant la suite de ses idées.

Elle le regarde d’un long regard chargé de pitié.

Ce regard où il croit saisir une marque d’affection le stimule. Il pose, nette, précise, la question qui lui brûle la gorge.

— Pauline, pourquoi avez-vous changé ?

— Je n’ai pas changé, mon pauvre ami. Mes sentiments pour vous sont toujours les mêmes. J’ai beaucoup d’amitié, beaucoup de sympathie. Cela ne vous suffit pas ?

— Non, cela ne me suffit pas. J’exigeais autre chose de vous : votre amour. Vous me l’aviez accordé. Pourquoi me l’avez-vous retiré ?

— Henri, écoutez-moi. Je veux tout vous expliquer, éclaircir notre situation. J’ai cru vous aimer. Je l’ai cru sincèrement. Un jour je me suis aperçu que c’était un autre que j’aimais.

À chacune de ces paroles, une douleur aigüe traverse le cerveau du jeune homme, une tige de fer rougie lui entre dans la tête… Haletant, dur, les yeux mauvais, il demande :

— Et cet autre ?….

Il se penche sur elle pour recevoir la réponse.

Elle regarde dans le vide, les yeux mi-clos ; elle voit un homme aux traits d’acier, un homme qui s’est emparé d’elle, d’elle toute entière, qui la possède toute, sans même qu’il l’ait voulu. Cela parce qu’il le fallait. Oui il fallait que cet homme soit le maître de ses destinées. Elle n’avait eu qu’à le revoir, qu’à l’entendre, qu’à sentir peser sur elle le poids de son regard, pour qu’immédiatement, elle devienne son esclave, que sa vie soit intimement enchaînée à la sienne… pour toujours…

Comme elle ne répond rien, il lui saisit les poignets, et, la figure exsangue, la voix blanche, demande :

— Cet autre ?

— Vous ne le connaissez pas.

Par pudeur pour son secret, elle ment ; elle ne veut pas qu’il sache. Elle éloigne tout ce qui pourrait conduire à le deviner.

Lui, serre les poignets… convulsivement.

— Laissez-moi, vous me faites mal.

Méprisante, elle le toise. Les doigts crispés se desserrent, et les mains fines qu’il tenait, s’échappent de l’étreinte.

D’une voix où percent les sanglots :

— Dites-moi que ce n’est pas vrai ce que vous venez de m’apprendre. Vous m’aimez encore, Pauline. Dites-moi que vous m’aimez encore.

— Mon pauvre Henri, je voudrais bien vous aimer, mais je ne le puis pas… Je serai pour vous une amie, la plus sincère…

— Oui… la phrase classique, toujours la même… « Je serai une sœur ». Vous brisez la vie d’un homme, et quand, à cause de vous, par vous, il n’est plus qu’une chose misérable, pour réparer le mal vous dites : « Je serai une sœur ».

Pauline, depuis cette minute je vous hais. Je vous hais autant que je vous ai aimée… plus s’il est possible. Je n’aurai pas souffert depuis une semaine, inutilement. Vous m’entendez Pauline, je vous déteste… déteste…

…Et pour ne pas éclater en sanglots, il prend congé, brusquement.

Les tempes serrées, la tête bouillante, il regagne sa chambre, à pieds, sans rien voir, sans rien entendre de ce qui se passe autour de lui par les rues illuminées…