Pierre R. Bisaillon, engr. (p. 1-11).
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JULES FAUBERT

ROMAN


I


Le regard dur, le front barré d’un pli, Jules Faubert se lève, brusquement. Sur la table, un crayon tente ses doigts nerveux. Il le prend, le brise en deux, et pour achever de se calmer, se tord les mains derrière le dos.

Il regarde devant lui, fixement, une potiche de la cheminée. Les lèvres se serrent ; les paupières se plissent, une expression de haine recouvre sa figure… puis… les traits se détendent, les yeux perdent de leur fixité, les lèvres s’étirent, le regard s’embue ; on dirait qu’il va pleurer. Une contraction de tout le visage et rien ne paraît plus des émotions qui viennent de l’agiter.

Il retourne à sa chaise et rouvre le livre à la page interrompue.

Une phrase, un mot avait suffi à provoquer cette agitation momentanée, un mot qu’il retrouvait souvent dans la bouche de celle qui l’a trompé, sa fiancée d’il y a trois ans. Il a cru la revoir en même temps que vibrait à son oreille le son d’une voix connue.

Mais il a juré de n’y plus penser, de bannir son souvenir. Elle n’a jamais existé pour lui.

Et comme il est fort, comme il a de l’énergie, beaucoup, une tension de la volonté a tout chassé.


Pauline Dubois — c’était son nom — avait aimé Jules Faubert. Lui aussi. Peut-être plus qu’elle. Il avait vingt-neuf ans et pour la première fois, une femme, dans sa vie, passa, qui ne lui fut pas indifférente. Et lorsqu’on aime pour la première fois, à vingt-neuf ans, le cœur encore vierge, c’est avec une violence qui confine à la frénésie. Entier, orgueilleux, il exigeait un amour exclusif, semblable au sien.

Elle le lui avait promis.

Mais, un soir, après avoir écouté, presque bu, pour ainsi dire, les paroles mielleuses d’un jeune homme connu pour ses bonnes fortunes, elle s’était abandonnée à la magie de ses mots et lui avait cédé ses lèvres.

Faubert les surprit. Il ne fit pas de scènes, jugeant que c’était inutile. Il souffrit beaucoup mais intérieurement. Son orgueil se révoltait, cravaché trop soudainement.

Toutefois, d’un ton indifférent, sans que rien dans sa physionomie ne décelât l’état de son âme, il put dire : — « Mademoiselle, je regrette de vous avoir dérangée… excusez-moi. »

Quelques jours durant, il fut abasourdi par le choc, presque malade. Pour faire diversion il se lança dans une entreprise hasardeuse qu’il mena à bonne fin. L’attention qu’il y porta le sauva du désastre.

Pauline, par la suite, essaya de le revoir, de s’expliquer. Ce fut peine perdue. Lorsqu’il la rencontrait dans la rue ou ailleurs, il passait son chemin sans même la saluer. Parfois, il lui arrivait de se souvenir. Vite, son orgueil à la rescousse chassait la vision du passé.

C’était fini, bien fini. Tout ce qui lui était resté de son aventure pourrait se résumer en un mépris presque total des femmes, un dégoût des choses du sentiment.


Sa lecture terminée, Faubert, satisfait de la victoire qu’il vient de remporter, se frotte les mains d’aise.

Pour dégourdir ses jambes ankylosées par une longue immobilité, il arpente les quinze pieds de la pièce qui lui sert de vivoir.

Il fut de mode chez une génération de psychologues d’accorder une grande importance au décor, tâchant de découvrir dans une habitation, le caractère de l’occupant par le choix et l’arrangement des meubles et des bibelots, le sujet des gravures, et ces mille riens qui semblent lui donner une physionomie. Celui qui aurait voulu se livrer à la même étude dans la garçonnière de Jules Faubert, avenue du Parc, y aurait perdu son temps. Son appartement est banal, « tout le monde ».

Et pourtant — la suite de ce récit confirmera nos dires — tel n’est pas le cas de Faubert.

Après s’être promené quelques instants, il regarde à la fenêtre. L’animation de la rue lui donne envie de sortir. Il est près de neuf heures. La chaleur intense du jour — on est en juillet — séjourne entre les murs des bâtisses. Autour des lumières électriques, une nuée de papillons se butent sur les globes, obstinément. L’air est lourd à respirer.

Qu’importe quand on peut laisser la ville en quelques instants et rouler par la campagne sur les routes ombragées que la rivière voisine rend plus fraîches.

Et pendant qu’il file dans son auto, tête nue, laissant l’air accru par la vitesse, se jouer dans ses cheveux, il songe que son lot n’est pas le pire ici-bas, que la vie a des douceurs, et que rien ne vaut la liberté, liberté d’esprit, liberté de cœur.

