Éditions de la Toison d’or (p. 92-95).


NOUS VIVONS DE CHARITÉ


C’était en 1870. Mon père s’était laissé monter la tête par un déserteur allemand, qui lui avait fait accroire que, tous les hommes étant à la guerre ou ayant été tués, l’Allemagne manquait de bras. Quand il s’agissait de voyager, mon père perdait tout discernement. Il nous annonça donc qu’il allait partir pour l’Allemagne, où certainement il trouverait vite du travail bien rémunéré, et qu’il nous ferait venir : il s’était engagé dans un cirque allemand pour faire le voyage gratis. Il avait ses hardes dans un sac et, les larmes aux yeux, nous quitta.

Nous étions tous plus morts que vifs de cette fugue que rien ne justifiait, car mon père avait du travail, et il était à peine parti que le déserteur allemand occupa sa place. Mon père nous abandonnait en plein hiver, laissant ma mère avec neuf enfants, sans ressources aucunes.

Ma mère s’en fut trouver le curé, qui bientôt intéressa plusieurs dames à notre sort ; elles furent tout de suite d’accord pour me mettre, jusqu’à ma majorité, dans un établissement de bienfaisance. Notre ahurissement fut intense. Ma mère s’étant rendue à cet établissement pour les arrangements à prendre, et ayant vu des petites filles qu’on y élevait, vint nous dire que ces enfants avaient l’air si matées et s’inclinaient si profondément devant la supérieure, et ceci… et cela… Bref, l’idée seule de savoir sa petite Keetje aussi aplatie lui serrait la gorge, et, quand elle dut signer un acte par lequel elle renonçait à tout droit sur moi, elle refusa. Zut ! elle aimait mieux que j’eusse faim avec elle : en somme, nous en avions vu bien d’autres !

Ce nous fut un grand soulagement de nous être décidés à crever de faim ensemble.

Nous fîmes, à cette époque, la connaissance de tous les établissements de charité d’Amsterdam. Un d’eux nous donnait trois pains noirs par semaine ; un autre, tous les quinze jours, un florin en pièces d’un cent : il y avait bien pour cinq cents de mauvaise monnaie, mais enfin ! sans cette charité par miettes, nous serions morts de faim et de froid. Ce n’est pas qu’elle ne comptât quelque peu sur le rétrécissement que produit la faim. Ainsi quand on donnait une chemise pour un enfant, elle était si étroite qu’elle le gainait comme une seconde peau : on pouvait compter ses côtes à travers, et malgré le froid, il y étouffait. Ou, si on n’avait pas votre pointure pour des sabots, on vous en passait de plus petits.

Nous recevions aussi des cartes pour des briquettes de tourbe : Hein et moi, nous allions les chercher à l’autre extrémité d’Amsterdam, sur un traîneau auquel lui était attelé, et que, moi, je poussais, nous frayant un chemin à travers la neige qui nous montait aux mollets. On nous donnait des bons de soupe aux pois, dont parfois nous vendions quelques-uns afin d’acheter du savon et du sel de soude pour pouvoir faire une lessive.

À sept heures du matin, nous allions sur les grands canaux faire queue à la porte des « maisons riches ». Les larbins manifestaient tout leur dégoût lorsque nous étions sales, disant qu’il y avait cependant assez d’eau dans les canaux pour nous laver, si nous l’avions voulu ; et on nous distribuait encore des bons pour des pois, des fèves et de l’orge.

Nous étions livrés à une charité étroitement méthodique, et qui nous classait à jamais parmi les vagabonds et les « outcast ».

Mon père ne donna pas signe de vie pendant les six mois que dura son escapade. Un dimanche matin, il ouvrit la porte et rentra, le sac au dos. Hein s’élança vers lui avec un grand cri de joie :

— Oh ! père !

L’attitude de ma mère disait : « Vous venez nous ôter le pain de la bouche. »

On sut en effet bientôt que mon père était revenu, et on ne nous donna plus rien. Ma mère avait un mari jeune et vigoureux, n’est-ce pas ? très capable de travailler pour les neuf enfants qu’il avait envoyés dans le monde.