Éditions de la Toison d’or (p. 76-80).


TOUPIE ET CERF-VOLANT


— Moi, disait Dirk, je voudrais une toupie grande comme la bouilloire, et qui ferait, en tournant le bruit de mille abeilles.

En effet, quand, sur le quai, Dirk jouait à la toupie, il s’agenouillait et, appuyé sur les deux mains, la tête penchée au-dessus d’elle, il l’écoutait ronfler. Sa figure était radieuse : ses yeux bleus devenaient noirs ; ses lèvres s’humectaient ; tout son être se tendait dans une attention passionnée. Aussi, quand sa toupie était tombée dans le canal, ma mère lui refusait-elle rarement un « cent » pour en acheter une autre. C’était alors un nouvel amour : il la badigeonnait orange avec rayures bleues et vertes, et lui trouvait des qualités que n’avait pas l’ancienne. Sa passion durait jusqu’à la catastrophe prochaine, qu’il accourait, affolé et hors d’haleine, nous annoncer en bégayant.

Kees désirait un cerf-volant acheté au bazar.

— Car ceux que je fais moi-même, disait-il, ne veulent jamais monter : les queues sont trop lourdes. J’aime qu’il souffle dedans et que cela fasse : Houhouououououou… ! Alors c’est comme un moulin à vent qui tourne ; puis, quand il monte bien, il vous tire, et on a la sensation qu’il va vous enlever. J’ai souvent souhaité être queue de cerf-volant, pour me sentir balancé là-haut dans les airs.

Le dimanche, très tôt, Kees allait au coin de notre canal, à l’échoppe du commissionnaire Barend. Quand il faisait beau et qu’il y avait de la brise, Barend, dès le grand matin, dévidait lentement la corde de son cerf-volant, du bâton auquel elle était enroulée. En manches de chemise propres, le pantalon tiré très haut sur bretelles, la casquette noire garnie de deux petites floches sur le devant, les oreilles percées de menus anneaux d’or, le brûle-gueule en terre de Gouda à la bouche, il avait son air du dimanche : de vieille haridelle étrillée.

Kees tenait le cerf-volant des deux mains, aussi haut qu’il pouvait.

Barend faisait un temps de course, puis criait :

— Lâchez !

Et, après plusieurs essais, le cerf-volant montait en tanguant.

Quand il était à une certaine hauteur, Barend passait le peloton de corde à Kees, et d’un saut s’asseyait sur la toiture en zinc de l’échoppe. Kees alors lui rendait la boule qu’il avait dû tenir de toutes ses forces, grimpait à côté de lui, et la déroulant méthodiquement, tous deux suivaient le joujou aérien dans son ascension.

Toute la matinée, l’homme et l’enfant restaient là, la tête levée, à observer gravement les évolutions du cerf-volant qui montait, montait, en balançant élégamment sa longue queue. Quand il avait disparu très haut, ils se regardaient émotionnés, et la satisfaction brillait dans leurs yeux.

De temps en temps, Barend demandait à Kees de rallumer sa pipe en terre, ou il lui faisait tenir le bâton, dévidé maintenant, et il rajustait sa chique, après avoir lancé un long jet de salive brune. Puis l’un et l’autre se taisaient, tout à leur contemplation.

Quelques minutes avant midi, la femme de Barend poussait un cri pour l’avertir que le dîner allait être prêt, et l’homme commençait à enrouler soigneusement la ficelle sur le bâton.

— Keesje, si le vent ne tombe pas, il fera encore bon cet après-midi pour une nouvelle montée. Maintenant je vais manger.

Un jour il ajouta :

— Le dimanche, nous mangeons bien : du hachis. Et toi, que manges-tu le dimanche ?

Kees réfléchit un instant, et ne se rappelant d’autre viande que les langues de cheval que mon père achetait pour quelques « cents » à côté de l’écurie de son patron, il répondit hardiment :

— Le dimanche, chez nous, il y a de la langue de cheval bouillie, avec des pommes de terre.

Barend le regarda du coin de l’œil.

— Dis donc, morveux, fous-toi de ton aïeule, mais pas de moi !

Kees, tout déconfit, le considéra sans répondre. Barend partit vexé, en disant cependant :

— Allons, à tantôt.

Le petit rentra chez nous, où il n’y avait trop souvent rien à se mettre sous la dent, ou tout au plus du pain et du mauvais café, et nous conta la méchante boutade de son ami.

— Comment, bêta, tu lui as dit que nous mangeons de la langue de cheval ? mais on va crier après nous !

L’enfant ignorait qu’on se cachait de manger de la viande de cheval.

L’après-midi, Barend et Kees se replaçaient sur l’échoppe, et jusqu’au soir, la tête levée et le regard tendu, ils suivaient le cerf-volant dans sa randonnée aérienne.