En arrivant rue Bernard, comme il s’apprête à tourner le coin, il aperçoit une ancienne connaissance, un confrère de classe au collège Sainte-Marie, perdu de vue depuis quelques années.

Henri Roberge et Jules Faubert, formaient autrefois une de ces paires d’amis entre lesquels il n’y a pas de secrets. Leur amitié était de celles qui ne s’éteignent rarement, pour ainsi dire, jamais. L’on est deux, trois, quelques fois dix ans sans se voir. Un jour l’on se rencontre. Le temps n’a rien changé et l’on se retrouve comme si l’on s’était quitté de la veille.

L’auto stoppe. Échange de poignées de mains. Questions banales, invitation à la promenade.

En cours de route, pendant que le moteur halète, régulier, et qu’on entend siler les roues.

— Tu as appris que je me mariais, dit Roberge.

— Non !… C’est sérieux ?

— Puisque je te le dis….

— Avec qui ?

— Pauline Dubois.

— Hein !… Pauline Dubois !…

— Parfaitement. Tu la connais ?

— Non… je crois l’avoir entrevue autrefois, mais il y a longtemps. En autant que je me rappelle… c’est une blonde assez jolie…

— Très jolie et j’en suis fou.

— À quand ton mariage ?

— À l’automne.

— Tu la connais depuis ?…

— Trois mois à peu près. Je mène le mariage comme une affaire. Elle me plaît. Je lui plais, on s’aime, on se marie et tout est dit. Pourquoi éterniser ces visites qui ne nous laissent qu’un désir fou de possession.

— Tu as raison.

L’auto file maintenant dans le bois du Sault près Cartierville. Les arbres qui bordent le chemin huileux dégagent en ce soir des senteurs de verdure. L’obscurité est épandue sur la campagne. La lumière des phares en la trouant fait voir des bosses sur la route.

Devant une hôtellerie à la mode sur le bord de la rivière et dont ils perçoivent le bruit et l’animation, la voiture arrête ; les deux hommes sautent en bas et vont prendre place sur la vérandah. Des couples en toilettes claires dansent ou sont attablés. Le jazz joue un air idiot de musique américaine qui crispe les nerfs. Le choc des verres, le bruit des rires, le murmure confus des voix de tous les timbres y font un accompagnement.

Tout à coup, Faubert qui parcourt la scène du regard a un mouvement brusque de stupéfaction. Il respire fortement comme si l’air lui manquait.

C’est que là-bas, à l’autre extrémité, il vient d’apercevoir quelqu’un qu’il n’aime pas voir. Et ce quelqu’un, c’est une femme ; c’est Pauline Dubois. Oui, Pauline Dubois elle-même avec son frère et une amie.

Il n’ose d’abord en croire ses yeux. Est-ce bien elle ? Pourtant, il n’y a pas à s’y méprendre. C’est bien son front qu’encadrent des cheveux blonds roux comme des feuilles d’automne ; ce sont bien ses yeux noirs qui contrastent avec l’or éteint des cils fournis et longs ; c’est bien son nez légèrement retroussé, mais si légèrement que c’en est un charme ; ses lèvres minces qui relèvent moqueusement aux coins et donnent à sa physionomie quelque chose de hautain et de fier.

Mais alors ? alors… rêve-t-il ? Puisque c’est elle… est-ce bien lui qui est là. Depuis ce soir, elle le poursuit… implacable. Elle… Toujours Elle.

Qu’y a-t-il donc dans ces coïncidences plus que bizarres ?

Dans cet enchaînement de circonstances, y a-t-il un destin complice, acharné, et qui empêcherait l’oubli, ultime soutien d’un orgueil blessé, d’être le plus fort ?

— À quoi penses-tu Faubert ?

— Moi !… à rien. Je regarde les gens.

La musique s’interrompt. Les couples qui foxtrottaient entre les tables, retournent à leurs places.

Pour ne plus la voir et surtout pour n’être pas vu, Faubert change de place, tandis que son compagnon qui vient à son tour de l’apercevoir s’excuse pour la rejoindre.

Après quelques instants de conversation :

— Pauline me permettez-vous de vous présenter un de mes amis de collège… un type épatant… La jeune fille regarde. Elle aperçoit un homme noyé dans la fumée de son cigare et dont elle ne peut découvrir les traits.

… — Mon cher Jules, ma fiancée.

Il se retourne. Pas un muscle de sa figure ne bouge. Rien qui peut déceler le combat qui se livre en lui… cette présence autrefois chère, maintenant détestée, le parfum qu’il connaît bien et qui le grise encore… la triste conviction qu’elle est troublante et jolie à faire tourner les têtes comme un alcool… du regret de l’avoir perdue… une blessure ancienne qui se rouvre… et tout à coup, de penser qu’un autre que lui qui aurait pu l’avoir la possédera… toute ! Ces impressions s’entremêlent, tourbillonnent. Et puis, dominante, une voix intérieure qui crie, exaspérée : Le dédain !… Non, pas même cela : L’indifférence.

