Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 12-16).
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II


Une chambre claire de jeune fille ; quelques bibelots sur les meubles beiges… une tanagra de marbre, un porte bijou hindou, etc… des pastels aux murs avec d’autres gravures représentant des toiles célèbres de Fragonard, pour qui elle a une prédilection marquée… Tout cela, légers, délicats et disposés de sorte qu’ils se fondent avec le reste du décor, qu’une lumière bleuie par le passage au travers des verres mats, estompe en douceur.

Nonchalante, les cheveux défaits recouvrant des épaules à demi-nues toutes blanches sous le peignoir sombre, Pauline vient d’exhumer du tiroir aux souvenirs une liasse de lettres qu’elle feuillette religieusement. Il y en a dix en tout variant de quatre à cinq pages d’une écriture serrée.

Elle les relit dans l’ordre chronologique, revivant des années finies. Elle se rappelle des détails, mille détails de toutes sortes, certains qui la font sourire, d’autres qui font plus vague son regard.

Ces lettres, ce sont un chant de passion, un crescendo puissant et qui éclate à la fin par ce cri banal mais sublime : Je t’aime.

Le passé se dresse devant elle, mais embelli, mais poétisé.

Ce passé est mort pourtant. Elle le croyait. Depuis hier, depuis la rencontre, voilà que subitement il s’est remis à vivre, malgré elle, glorieux, irrésistiblement fort. Il balaye tout ce qui n’est pas lui. Impérieux, il la capte, ce passé qui ne lui appartient pas tout entier.

Sur le secrétaire, une photographie lui sourit dans son cadre d’acajou. Et pendant qu’elle le prend entre ses doigts fins, voici que le portrait s’anime. Elle voit devant elle, bien nettement, tel qu’il était hier, tel qu’il est aujourd’hui, l’homme qu’elle a aimé, l’homme qu’elle aime encore.

D’une taille moyenne, nerveux et musclé, il dégage de toute sa personne une impression de force.

De visage, il n’est pas joli. Cependant, il plaît, peut-être moins qu’il n’en impose. Les cheveux coupés en brosse découvrent un front large, bossué, un front comme en possèdent les rebelles ou les dominateurs ; les yeux renfoncés sous l’orbite sont gris, d’un gris d’acier qui transperce ; le nez aquilin aux narines dilatées ; les pommettes des joues saillantes, les lèvres minces et droites, le menton carré, presque brutal. Et tandis que son imagination le ressuscite, et qu’elle le voit là, devant elle, la résolution qu’elle a prise dans un moment de griserie cérébrale, s’affermit.

Le sort en est jeté. Elle écrira à Henri, lui dira tout. Il en souffrira peut-être, il en souffrira certainement.

Après tout, ce sera mieux qu’il en soit ainsi.


De son bureau, rue Saint Jacques, 97 pour être précis, à sa pension rue Saint Denis, il n’y a que quelques minutes de trajet. Joyeux de penser que sous peu sa vie prendra une orientation nouvelle, Henri Roberge se rend chez lui. Au milieu de la foule, qui, à six heures, grouille par les rues, il va, sans y porter attention, superbement isolé dans son bonheur.

Sur la table où chaque jour Mme Beaudry dépose le courrier une lettre traîne à son adresse. À l’écriture il se rend compte que c’est d’Elle et il en éprouve un bonheur immense.

Posément il brise le cachet et palpe le papier comme s’il gardait encore la douceur des mains qui l’ont touchée.

Hélas lui qui regarde la vie sans avoir peur parce que le mirage d’un amour partagé le soutient dans sa course vers la mort ; lui qui trouve un charme aux choses qui n’en ont point ; lui qui est heureux, pleinement heureux et qui l’est parce qu’il aime, ne sera plus tantôt, quand il aura lu cette lettre, qu’une loque humaine abimée dans un fauteuil, souffrant sans réconfort, et cela parce qu’il a aimé, surtout parce qu’il aime encore.

L’écriture, nette d’abord, lui devient indistincte ; les lettres chevauchent les unes par dessus les autres ; les mots courent ; ils dansent une danse endiablée et le narguent, sournois, moqueurs, cruels.

C’est si subit cette nouvelle qu’il ne sait à quoi l’attribuer. Et sa joie, et ses rêves, et son bonheur, tout s’écroule lamentablement.

Devant lui des trous noirs… C’est le Futur. L’avenir lui apparaît… terrifiant.

Est-ce bien vrai qu’il va continuer à vivre des jours sans Elle ?

Il n’y songe pas, ne veut pas y songer.

Puis poussé par un besoin de souffrir encore, un besoin irrésistible, il recommence sa lecture enfiévré par une volupté de douleur.

C’est la lettre, toujours la même dans ses quelques variantes, où l’on apprend que la femme aimée d’amour, deviendra une sœur pour soi ; qu’il est préférable qu’il en soit ainsi, qu’on s’est mépris l’un sur l’autre ; la lettre où passe toute la kyrielle des raisons vraies ou fausses mais faciles à trouver des ruptures définitives.

Instinctivement il s’est levé.

Devant lui, appendue au mur, une glace le reflète.

Il est pâle, avec les traits étirés, les yeux fous.

Tout à coup ses jambes deviennent molles, molles.

Stupide, hébété, il est secoué par un éclat de rire nerveux qui lui bouleverse le visage.

…Et il se jette de travers sur le lit… et il mord ses oreillers… et il sanglote…

Cette effusion qu’il n’a pu contenir et qui le fait rougir maintenant qu’elle est passée, lui est un soulagement. Le trop plein de souffrance qui l’oppressait est déversé.

En bas la cloche sonne pour le souper. Ses oreilles en perçoivent les coups. Et cela l’agace d’avoir entendu sonner cette cloche. Elle lui rappelle, que, malgré lui, qui voudrait s’anéantir, se fondre dans le vide, la vie continue.

Tout près, sous le même toit, des gens attablés ensemble riront ou discuteront des mille et une bagatelles qui composent l’existence sans se douter qu’un homme souffre la torture la pire, celle où l’âme se décompose et s’émiette, lambeau par lambeau.