Éditions de la Toison d’or (p. 81-86).


UNE EXPULSION


C’était en plein hiver. Depuis quatre semaines, nous n’avions pu payer notre loyer. Nous allions être expulsés de l’unique chambre que nous occupions, moyennant un florin par semaine, dans une impasse immonde d’Amsterdam. Ma mère sortit pour aller chez l’huissier, afin de l’amadouer ; mais, arrivée à l’extrémité de l’impasse, elle revint précipitamment, en frôlant les deux murs de sa crinoline.

— Ils sont là ! ils sont là ! haletait-elle !

En effet, trois hommes arrivèrent : un huissier et deux aides. Ils commencèrent à déposer nos frusques dans l’impasse. Mon père, qu’on avait prévenu, accourut ; il obtint de pouvoir, par une fenêtre, évacuer le tout dans une cour voisine. Sur l’impasse, donnait la porte de derrière d’une maison du Nieuwendyk : on l’ouvrit, et on nous permit de déposer dans un couloir quelques objets et les enfants.

La chambre vidée, l’huissier la ferma. Nous étions sans demeure en plein hiver, avec neuf enfants, dont un à la mamelle, et cela pour une dette de quatre florins.

Quand le berceau fut dans le couloir avec tout ce qu’on pouvait y remiser, ma mère me dit de garder les petits, qu’elle irait chercher un gîte pour la nuit. J’ai perdu le souvenir de ce que fit mon père. Ma mère resta très longtemps absente. Il commençait à faire noir dans ce couloir, où on nous laissait sans lumière, par crainte d’incendie. Quelques-uns des enfants pleuraient de faim et de froid ; d’autres s’endormirent dans des coins, sur le carreau. Moi, je berçais le bébé dans mes bras, mourant de frayeur et d’inquiétude. Je sanglotais ; de temps en temps, j’appelais à haute voix ma mère, puis n’osais plus bouger de peur des revenants, dont elle nous avait conté les exploits. Enfin elle arriva : tous les enfants se mirent à crier à la fois. Aidée par une des servantes de la maison, ma mère nous emmitoufla le mieux qu’elle put. Mon frère Hein dormait si profondément qu’on ne parvint pas à le réveiller. Que faire ? on ne pouvait pas le porter. Nous le mîmes dans le berceau, où il dormit toute la nuit. S’il s’était réveillé, il serait mort de peur de se trouver seul, enfermé dans ce couloir ; mais il ne se réveilla pas.

Ma mère nous conduisit à un logement pour pêcheurs. Dans une grande chambre à cinq lits, trois nous étaient réservés : un lit pour père et mère avec le bébé, le deuxième pour les quatre garçons, et le dernier pour les quatre filles.

Ma mère descendit un instant. Pendant son absence, entra un homme qui devait occuper un des autres lits. Il me sembla vieux ; je devinais quelqu’un pas de notre monde : quoique en guenilles, il avait l’air d’un monsieur. Il s’arrêta interdit, nous regarda tous, puis vint à moi, me mit la main sur les cheveux, les caressa, me renversa la tête, et me regardant minutieusement :

— Hé ! hé ! dans quelques années ! dans quelques années !

Je ne m’étais pas trompée : c’était un monsieur. Il prononçait les mots tels qu’ils étaient écrits dans les livres que j’avais lus : j’avais remarqué que les gens riches parlent comme dans les livres.

— Quel âge as-tu ?

— Douze ans.

— As-tu un pantalon ?

— Non.

— Alors lève ta robe, et montre-moi tes jambes.

Je n’étais plus assez petite pour ne pas sentir un danger : j’appelai ma mère, qui me cria du bas de l’escalier de ne pas faire tant de bruit, que nous n’étions pas chez nous. L’homme ne se déconcerta point. Il dit à ma mère, quand elle rentra :

— Madame, vous avez de beaux enfants, et cette fillette, dans quelques années, sera très jolie.

— Oui, mes enfants sont très jolis, fit-elle avec orgueil. Nous sommes venus de la campagne ; notre appartement n’est pas prêt : voilà pourquoi nous logeons ici.

L’homme alla se mettre au lit. S’il était sorti, j’aurais raconté la chose à ma mère, mais maintenant je n’osais pas.

Nous couchâmes les enfants. Arriva un pêcheur pour le dernier lit. Il nous regarda ahuri, puis bougonna :

— Ça va être gai avec cette marmaille !

Heureusement un paravent nous isolait quelque peu. Je me couchai. Ah ! par exemple ! jamais je ne m’étais trouvée dans pareil lit : on enfonçait là-dedans. Il y avait des taies et des draps à petits carreaux rouges et blancs très propres, et, au milieu, un creux exquis dans lequel je roulai. C’était du vrai capoque pour le moins, et pas de la balle d’avoine réduite en poussière, comme chez nous. Tous les enfants étaient si agréablement surpris, qu’un moment ce furent des rires trillés et des pépiements, comme dans une volière en ébat. Le pêcheur jura. Ma mère nous fit taire, en mettant ses deux mains sur sa bouche. Puis entrèrent mon père et ma sœur aînée : ils se mirent au lit et exprimèrent leur satisfaction d’être aussi bien couchés.

De temps à autre, un des enfants devait faire pipi, ou le bébé criait. Alors le pêcheur grognait et jurait. À la fin, mon père, furieux, se leva et, en pans volants, au milieu de la chambre, l’invita à se mesurer avec lui ; mais l’homme ne bougea pas. Le vieux monsieur disait :

— Allons, camarade, couchez-vous ; du calme : vous avez de beaux enfants.

— Oui, j’ai de beaux enfants. Voulez-vous les nourrir ? C’est une calamité ! Mais qu’y faire ? il faut bien les prendre quand ils viennent.

— Ah ! cette candeur ! Allons, camarade, couchez-vous.

Et nous nous endormîmes tous.

Le lendemain, à notre réveil, les hommes étaient partis.

Ma mère nous conduisit dans une chambre qu’elle avait louée la veille ; elle mit ses petits par terre, me recommanda d’en avoir soin, et sortit chercher nos meubles. Nous fîmes un tel vacarme qu’à son retour, tous les locataires étaient en révolte, parce qu’on avait accepté dans la maison un ménage avec tant d’enfants.

Le fait est que ma mère avait, comme toujours, menti sur le nombre.