La main nerveuse serre le dossier de la chaise, seule manifestation extérieure de son trouble…

Et pendant que ses lèvres s’arrondissent en sourire pour le conventionnel : « Très heureux, mademoiselle ». — la jeune fille pâlit, sent ses jambes se dérober et est obligée de s’appuyer à la table.

— Pauline, qu’avez-vous ?

— Oh rien ! fit-elle en se remettant. La chaleur peut-être… monsieur Faubert, il me semble vous avoir rencontré, je ne pourrais dire où.

Toujours impassible et souriant, il répond :

— Je vous demande pardon, je crois que vous faites erreur. Depuis quelques années, je ne sors pas, sinon pour affaires…

— Alors c’est avant cela que je vous ai rencontré. Vous ne vivez en reclus que depuis trois ans ?

— À peu près.

Maintenant elle est remise. Par une intuition toute féminine, elle comprend que cette indifférence est voulue : qu’elle n’est pas aussi vraie qu’elle en a l’air ; que s’il se montre froid, c’est pour la blesser ; que s’il veut la blesser, c’est qu’il reste quelque chose de l’amour ancien.

D’un ton posé, elle questionne :

— Vous êtes en deuil depuis ce temps ?

— Oui.

— Ce doit être d’une personne bien chère, pour avoir eu tant d’effet sur votre vie.

Croyant avoir frappé juste, elle le regarde droit dans les yeux.

C’est une joute entre eux.

Elle en goûte l’âpreté, peut-être aussi une certaine saveur amère. Elle voudrait en fouillant le passé y remuer un peu d’émotion.

Mais lui, toujours impassible, avec un ton d’indolence qui confine au j’m’enfoutisme :

— Rassurez-vous, ce n’est pas grand’chose que j’ai perdu, seulement quelques illusions. Et j’en suis bien aise. Je me suis ouvert les yeux, et j’ai vu qu’autour de moi, dans le monde, surtout celui qu’on écrit avec un grand M, tout n’est qu’hypocrisie et mensonge. Et je l’ai fui…

— Tu n’es pas tendre pour la société, fait remarquer Roberge.

— Ce n’est pas tant la société que je déteste qu’une partie : l’élément femme.

— Pourtant il y en a bien qui valent un peu d’attention, qui ne sont pas qu’hypocrisie et mensonge. N’est-ce pas Pauline ?

Elle rougit et ne répond rien.

Lui s’incline, et galamment :

— Mademoiselle elle est une exception. Il y en a mais elles prouvent la règle.

Cette fois elle a envie de le gifler. Tant de froideur l’agace. Malgré tout, elle est piquée au jeu. Où veut-elle en venir ? Elle l’ignore.

Elle n’avait pas oublié Jules. L’absence, et aussi cette sensation d’irréparable que son obstination à ne plus la voir lui causait, avait bien atténué, un peu, la force de son amour : il n’était pas complètement disparu.

Arriverait un jour où il se réveillerait peut-être plus violent, comme ces petits feux qui courent sous la mousse, qu’on croit éteints, et qui, au moindre vent, peuvent embraser des forêts.

Elle avait redouté et souhaité en même temps de le revoir.

La rencontre inopinée qu’elle vient de faire, la supériorité de l’autre, dans son attitude correcte, sa maîtrise de lui-même, le contrôle qu’il a sur tous ses nerfs la troublent étrangement.

Depuis tantôt, rapidement, en son cerveau de femme, passent une série d’interrogations. L’aime-t-elle encore, et suffisamment, avec assez de puissance pour lutter jusqu’à briser sa froideur et amener sur ses lèvres au lieu de ce plissement de dédain, un frémissement de ferveur ?

Perplexe, elle ne trouve pas de réponse.

Elle regarde, chacun son tour, le fiancé d’autrefois et celui d’aujourd’hui.

Le premier est moins joli, mais quelle énergie dans ses traits irréguliers, quelle vie secrète concentrée dans ce regard gris fer.

Et tout à coup, spontanément, sans motifs aucuns qu’elle puisse analyser, une résolution s’implante :

Elle rompra.

Ensuite ? Eh bien ! ensuite ! Advienne que pourra ! Elle ne peut plus penser.

Quand il faut prendre congé après des instants qui paraissent des heures, tant la situation réciproque est fausse, elle lance, en guise d’adieu cette phrase, que la voix et les yeux soulignent dans un sens de volonté bien définie de réalisation :

M. Faubert, j’aurai le plaisir de vous revoir, j’espère.

— Mademoiselle, le hasard tout puissant vous en fournira peut-être l’occasion, répond-il avec une ironie que seule elle peut comprendre… qui la blesse… mais d’une blessure douce puisqu’elle vient de lui.